L’équipe de CNN affirme que l’orientation pro-israélienne de la chaîne s’apparente à une ‘faute professionnelle journalistique’

Les initiés disent que les pressions exercées par la hiérarchie se traduisent par des régurgitations crédules des déclarations israéliennes et la mise sous silence des points de vue des Palestiniens.

CNN fait face à une réaction négative de son propre personnel à propos de la politique éditoriale dont ils disent qu’elle a conduit à une régurgitation de la propagande israélienne et à la censure des points de vue palestiniens dans la couverture par la chaîne de la guerre à Gaza.

Les journalistes des salles de rédaction de CNN aux États-Unis et à l’étranger disent que des émissions ont été faussées par des décrets de la direction et un processus d’approbation du récit qui a abouti à la couverture grandement partiale du massacre du Hamas du 7 octobre et de l’attaque en représailles d’Israël sur Gaza.

« La majorité des nouvelles depuis le début de la guerre, quelle que soit l‘exactitude de la déclaration initiale, ont été faussées par une partialité institutionnelle de la chaîne envers Israël », a dit un membre de CNN. « Finalement, la couverture de la guerre Israël-Gaza par CNN s’apparente à une faute professionnelle journalistique. »

D’après les rapports de six membres de CNN dans de multiples salles de rédaction et plus d’une douzaine de mémos et de mails internes obtenus par le Guardian, les décisions prises quotidiennement pour l’information sont façonnées par un flot de directives émanant du quartier général de CNN à Atlanta qui a établi des lignes directrices strictes concernant sa couverture.

Elles comprennent des restrictions strictes si l’on veut citer le Hamas et parler d’autres points de vue palestiniens, alors que les déclarations du gouvernement israélien sont prises pour argent comptant. En plus, chaque histoire sur le conflit doit être approuvée par le bureau de Jérusalem avant d’être diffusée ou publiée.

Les journalistes de CNN disent que le ton du traitement est donné au sommet par son nouveau rédacteur en chef et PDG, Mark Thompson, qui a pris son poste deux jours après l’attaque du 7 octobre par le Hamas. Certains membres du personnel sont inquiets devant la volonté de Thompson de résister à des tentatives extérieures pour influencer la couverture étant donné que, dans un rôle précédent en tant que directeur général de la BBC, il a été accusé d’avoir cédé de nombreuses fois à la pression du gouvernement, y compris une demande de retrait de l’une des plus éminents correspondants de la corporation de son poste à Jérusalem en 2005.

Les initiés de CNN disent que cela a abouti, particulièrement au cours des premières semaines de la guerre, à une plus grande attention à la souffrance des Israéliens et au récit israélien sur la guerre en tant que chasse contre le Hamas et ses tunnels, et une attention insuffisante à l’ampleur des morts de civils palestiniens et de la destruction à Gaza.

Un journaliste a parlé d’un « schisme » dans la chaîne à propos de la couverture dont ils disaient qu’elle leur rappelait parfois l’excitation des foules d’après le 11 septembre.

« Il y a quantité de conflits internes et de dissension. Certains pensent à partir », ont-ils dit.

« Ils sont nombreux à avoir poussé à être informés et pouvoir diffuser plus de contenu venant de Gaza. Le temps que ces rapports passent par Jérusalem et parviennent à la télévision ou sur la page d’accueil, des modifications importantes – de l’introduction d’un langage imprécis à une ignorance d’histoires essentielles – assurent que presque chaque rapport, aussi accablant soit-il, libère Israël de tout méfait. »

Le personnel de CNN dit que certains journalistes qui ont l’expérience du reportage sur le conflit et la région ont évité d’être envoyés en Israël parce qu’ils ne pensent pas qu’ils auront la liberté de tout raconter. D’autres supposent qu’ils sont tenus à l’écart par les rédacteurs en chef.

Il est clair que certains qui n’ont rien à y voir couvrent la guerre et d’autres qui sont au fait ne le font pas », a dit un initié.

Des décrets venus d’en haut

A la première réunion éditoriale de Thompson, deux jours après l’attaque du 7 octobre par le Hamas, le nouveau chef de la chaîne a décrit la couverture par CNN de cette histoire à évolution rapide comme « fondamentalement excellente ».

Thompson a dit ensuite qu’il voulait que les téléspectateurs comprennent ce qu’est le Hamas, ce qu’il représente et ce à quoi il essayait de parvenir avec cette attaque. Certains de ceux qui écoutaient ont pensé que c’était un objectif journalistique louable. Mais ils ont dit que, le temps venu, il devenait clair qu’il avait des attentes plus spécifiques sur la façon dont les journalistes devraient couvrir ce groupe.

Fin octobre, alors que le taux de mortalité des Palestiniens dû aux bombardements israéliens montait en flèche, avec plus de 2.700 enfants tués d’après le ministère de la Santé de Gaza, et alors qu’Israël se préparait à son invasion terrestre, une série de lignes directrices a atterri dans les boîtes de réception du personnel de CNN.

Une note en haut d’un mémo de deux pages soulignait une instruction « de la part de Mark » qu’il fallait être attentif à un paragraphe particulier sur « l’orientation de la couverture ». Ce paragraphe disait que, tandis que CNN parlerait des conséquences humaines de l’agression israélienne et du contexte historique de l’événement, « nous devons toujours continuer de rappeler à nos téléspectateurs la cause immédiate de ce conflit actuel, c’est-à-dire l’attaque et l’assassinat et le kidnapping de civils par le Hamas ». (En italiques dans l’original.)

Les membres du personnel de CNN ont dit que le mémo consolidait un cadre pour les histoires dans lesquelles le massacre par le Hamas a servi à justifier implicitement les actions israéliennes, et qu’un autre contexte ou une autre histoire a été souvent jugée malvenue ou marginalisée.

« Comment les rédacteurs vont-ils lire cela autrement que comme une instruction disant que, quoi que fassent les Israéliens, c’est le Hamas qui est finalement responsable ? Toute action d’Israël – larguer massivement des bombes qui effacent des rues entières, anéantissent des familles entières – le reportage finit par être maquillé pour créer un récit disant ‘ils l’ont bien cherché’, a dit un rédacteur.

Le même mémo a dit qu’à toute référence aux chiffres des victimes donnés par le ministère de la Santé de Gaza, on doit ajouter que c’est « sous le contrôle du Hamas », impliquant que les rapports sur la mort de milliers d’enfants n’étaient pas fiables même alors que l’Organisation Mondiale de la Santé et d’autres organisations internationales ont dit qu’ils étaient largement exacts. Le personnel de CNN a dit que ce décret avait été établi par Thompson à une réunion éditoriale antérieure.

Une surveillance plus large de la couverture depuis le quartier général de CNN à Atlanta est dirigée par « la Triade » de trois départements de CNN : normes et pratiques de l’information, service juridique et vérification des faits.

David Lindsay, directeur principal des normes et pratiques de l’information, a émis début novembre une directive interdisant effectivement la reprise de la plupart des déclarations du Hamas, les traitant de « rhétorique inflammatoire et de propagande ».

« La majorité de ces propos ont déjà été prononcés maintes fois et ne méritent pas d’être publiés. Nous devrions faire attention à ne pas leur donner un tremplin », a-t-il écrit.

Lindsay a dit que, si une déclaration était jugée digne d’être éditée, « nous pouvons l’utiliser à condition de l’accompagner d’un plus large contexte, de préférence un récit regroupé ou numérique. Évitons d’en faire un extrait ou une citation isolée. »

A l’inverse, un rédacteur de CNN a fait remarquer que la chaîne diffusait régulièrement une rhétorique et une propagande inflammatoires de la part de responsables israéliens et de soutiens américains, souvent sans contestation lors des interviews.

Ils ont fait remarquer que d’autres chaînes avaient mené des interviews avec des dirigeants du Hamas, alors que CNN ne l’a pas fait, dont une dans laquelle le porte-parole du groupe, Ghazi Hamad, a coupé court aux questions de la BBC lorsqu’il a été interpellé sur le meurtre de civils israéliens. Un rédacteur a dit que les correspondants partageaient l’idée qu’il est « extrêmement difficile d’obtenir une interview avec le Hamas au-delà de la Triade ».

Les sources de CNN ont reconnu qu’il n’y avait pas eu d’interviews avec le Hamas depuis l’attaque du 7 octobre, mais a dit que la chaîne ne mettait pas d’interdit sur ce genre d’interviews.

Mais les bureaux de presse et les reporters de CNN ont reçu l’ordre de ne pas utiliser de vidéo enregistrée par le Hamas « dans aucune circonstance, à moins qu’elle n’ait été autorisée par la Triade et la direction de la rédaction ».

Cette position a été réitérée le 23 octobre dans une autre instruction disant que les rapports ne doivent pas montrer les enregistrements du Hamas sur la libération de deux otages israéliens, Nurit Cooper et Yocheved Lifshitz. Deux jours plus tard, Lindsay a envoyé une instruction supplémentaire disant que la vidéo de Lifshitz âgée de 85 ans serrant les mains de l’un de ses ravisseurs « ne pouvait être utilisée que si on parlait spécifiquement de sa décision de serrer les mains de son ravisseur ».

En plus des décrets venus d’Atlanta, CNN a une politique de longue date comme quoi toute copie sur la situation en Israël-Palestine doit être approuvée par le bureau de Jérusalem avant diffusion ou publication. En juillet, la chaîne a créé un processus qu’elle a appelé « SecondEyes » [deuxièmes regards] pour accélérer ces approbations.

Le chef du bureau de Jérusalem, Richard Greene, a dit au personnel, dans un mémo annonçant SecondEyes – d’abord annoncé par the Intercept [magazine en ligne] – que, parce que la couverture du conflit israélo-palestinien est soumise à un examen minutieux de la part des partisans des deux côtés, cette mesure a été créée en tant que « filet de sécurité pour que nous n’utilisions pas un langage ou des mots imprécis qui pourraient sembler impartiaux mais qui peuvent avoir une signification codée ici. »

Les rédacteurs de CNN ont dit qu’il n’y avait rien d’intrinsèquement mauvais dans cette exigence étant donnée l’énorme sensibilité relative à la couverture d’Israël et de la Palestine, et la nature agressive des autorités israéliennes et des associations pro-israéliennes bien organisées dans leur recherche pour influencer cette couverture. Mais certains ont l’impression qu’une mesure originellement prise pour maintenir des normes était devenue un outil d’autocensure pour éviter la controverse.

Un résultat de SecondEyes, c’est que les déclarations officielles israéliennes sont souvent rapidement apurées et passent à l’antenne sur le principe qu’elles sont d’emblée dignes de confiance, vraisemblablement approuvée pour diffusion, tandis que les déclarations et les revendications des Palestiniens, et pas seulement du Hamas, sont retardées ou jamais rapportées.

Un rédacteur de CNN a dit que les décrets de SecondEyes semblaient souvent chercher à éviter les critiques des associations pro-israéliennes. Il a donné l’exemple de l’intervention de Greene pour changer un titre, « Israël n’est en aucune façon près de détruire le Hamas » – perspective largement reprise dans la presse étrangère et israélienne. Il a été remplacé par un titre qui a détourné l’attention de la question de savoir si Israël pouvait arriver à sa justification déclarée pour tuer des milliers de civils palestiniens : « Trois mois plus tard, Israël est entré dans une nouvelle phase de la guerre. Est-il encore en train d’essayer de détruire le Hamas ? »

Certains membres de CNN craignent que le résultat soit un réseau agissant comme un censeur de substitution pour le compte du gouvernement israélien.

« Le système aboutit à ce que des individus choisis rédigent leurs articles avec un biais institutionnalisé pro-Israël, en recourant souvent au passif pour dégager la responsabilité (des forces de défense d’Israël) et minorer le nombre de morts palestiniens et d’attaques israéliennes » a dit un des journalistes du réseau.

Les membres de CNN qui ont parlé au Guardian ont été prompts à louer les reportages rigoureux et percutants des correspondants sur le terrain. Ils ont dit que ces reportages sont souvent mis en avant sur CNN International et vus en dehors des États-Unis. Mais sur la chaîne CNN disponible aux États Unis, ils sont souvent moins visibles et parfois marginalisés par des heures d’interviews avec des représentants israéliens et des soutiens à la guerre sur Gaza auxquels toute latitude a été donnée pour faire valoir leurs points de vue, souvent incontestés et parfois soutenus par les commentaires des présentateurs. À côté, les voix et points de vue palestiniens ont été beaucoup moins fréquemment entendus et plus sérieusement contestés.

Un membre de CNN a souligné la présence de Rami Igra, un ancien représentant sénior des services de renseignements israéliens, dans l’émission d’Anderson Cooper, où il a prétendu que la totalité de la population de Gaza pouvait être considérée comme combattante.

« La population non-combattante de la bande de Gaza, c’et vraiment un terme qui n’existe pas, parce que tous les Gazaouis ont voté pour le Hamas et, comme nous l’avons vu le 7 octobre, la plus grande partie de la population de Gaza est du Hamas » a-t-il dit.

« Nous les traitons néanmoins en non-combattants, nous les traitons comme des civils ordinaires, et ils sont épargnés par les combats ».

Cooper ne l’a contredit sur aucun des deux points. Au moment de la diffusion de l’interview le 19 novembre, 13 000 personnes de plus avaient été tuées à Gaza, des civils pour la plupart.

Un autre employé de CNN a choisi l’émission du présentateur Jake Tapper comme exemple d’un présentateur s’identifiant trop étroitement à un côté tandis que l’autre ne bénéficie que d’un coup d’œil. Dans une partie de l’émission, Tapper a admis la mort et la souffrance de Palestiniens innocents à Gaza mais il s’est montré défenseur de l’ampleur de l’attaque israélienne à Gaza.

« Qu’a pensé exactement le Hamas de la réponse qu’apporterait l’armée israélienne à cela ? » a-t-il dit , en se référant à l’attaque du 7 octobre.

Un porte-parole de CNN a dit : « Nous rejetons absolument l’idée que nos journalistes traitent les responsables israéliens différemment d’autres responsables.

Une autre présentatrice, Sara Sidner, a attiré des critiques pour son reportage qui a déclenché une panique à partir d’allégations israéliennes non vérifiées selon lesquelles le Hamas avait décapité des dizaines de bébés le 7 octobre.

« Nous avons des informations très perturbantes en provenance d’Israël » a-t-elle annoncé  quatre jours après l’attaque.

« Le porte-parole du premier ministre israélien vient de confirmer que des bébés et des nouveau-nés ont été trouvés décapités à Kfar Aza au sud d’Israël après l’attaque du kibboutz par le Hamas pendant le week-end. Cela a été confirmé par le bureau du premier ministre ».

Sidner a dit que cette déclaration « était au-delà de l’épouvante ».

« Pour les familles qui écoutent, pour le peuple d’Israël, pour quiconque est parent, qui aime les enfants, je ne sais pas comment ils peuvent en sortir indemnes » a-t-elle dit.

Sidner a alors déclaré à une reporter de CNN à Jérusalem, Hadas Gold, que la décapitation de bébés mettait Israël dans l’impossibilité de faire la paix avec le Hamas.

Gold a répondu : « Comment serait-ce possible lorsqu’il s’agit de gens qui ont pu perpétrer de telles horreurs sur des enfants, des bébés, des nourrissons ? »

Gold, qui faisait partie de l’équipe du SegondOeil d’approbation des récits, répéta que le reportage avait été confirmé par le bureau de Netanyahou et elle a tracé un parallèle avec l’holocauste. Elle a répondu au Hamas qui déclarait incroyable qu’il ait décapité des bébés, « quand nous avons littéralement des vidéos de ces types, de ces combattants, de ces terroristes faisant exactement ce qu’ils disent ne pas faire à des civils et à des enfants ».

Sauf que, comme l’a fait remarquer un journaliste de CNN, le réseau n’avait pas de vidéo de ce genre, pas plus que qui ce soit, apparemment. 

« Le problème était qu’encore une fois la version des événements du gouvernement israélien a été présentée de façon émotionnelle et très peu vérifiée par une personne qui est supposée être une présentatrice neutre de l’actualité », ont-ils dit.

Au moment de l’émission de Sidner, il y avait déjà de bonnes raisons pour que CNN prenne ces déclarations avec précaution.

Des journalistes israéliens qui ont visité Kfar Aza la veille ont dit qu’ils n’avaient pas vu de preuve d’un tel crime et que des représentants de l’armée qui étaient présents n’en avaient pas fait mention. Tim Langmaid, le vice-président et rédacteur en chef de CNN à Atlanta a, au contraire, envoyé une instruction selon laquelle la déclaration du président Biden disant avoir vu des images de la prétendue atrocité « soutenait ce que disait le gouvernement israélien ».

Même alors que le questionnement s’intensifiait, Langmaid a envoyé une note disant : « il est important de couvrir les atrocités des attaques et de la guerre du Hamas à mesure que nous apprenons leur existence ».

Des connaisseurs de CNN ont dit que les rédacteurs senior auraient dû traiter cette histoire avec précaution dès le début parce que l’armée israélienne avait une réputation de déclarations fausses ou exagérées qui s’effondraient par la suite.

D’autres réseaux, tel Sky News, ont été largement plus sceptiques  dans leurs reportages et ont exposé la faiblesse de l’origine du récit qui avait commencé par ce qu’a dit une reporter d’une chaîne d’information israélienne, à savoir que des soldats lui avaient dit que 40 enfants avaient été tués dans le massacre perpétré par le Hamas et qu’un soldat avait dit avoir vu « des corps de bébés décapités ». Les forces de défense d’Israël (IDF) avaient alors utilisé cette déclaration pour assimiler le Hamas à l’État Islamique.

Même après que la Maison Blanche a admis que ni le président ni ses représentants n’avaient vu de leurs propres yeux des images de bébés décapités et qu’ils s’étaient appuyés sur des déclarations israéliennes, Langmaid a dit en salle de rédaction qu’il était possible de continuer à rapporter les déclarations du gouvernement israélien parallèlement à un déni de la part du Hamas.

CNN a effectivement rendu compte du rétropédalage  des déclarations en s’appuyant sur le fait que des représentants israéliens faisaient machine arrière, mais un employé a dit qu’à ce moment-là les dégâts étaient faits et il a décrit la couverture presse comme une défaillance journalistique.

« L’allégation infâme de « bébés décapités » attribuée au gouvernement israélien a circulé pendant à peu près 18 heures – même après que la Maison Blanche a fait marche arrière quant à la déclaration de Biden disant qu’il avait vu ces photos inexistantes. CNN n’a pas eu accès à des preuves photographiques ni à quelque possibilité que ce soit de vérifier ces allégations en toute indépendance » ont-ils dit.

Un porte-parole de CNN a dit que le réseau avait correctement rapporté ce qui se disait à un moment.

« Nous avons pris grand soin d’attribuer ces déclarations à leurs auteurs dans nos reportages et nous avons aussi publié des indications spécifiques à cet effet » ont-ils dit.

 Certaines équipes de CNN ont soulevé des questions du même type concernant les reportages sur les tunnels du Hamas à Gaza et les déclarations selon lesquelles ils conduisaient à un centre de commandement tentaculaire sous l’hôpital Al-Shifa.

De l’intérieur, certains ont dit que des journalistes se sont opposés aux restrictions. L’un d’eux a signalé Jomana Karadsheh, une correspondante de Londres qui a une longue histoire de reportages depuis le Moyen Orient.

« Jomana a vaiment poussé à mettre en lumière les victimes palestiniennes de cette guerre, avec un certain succès. Elle a présenté des histoires réellement importantes qui ont donné un visage humain à l’ensemble et ont permis de voir les actions et les intentions d’Israël. Mais je ne pense pas que cela lui a été facile. Ces histoires ne bénéficient pas de la place importante qu’elles méritent » a dit quelqu’un.

L’action menée en faveur d’une couverture plus équilibrée a été compliquée du fait qu’Israël bloquait l’entrée des journalistes étrangers dans Gaza sauf sous contrôle des FDI et en les soumettant à la censure. Cela a contribué à éviter que CNN et d’autres chaînes rendent compte pleinement de l’impact de la guerre sur les Palestiniens tout en veillant à ce que l’accent soit toujours mis sur la perspective israélienne.

Un porte-parole de CNN a rejeté les allégations de parti-pris.

“Nos reportages ont mis en regard la riposte d’Israël aux attaques notamment avec certains de nos entretiens, enquêtes et reportages les plus détaillés”, a-t-il déclaré.

CNN avait subi des accusations similaires de partialité dans le sillage des attentats du 11 septembre 200, quand le président du réseau, Walter Isaacson, avait ordonné que les informations relatives au meurtre de civils afghans par les forces étatsuniennes soient équilibrées par une condamnation des talibans en raison de leurs liens avec Al Qaïda.

“Comme nous obtenons des reportages de qualité depuis l’Afghanistan contrôlé par les talibans, nous devons redoubler d’efforts pour veiller à ne pas sembler donner des informations à partir de leur point de vue ou de leur perspective. Nous devons parler de la façon dont les talibans utilisent des civils comme boucliers humains et de la façon dont les talibans ont protégé les terroristes responsables de la mort de 5 000 personnes innocentes”, avait-il écrit dans un mémo, selon le Washington Post.

Certains membres du personnel disent qu’après les premières semaines de reportages où CNN soutenait que l’attaque du Hamas était “comparable au 11 septembre”, plus d’espace a été accordé à la perspective palestinienne en raison de l’escalade du nombre de morts et des destructions suite aux représailles exercées par Israël contre Gaza.

Aucun journaliste étranger n’a pu faire de reportage depuis Gaza sans escorte israélienne, à l’exception de Clarissa Ward, de CNN, qui est entrée dans Gaza pendant deux heures en compagnie d’une équipe humanitaire des Émirats arabes unis.

Dans le Washington Post, la semaine dernière, Ward a reconnu les difficultés qu’elle avait rencontrées. Elle a écrit que le travail mené depuis Israël lui avait permis “de créer un tableau frappant des monstruosités du 7 octobre”, mais qu’elle a été empêchée de donner un tableau plus complet de la tragédie qui se déroulait à Gaza à cause du blocage imposé aux journalistes étrangers par Israël, ce qui place le fardeau uniquement sur quelques courageux reporters palestiniens qui se font tuer en nombres disproportionnés.

“Nous devons maintenant parvenir à informer sur les morts et les destructions effrayantes que Gaza se voit infliger, dans les mêmes conditions – sur le terrain, de  manière indépendante – au milieu d’un des bombardements les plus intenses de l’histoire de la guerre moderne”, a-t-elle écrit.

“La réaction à notre reportage sur Gaza dans les médias israéliens donne l’impression que le refus de nous laisser accéder sur les lieux avait une raison cachée. Quand on lui a posé en direct une question sur notre article, un journaliste de la chaîne israélienne Channel 13 a répondu : ‘Si des reporters occidentaux commencent vraiment à entrer à Gaza, il est certain que ça va faire très mal à Israël et à la hasbara israélienne.’ Le mot hébreu hasbara désigne le plaidoyer pour Israël.”

Chez CNN, certains craignent que la façon dont la chaîne couvre la dernière guerre de Gaza ne nuise à une réputation édifiée sur ses reportages concernant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui ont fortement augmenté le nombre de spectateurs. Mais d’autres disent que la guerre en Ukraine fait peut-être partie du problème, parce que les normes éditoriales se sont assouplies dès lors que le réseau et nombre de ses journalistes s’identifiaient sans ambigüité avec un des camps en présence – l’Ukraine – particulièrement au début du conflit.

Un membre du personnel de CNN a avancé l’idée suivante : la couverture de l’Ukraine a créé un précédent dangereux qui est revenu hanter le réseau, parce que le conflit israélo-palestinien est beaucoup plus clivant et que les positions sont beaucoup plus enracinées.

“L’autosatisfaction relative à nos normes éditoriales et à notre intégrité journalistique quand nous assurions des reportages sur l’Ukraine est revenue nous hanter. Mais cette fois-ci, l’enjeu est plus important et les conséquences seront plus graves. L’autosatisfaction journalistique est une pilule que le monde peut avaler plus facilement quand des vies arabes sont détruites plutôt que des vies européennes”, a-t-il dit.

Selon un autre employé de CNN, la pratique du deux poids, deux mesures est flagrante.

“Pas de problème si nous sommes embarqués avec les FDI, à produire des reportages soumis à la censure de l’armée, mais nous ne pouvons pas nous adresser à l’organisation qui a remporté la majorité des votes à Gaza, que cela nous plaise ou non. Les spectateurs de CNN n’ont pas la possibilité d’entendre le point de vue d’un acteur central de cette histoire”, a dit cet employé.

“Dire que nous ne voulons pas parler avec quelqu’un parce que nous n’aimons pas ce que fait cette personne, ce n’est pas du journalisme. Au fil des années, CNN a parlé avec une quantité de terroristes et d’ennemis de l’Amérique. Nous avons interviewé Muammar Gaddafi. Nous avons même interviewé Osama bin Laden. Cette fois-ci, qu’est-ce qui est différent ?”

Des années de pressions

Les journalistes qui travaillent pour CNN ont différentes explications.

Certains pensent que le problème provient d’années de pressions imposées par le gouvernement israélien et les groupes qui lui sont alliés aux États-Unis, et aussi de la peur de perdre des annonceurs.

Lors de la bataille des récits survenue pendant la deuxième intifada palestinienne au début des années 2000, Reuven Rivlin, qui était alors ministre israélien de la Communication, a qualifié CNN en ces termes : ‘‘maléfique, partiale et inéquitable”. Le Jerusalem Post avait comparé la correspondante Sheila MacVicar à “la femme qui s’occupait du papier hygiénique dans les cabinets des Goebbels”.

Ted Turner, fondateur de CNN, a provoqué une tempête en 2002 quand il a déclaré au Guardian qu’Israël pratiquait le terrorisme contre les Palestiniens.

“Les Palestiniens combattent avec des auteurs d’attentats suicides, c’est tout ce qu’ils ont. Les Israéliens … ils ont une des machines militaires les plus puissantes du monde. Les Palestiniens n’ont rien. Qui sont donc les terroristes ? Je suis prêt à soutenir que les deux côtés sont impliqués dans le terrorisme”, avait dit Turner, qui était alors vice-président d’AOL Time Warner, propriétaire de CNN.

La tempête de protestations consécutive avait mis en danger les revenus du réseau, les compagnies israéliennes de télévision par câble ayant notamment entrepris de remplacer le réseau par Fox News.

Walter Isaacson, président de CNN, était passé à la télévision israélienne pour dénoncer Turner, mais cela n’avait pas désamorcé les critiques. Le directeur du réseau pour les informations, Eason Jordan, a alors imposé une nouvelle règle selon laquelle CNN ne présenterait plus de déclarations émanant d’auteurs d’attentats suicides ni d’interviews de leur famille, et il s’est rendu aussitôt en Israël pour apaiser cette tempête politique.

CNN a également commencé à diffuser une série consacrée aux victimes d’attentats suicides commis par des Palestiniens. Le réseau a affirmé que cette mesure n’était pas une réponse aux pressions, mais certains des journalistes étaient sceptiques. CNN n’a pas produit de série similaire présentant les parents de Palestiniens innocents tués par des bombardements israéliens.

En 2021, Ariana Pekary, rédactrice chargée de CNN à la Columbia Journalism Review, a accusé le réseau d’exclure de toute couverture les voix et le contexte historique palestiniens.

Quant à Thompson, il a, lui aussi, des cicatrices laissées par ses affrontements avec des responsables israéliens lorsqu’il était directeur général de la BBC, il y a deux décennies.

Au printemps 2005, la BBC a été mêlée à une querelle très publique à la suite d’un entretien avec le lanceur d’alarme nucléaire israélien Mordechai Vanunu, qui avait été libéré de prison l’année précédente.

Les autorités israéliennes avaient interdit à Vanunu d’accorder des interviews. Quand une équipe documentaire de la BBC s’est entretenue avec lui et a fait sortir clandestinement cette séquence d’Israël, les autorités ont réagi en expulsant bel et bien le chef du bureau de la BBC à Jérusalem, Simon Wilson, qui n’avait joué aucun rôle dans cette interview.

Le contentieux s’est poursuivi pendant des mois, jusqu’à ce que la BBC finisse par s’incliner devant une exigence israélienne : Wilson devait écrire une lettre d’excuses avant de pouvoir revenir à Jérusalem. Cette lettre, qui comportait un engagement à “obéir aux règles à l’avenir”, était censée rester confidentielle, mais la BBC, sans le vouloir, a publié des détails en ligne avant de les supprimer quelques heures plus tard. Cette reculade a mis en colère certains journalistes de la BBC qui subissaient en permanence des pressions et des critiques violentes en raison de la couverture qu’ils assuraient.

La même année, Thompson s’est rendu à Jérusalem et a rencontré le Premier ministre israélien, Ariel Sharon, dans l’intention d’améliorer les relations après différents incidents.

Le gouvernement israélien s’est montré particulièrement irrité par Orla Guerin, correspondante de la BBC à Jérusalem, une journaliste très expérimentée. Natan Sharansky, qui était alors le ministre israélien des affaires de la diaspora, l’avait accusée d’antisémitisme et d’“identification totale avec les objectifs et les méthodes des groupes terroristes palestiniens” après un reportage consacré par Guerin à l’arrestation d’un Palestinien de 16 ans transportant des explosifs. Elle avait accusé les responsables israéliens d’avoir transformé cette arrestation en action de propagande parce qu’ils avaient “exhibé l’enfant devant les médias internationaux” après l’avoir forcé à attendre à un checkpoint l’arrivée de photographes.

Quelques jours après la rencontre de Thompson avec Sharon, la BBC a annoncé que Guerin allait quitter Jérusalem. À l’époque, le bureau de Thompson a démenti avoir agi sous la pression d’Israël, assurant que Guerin avait occupé son poste plus longtemps qu’il n’était habituel.