Cet été, des étudiants d’extrême droite ont protesté contre une de mes conférences. Leur discours rappelait certains des moments les plus sombres de l’histoire du 20e siècle – et correspondait de façon effrayante aux opinions israéliennes dominantes.
Le 19 juin 2024, j’avais à mon programme une conférence à l’Université Ben Gourion du Néguev (BGU) à Be’er Sheva, en Israël. Ma conférence faisait partie d’un évènement consacré aux manifestations contre Israël dans les campus partout dans le monde, et j’avais l’intention d’aborder la guerre à Gaza et, plus globalement, de chercher à comprendre si ces protestations étaient l’expression sincère d’une indignation ou si leur motivation était l’antisémitisme, comme certains l’affirmaient. Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.
Quand je suis arrivé à l’entrée de l’auditorium, j’ai vu un groupe d’étudiants qui s’attroupaient. Il s’est bientôt avéré qu’ils n’étaient pas là pour assister à l’évènement mais pour protester contre sa tenue. Les étudiants avaient apparemment répondu à un message WhatsApp publié la veille, qui signalait la conférence et lançait un appel à l’action : “Nous ne le tolèrerons pas ! Pendant combien de temps allons-nous nous trahir nous-mêmes ?!?!?!??!!”
Le message affirmait ensuite que j’avais signé une pétition qui dépeignait Israël comme un “régime d’apartheid” (en fait, cette pétition évoquait un régime d’apartheid en Cisjordanie). J’étais également “accusé” d’avoir écrit un article pour le New York Times, en novembre 2023, dans lequel je soulignais que, même si les déclarations des dirigeants israéliens suggéraient une intention génocidaire, il était encore temps d’empêcher Israël de perpétrer un génocide. Sur ce point, j’étais coupable des faits qui m’étaient imputés. L’organisateur de l’évènement, un géographe distingué, Oren Yiftachel, a subi des critiques comparables. Il lui était notamment reproché d’avoir été directeur de B’Tselem, définie comme “antisioniste”, une ONG de défense des droits humains respectée dans le monde entier.
À mesure que les participants de la table ronde et quelques membres du corps enseignant, assez âgés pour la plupart, pénétraient dans la salle, des agents de sécurité empêchaient les étudiants protestataires d’entrer. Mais ils ne pouvaient les empêcher de maintenir ouvertes les portes de l’auditorium, de crier des slogans dans un mégaphone et de taper de toute leur force sur les murs.
Au bout d’environ une heure de perturbations, nous avons estimé de concert que la meilleure façon d’avancer serait peut-être de demander aux étudiants protestataires de nous rejoindre en vue d’une conversation, à condition qu’ils interrompent leurs perturbations. Plusieurs de ces activistes sont finalement entrés dans la salle et, pendant deux heures, nous sommes restés assis à discuter. La plupart de ces jeunes hommes et femmes, avons-nous appris, étaient revenus récemment de leur service de réserve, au cours duquel ils avaient été déployés dans la Bande de Gaza.
Cet échange de points de vue n’a été ni amical ni “positif”, mais il a été révélateur. Ces étudiants n’étaient pas nécessairement représentatifs de l’ensemble des étudiants israéliens. Il s’agissait de militants d’organisations d’extrême-droite. Mais sous de nombreux aspects, ce qu’ils disaient reflétait un sentiment répandu bien plus largement dans le pays.
Je n’étais pas revenu en Israël depuis juin 2023, et au cours de ce séjour récent j’ai découvert un pays différent de celui que j’avais quitté. Bien que j’aie travaillé à l’étranger pendant de nombreuses années, c’est en Israël que je suis né et que j’ai été élevé. C’est le lieu où mes parents ont vécu et où ils sont enterrés ; c’est là que mon fils a fondé sa propre famille, c’est là que vivent la plupart de mes amis les plus anciens et les plus chers. Comme je connaissais le pays de l’intérieur et que j’avais suivi les évènements encore plus attentivement que d’habitude depuis le 7 octobre, ce que j’ai rencontré à mon retour ne m’a pas entièrement surpris, mais n’en était pas moins profondément troublant.
Quand je réfléchis à ces questions, je fais forcément appel à mon passé personnel et professionnel. J’ai servi dans les Forces de défense d’Israël (FDI) pendant quatre ans, période qui a inclus la guerre du Kippour en 1973 et des affectations en Cisjordanie, dans le nord du Sinaï et à Gaza, mon service s’étant achevé à la tête d’une compagnie d’infanterie. Pendant la période que j’ai passée à Gaza, j’ai vu de mes yeux la pauvreté et le dénuement des réfugiés palestiniens s’efforçant d’assurer leur subsistance dans des quartiers surpeuplés et décrépits. L’image la plus vive qui me reste est celle de patrouilles dans les rues silencieuses et sans ombre de la ville égyptienne d’Arīsh – qui était alors occupée par Israël – sous les regards d’une population effrayée et hostile qui nous observait derrière des fenêtres aux volets fermés. Pour la première fois, j’ai compris ce que cela signifiait d’occuper un autre peuple.
Le service militaire est obligatoire pour les Israéliens juifs lorsqu’ils atteignent 18 ans – même s’il existe quelques exceptions – mais par la suite, on peut encore vous convoquer pour servir de nouveau dans les FDI, pour un entraînement ou des activités opérationnelles, ou en cas d’urgence, par exemple une guerre. Quand j’ai été rappelé en 1976, je faisais mes études à l’université de Tel Aviv. Pendant ce premier déploiement en tant qu’officier de réserve, j’ai été grièvement blessé lors d’un accident d’entraînement, ainsi qu’une vingtaine de mes soldats. Les FDI ont dissimulé les circonstances de cet épisode, causé par la négligence du chef de la base d’entraînement. J’ai passé l’essentiel de ce premier semestre à l’hôpital de Be’er Sheva, mais j’ai repris mes études, obtenant mon diplôme en 1979 avec une spécialisation en Histoire.
Ces expériences personnelles ont encore renforcé mon intérêt pour une question qui me préoccupait depuis longtemps : qu’est-ce qui pousse les soldats à se battre ? Dans les décennies qui suivirent la deuxième guerre mondiale, de nombreux sociologues américains ont proposé l’idée que les soldats combattent avant tout les uns pour les autres, et non pour un objectif idéologique plus vaste. Mais cela ne correspondait pas vraiment à ce que j’avais vécu en tant que soldat : nous pensions que nous étions là pour une cause plus vaste qui dépassait notre groupe de copains. Après que j’ai terminé mon diplôme de premier cycle, j’ai commencé à me poser une question : au nom de cette cause, des soldats pouvaient-ils être conduits à commettre des actes qu’ils auraient, dans d’autres circonstances, trouvés répréhensibles ?
Allant au plus extrême, j’ai consacré ma thèse de doctorat à Oxford, publiée plus tard sous forme de livre, à l’endoctrinement nazi dans l’armée allemande et aux crimes qu’elle a commis sur le front de l’Est pendant la deuxième guerre mondiale. Ce que j’ai constaté était à l’opposé de la façon dont les Allemands des années 1980 voyaient leur passé. Ils préféraient penser que l’armée avait mené une guerre « correcte », tandis que la Gestapo et les SS commettaient un génocide “derrière son dos”. Il a encore fallu de nombreuses années aux Allemands pour se rendre compte du degré de complicité de leurs pères et grands-pères dans la Shoah et dans les massacres de nombreux autres groupes en Europe de l’Est et en Union soviétique.
Fin 1987, lorsque la première intifada palestinienne (ou soulèvement) a éclaté, j’enseignais à l’université de Tel Aviv. J’ai été horrifié par la consigne d’Yitzhak Rabin, alors ministre de la Défense, incitant les FDI à « briser les bras et les jambes » des jeunes Palestiniens qui jetaient des pierres sur des soldats puissamment armés. Je lui ai écrit en le mettant en garde : sur la base de mes recherches relatives à l’endoctrinement des forces armées de l’Allemagne nazie, je craignais, lui disais-je, que sous sa direction les FDI ne soient en train de s’engager sur un chemin tout aussi glissant.
Comme l’avaient montré mes recherches, dès avant leur conscription, les jeunes Allemands avaient intériorisé des éléments fondamentaux de l’idéologie nazie, en particulier l’idée que les masses slaves sous-humaines, menées par des Juifs bolcheviks insidieux, menaçaient de destruction l’Allemagne et le reste du monde civilisé, et que l’Allemagne avait donc le droit et le devoir de se doter d’un « espace vital » dans l’Est et de décimer ou réduire en esclavage la population de cette région. Cette vision du monde, par la suite, était inculquée aux soldats, si bien que lorsqu’ils pénétraient en Union soviétique au pas de charge ils percevaient leurs ennemis à travers ce prisme. La résistance acharnée menée par l’Armée rouge n’a fait que confirmer la nécessité de détruire intégralement les Soviétiques, tant les soldats que les civils, et tout particulièrement les Juifs, considérés comme des instigateurs du bolchevisme. Plus les troupes allemandes commettaient de destructions, plus elles craignaient la vengeance à laquelle elles pourraient s’attendre si leurs ennemis avaient le dessus. Il en résulta le meurtre d’une trentaine de millions de soldats et de citoyens soviétiques.
À ma stupéfaction, quelques jours après lui avoir écrit, j’ai reçu une réponse d’une ligne de Rabin, qui me réprimandait pour avoir osé comparer les FDI à l’armée allemande. Cela m’a donné l’occasion de lui écrire une lettre plus détaillée, expliquant mes recherches et mon anxiété à l’idée d’utiliser les FDI comme outil d’oppression contre des civils désarmés en territoire occupé. Rabin a de nouveau répondu en réitérant son affirmation : “Comment osez-vous comparer les FDI à la Wehrmacht”. Mais rétrospectivement, je crois que cet échange révélait quelque chose concernant son trajet intellectuel ultérieur. Car, comme nous l’apprend sa participation au processus de paix d’Oslo, aussi défaillant soit-il, il a finalement reconnu qu’à long terme, Israël ne pourrait pas assumer le prix militaire, politique et moral de l’occupation.
Depuis 1989, j’enseigne aux États-Unis. Je suis l’auteur de nombreux écrits sur la guerre, le génocide, le nazisme, l’antisémitisme et la Shoah, m’efforçant de comprendre les liens entre la mise à mort industrielle de soldats lors de la première guerre mondiale et l’extermination de populations civiles par le régime d’Hitler. Parmi d’autres projets, j’ai passé de nombreuses années à étudier la transformation de la ville natale de ma mère – Buchach, en Pologne (aujourd’hui en Ukraine) – cette localité de coexistence inter-ethnique étant devenue un lieu où, sous occupation nazie, la population non juive s’en est prise à ses voisins juifs. Tandis que les Allemands venaient dans la ville avec pour but bien défini de tuer ses habitants juifs, la rapidité et l’efficience de ces meurtres ont été fortement facilitées par la collaboration de la population. Ces habitants étaient motivés par des haines et des ressentiments préexistants qui peuvent avoir leur source dans l’essor de l’ethno-nationalisme au cours des décennies précédentes, et dans l’opinion dominante selon laquelle les Juifs n’appartenaient pas aux nouveaux États-nations créés après la première guerre mondiale.
Dans les mois écoulés depuis le 7 octobre, ce que j’ai appris au cours de ma vie et de ma carrière est devenu plus douloureusement pertinent que jamais auparavant. Comme beaucoup d’autres, j’ai vécu ces derniers mois comme une épreuve affective et intellectuelle. Comme beaucoup d’autres, des membres de ma propre famille et de celles de mes amis ont été directement affectés par la violence. De quelque côté qu’on se tourne, on ne manque pas de souffrance.
L’attaque du Hamas le 7 octobre a été pour la société israélienne un choc épouvantable, et elle n’a pas commencé à s’en guérir. C’était la première fois qu’Israël perdait le contrôle d’une partie de son territoire pendant une certaine période, les FDI se montrant incapables d’empêcher le massacre de plus de 1200 personnes – nombre d’entre elles ayant été tuées de façon extrêmement cruelle – et la capture de beaucoup plus de 200 otages, y compris des dizaines d’enfants. Il existe un profond sentiment d’abandon par l’État et d’insécurité durable – des dizaines de milliers de citoyens israéliens étant encore déplacés hors de leurs maisons limitrophes de la Bande de Gaza ou de la frontière libanaise.
Aujourd’hui, dans de vastes secteurs de l’opinion publique israélienne, y compris parmi les opposants au gouvernement, deux sentiments sont prépondérants.
Le premier est une combinaison de rage et de peur, un désir de rétablir la sécurité à n’importe quel prix et une méfiance totale à l’égard des solutions politiques, des négociations et des réconciliations. Le théoricien militaire Carl von Clausewitz notait que la guerre était le prolongement de la politique par d’autres moyens, et avertissait que, sans un objectif politique bien défini, elle conduirait à des destructions illimitées. Le sentiment actuellement dominant en Israël menace de façon similaire de faire de la guerre un but en soi. Dans cette perspective, la politique constitue un obstacle à la réalisation d’objectifs et non un moyen de limiter les destructions. Ce point de vue, en dernière instance, ne peut conduire qu’à l’auto-anéantissement.
Le deuxième sentiment prépondérant – qui serait plutôt une absence de sentiment – est le revers du premier. C’est l’incapacité totale de la société israélienne d’aujourd’hui à éprouver la moindre empathie pour la population de Gaza. La majorité, semble-t-il, ne veut même pas savoir ce qui se passe à Gaza, et ce désir se reflète dans le traitement télévisuel des évènements. Ces jours-ci, les informations de la télévision israélienne commencent ordinairement par des reportages sur les funérailles de soldats, invariablement présentés comme des héros, tombés dans les combats pour Gaza, séquences suivies par des estimations du nombre de combattants du Hamas qui ont été “liquidés”. Les références à la mort de civils palestiniens sont rares et sont habituellement présentées comme un élément de la propagande ennemie ou comme la cause de pressions internationales indésirables. Face à une telle accumulation de morts, ce silence assourdissant donne l’impression d’une autre forme de vengeance.
Bien sûr, l’opinion publique israélienne est accoutumée depuis longtemps à l’occupation brutale qui a caractérisé le pays pendant 57 ans sur ses 76 années d’existence. Mais l’ampleur de ce qui est perpétré à Gaza par les FDI en ce moment même est sans précédent, tout autant que l’indifférence complète de la plupart des Israéliens à ce qui est commis en leur nom. En 1982, des centaines de milliers d’Israéliens ont protesté contre le massacre de la population palestinienne dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila à Beyrouth-Ouest par des milices chrétiennes maronites, facilité par les FDI. Aujourd’hui, ce genre de réaction est inimaginable. La manière dont les yeux des gens deviennent vitreux dès qu’on mentionne la souffrance des civils palestiniens et la mort de milliers d’enfants, de femmes et de vieillards est profondément troublante.
En retrouvant mes amis en Israël cette fois-ci, j’ai eu souvent l’impression qu’ils craignaient de me voir les déranger dans leur chagrin, qu’à leurs yeux, parce que je ne vivais plus dans ce pays, je ne pourrais pas comprendre leur douleur, leur anxiété, leur désarroi et leur sentiment d’impuissance. Si je suggérais que le fait de vivre dans ce pays les avait rendus insensibles à la souffrance d’autres personnes – une souffrance qui, après tout, était infligée en leur nom – je n’obtenais qu’un mur de silence, un repli sur eux-mêmes, ou un changement rapide de sujet. L’impression que j’ai eu était constante : nous n’avons pas de place dans nos cœurs, nous n’avons pas de place dans nos pensées, nous ne voulons pas qu’on évoque ou qu’on nous montre ce que nos propres soldats, nos enfants ou petits-enfants, nos frères et sœurs, font à Gaza, en ce moment même. Nous devons nous centrer sur nous-mêmes, sur nos traumatismes, nos peurs, notre colère.
Dans une interview menée le 7 mars 2024, l’écrivain, agriculteur et scientifique Zeev Smilansky a exprimé ce sentiment lui-même d’une façon que j’ai trouvée choquante, précisément parce que cela venait de lui. Je connais Smilansky depuis plus d’un demi-siècle, et il est le fils du célèbre auteur israélien S Yzhar, dont la nouvelle de 1949, Khirbet Khizeh a été le tout premier texte de la littérature israélienne à affronter l’injustice de la Nakba, l’expulsion de 750.000 Palestiniens de ce qui est devenu l’État d’Israël en 1948.Parlant de son propre fils, Offer, qui vit à Bruxelles, Smilansky a raconté :
Offer dit que pour lui, tout enfant est un enfant, peu importe qu’il soit à Gaza ou ici. Je ne ressens pas la même chose que lui. Nos enfants ici sont plus importants pour moi. Il y a un désastre humanitaire choquant là-bas, je le comprends, mais mon cœur est fermé et empli de nos enfants et de nos otages … Il n’y a pas de place dans mon cœur pour les enfants de Gaza, quelque choquant et terrifiant que cela soit et même bien que je sache que cette guerre n’est pas la solution.
J’écoute Maoz Inon, qui a perdu ses deux parents [assassinés par le Hamas le 7 octobre] … et qui parle de façon si belle et si persuasive du besoin d’aller de l’avant, du besoin d’apporter de l’espoir et de vouloir la paix, parce que les guerres ne résoudront rien, et je suis d’accord avec lui. Je suis d’accord avec lui, mais je n’arrive pas à trouver la force dans mon cœur, avec toutes mes idées de gauche et mon amour pour l’humanité, je ne peux pas … Il n’y a pas que le Hamas, ce sont tous les Gazaouis qui sont d’accord pour qu’on tue les enfants juifs, que c’est une noble cause … Avec l’Allemagne, il y a eu une réconciliation, mais ils se sont excusés et ont payé des réparations, et que [va-t-il arriver] ici ? Nous aussi, nous avons fait des choses terribles, mais rien qui se rapproche de ce qui s’est passé ici le 7 octobre. Il faudra se réconcilier, mais nous avons besoin d’une certaine distance.
Ce sentiment était généralisé parmi de nombreux amis et connaissances libéraux et plutôt de gauche avec qui j’ai parlé en Israël. C’était bien sûr tout à fait différent de ce que les politiciens de droite et des personnalités médiatiques ont dit depuis le 7 octobre. Nombre de mes amis reconnaissent l’injustice de l’occupation et, comme l’a dit Smilansky, professent un « amour de l’humanité ». Mais à cet instant, dans ces circonstances, ce n’est pas là-dessus qu’ils se concentrent. Ils ressentent plutôt que, dans le combat entre la justice et l’existence, l’existence doit l’emporter, et dans le combat entre une juste cause et une autre – celle des Israéliens et celle des Palestiniens – c’est notre cause qui doit triompher, quel qu’en soit le prix. A ceux qui mettent en doute la brutalité de ce choix, l’Holocauste est présenté comme une alternative, même si ce n’est pas pertinent au moment présent.
Ce sentiment n’est pas soudainement apparu le 7 octobre. Ses racines sont bien plus profondes.
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Le 30 avril 1956, Moshe Dayan, alors chef du personnel des FDI, a fait un court discours, qui allait devenir l’un des plus célèbres de l’histoire d’Israël. Il s’adressait à ceux qui pleuraient la mort de Ro’i Rothberg, jeune officier de sécurité du tout nouveau kibboutz Nahal Oz, installé par les FDI en 1951 et devenu une communauté civile deux ans plus tard. Le kibboutz était situé à quelques centaines de mètre à peine de la frontière de la Bande de Gaza, face au quartier palestinien de Shuja’iyya.
Rothberg avait été tué la veille, et son corps a été traîné de l’autre côté de la frontière et mutilé, avant d’être rendu aux mains des Israéliens avec l’aide des Nations Unies. Le discours de Dayan est devenu une déclaration iconique, utilisée jusqu’à ce jour et par la droite et par la gauche politiques :
Hier matin, Ro’i a été assassiné. Aveuglé par le calme du matin, il n’a pas vu ceux qui l’attendaient en embuscade au coin d’un sillon. N’adressons pas aujourd’hui nos accusations aux meurtriers. Pourquoi les accuserions nous pour leur haine brûlante à notre égard ? Depuis huit ans, ils habitent dans des camps de réfugiés de Gaza pendant que, sous leurs yeux, nous avons transformé la terre et les villages, dans lesquels eux-mêmes et leurs ancêtres habitaient, en notre propre propriété.
Nous ne devrions pas chercher le sang de Ro’i chez les Arabes de Gaza, mais chez nous-mêmes. Comment avons-nous fermé les yeux et n’avons-nous pas fait face honnêtement à notre destin, pas fait face à la mission de notre génération dans toute sa cruauté ? Avons-nous oublié que ce groupe de jeunes gens, qui habitent à Nahal Oz, portent sur leurs épaules les lourdes portes de Gaza de l’autre côté desquelles des centaines de milliers d’yeux et de mains prient pour qu’un moment de faiblesse de notre part leur permette de nous arracher de là – avons-nous oublié cela ?…
Nous sommes la génération de la colonisation ; sans un casque d’acier et la bouche du canon, nous ne pourrons pas planter un arbre ou construire une maison. Nos enfants n’auront pas de vie si nous ne creusons pas des abris et, sans barbelés et mitrailleuses, nous ne pourrons ni paver des routes ni creuser des puits. Des millions de Juifs qui ont été exterminés parce qu’ils n’avaient pas de terre nous regardent depuis les cendres de l’histoire israélienne et nous ordonnent de nous établir et de ressusciter une terre pour notre peuple. Mais, au-delà du sillon frontalier, naît un océan de haine et un désir de vengeance qui attendent le moment où le calme émoussera notre volonté, le jour où nous tiendrons compte des ambassadeurs de l’hypocrisie conspiratrice, qui nous appellent à déposer les armes …
Ne reculons pas devant le dégoût qui accompagne et remplit la vie de centaines de milliers d’Arabes qui vivent autour de nous et attendent le moment où ils pourront porter atteinte à notre sang. Ne laissons pas nos yeux se détourner à moins que nos mains ne faiblissent. C’est le destin de notre génération. C’est le choix de nos vies – être prêts et armés et forts et robustes. Car, si l’épée tombe de nos mains, nos vies seront détruites.
Le lendemain, Dayan a enregistré son discours pour la radio israélienne. Mais quelque chose y manquait. Partie la référence aux réfugiés regardant les Juifs cultiver les terres d’où ils avaient été chassés, qu’on ne devrait pas blâmer pour haïr ceux qui les ont dépossédés. Bien qu’il ait prononcé ces paroles et qu’il les aient ensuite écrites, Dayan a choisi de les omettre dans la version enregistrée. Lui aussi avait connu cette terre avant 1948. Il se souvenait des villages et des villes palestiniennes qui avaient été détruites pour faire de la place aux colons juifs. Il comprenait très bien la rage des réfugiés de l’autre côté de la barrière. Mais il croyait aussi fermement à la fois au droit et à l’urgent besoin de colonies et d’un État juifs. Dans la lutte entre tenir compte de l’injustice et prendre possession de la terre, il a choisi son camp, sachant que cela condamnait son peuple à compter à jamais sur le fusil. Dayan savait aussi très bien que le public israélien pouvait l’accepter. C’est à cause de son ambivalence sur où se trouvaient la culpabilité et la responsabilité pour l’injustice et la violence et de sa vision déterministe et tragique de l’histoire que les deux versions de son discours se concluaient sur une demande d’orientations politiques largement différentes.
Des décennies plus tard, après maintes autres guerres et des fleuves de sang, Dayan a intitulé son dernier livre L’Épée Dévorera-t-elle à jamais ? Publié en 1981, ce livre racontait en détail son rôle dans l’arrivée à un accord de paix deux ans plus tôt avec l’Égypte. Il avait finalement appris la vérité sur la seconde partie du verset biblique d’où il avait tiré le titre du livre : « Ne sais-tu pas qu’il y aura de l’amertume à la fin des temps ? »
Mais dans son discours de 1956, avec ses références au portage des lourdes portes de Gaza et aux Palestiniens qui attendent un moment de faiblesse, Dayan faisait allusion à l’histoire biblique de Samson . Comme s’en seraient souvenu ses auditeurs, Samson l’Israélite, qui tenait sa force surhumaine de sa longue chevelure, avait l’habitude de rendre visite aux prostituées de Gaza. Les Philistins, qui voyaient en lui leur ennemi mortel, espéraient lui tendre une embuscade contre les portes verrouillées de la ville. Mais Samson avait simplement soulevé les portes sur ses épaules et était sorti libre. C’est seulement quand sa maîtresse Dalila l’a piégé et lui a coupé les cheveux que les Philistins ont pu le capturer et l’emprisonner, le rendant d’autant plus impuissant en lui crevant les yeux (comme sont supposés l’avoir fait les Gazaouis qui ont mutilé Ro’i). Mais, dans un dernier acte de bravoure, alors que ses ravisseurs se moquent de lui, Samson appelle Dieu à l’aide, saisit les piliers du temple auquel il a été conduit et le fait s’écrouler sur la foule en liesse qui l’entourait, criant « Que je meure avec les Philistins ! »
Ces portes de Gaza sont profondément ancrées dans l’imagination sioniste israélienne, symbole de la séparation entre nous et les « barbares ». Dans le cas de Ro’i, a affirmé Dayan, « l’aspiration à la paix lui a bouché les oreilles et il n’a pas entendu la voix du meurtre qui l’attendait en embuscade. Les portes de Gaza pesaient trop lourd sur ses épaules et l’ont fait tomber. »
Le 8 octobre 2023, le président Isaac Herzog s’est adressé au public israélien, citant la dernière ligne du discours de Dayan : « C’est le destin de notre génération. C’est le choix de nos vies – être prêts et armés et forts et robustes. Car si l’épée tombe de nos mains, nos vies seront détruites. » La veille, 67 ans après la mort de Ro’i, les combattants du Hamas avaient assassiné 15 résidents du kibboutz Nahal Oz et pris huit otages. Depuis l’invasion israélienne de Gaza en représailles, le quartier palestinien de Shuja’iyya qui fait face au kibboutz et où vivaient 100.000 personnes, a été vidé de sa population et transformé en un vaste amas de décombres.
L’une des rares tentatives littéraires pour présenter la sinistre logique des guerres israéliennes, c’est le poème extraordinaire d’Anadad Eldan de 1971 Samson Déchirant Ses Vêtements, dans lequel cet ancien héro hébreu se fraye un chemin dans et hors de Gaza, ne laissant que désolation sur ses pas. J’ai entendu parler de ce poème pour la première fois grâce au remarquable essai en hébreu d’Arie Dubnov, “Les Portes de Gaza”, publié en janvier 2024. Samson le héros, le prophète, le vainqueur de l’éternel ennemi de la nation, est transformé en son ange de la mort, mort que, comme on s’en souvient, il finit par provoquer lui-même dans une grande action suicidaire dont l’écho a traversé les générations jusqu’à aujourd’hui.
Quand je suis allé
à Gaza j’ai rencontré
Samson qui sortait déchirant ses vêtements
sur son visage griffé des fleuves coulaient
et les maisons se courbaient pour le laisser
passer
ses douleurs déracinaient les arbres et se trouvaient piégées dans
l’enchevêtrement
des racines. Dans les racines se trouvaient des mèches de ses
cheveux.
Sa tête brillait comme un crâne de pierre
et ses pas hésitants me déchiraient les oreilles
Samson marchait traînant un soleil fatigué
des vitres et des chaînes brisées dans la mer de Gaza
furent noyées. J’ai entendu comment
la terre a grogné sous ses pas,
comment il lui a ouvert le ventre. Les chaussures
de Samson crissaient sous ses pas.
Né en Pologne en 1924 sous le nom d’Avraham Bleiberg, Eldan est arrivé en Palestine alors enfant, a combattu dans la guerre de 1948 et, en 1960, s’est installé dans le Kibboutz de Be’eri, à environ 4 km de la Bande de Gaza. Le 7 octobre 2023, Eldan, âgé de 99 ans et sa femme ont survécu au massacre d’environ cent habitants du kibboutz, quand les combattants entrés chez eux les ont inexplicablement épargnés.
Après le 7 octobre, à la suite de la survie miraculeuse de cet obscur poète, une autre de ses œuvres a été largement partagée sur les médias israéliens. Car c’était comme si Eldan, longtemps chroniqueur du chagrin et de la peine provoqués par l’oppression et l’injustice, avait prédit la catastrophe qui a frappé sa maison. En 2016, il avait publié une série de poèmes sous le titre Six l’Heure de l’Aube. C’est l’heure à laquelle l’attaque du Hamas a commencé. Le livre contient le déchirant poème Sur les Murs de Be’eri, pleurant la mort de maladie de sa fille (en hébreu, le nom du kibboutz signifie aussi « mon puits » [ou « mon bien »]).
Dans la foulée du 7 octobre, le poème semble étrangement à la fois prévoir la destruction et transmettre une certaine vue du sionisme, comme trouvant son origine dans la catastrophe et le désespoir de la diaspora, conduisant la nation sur une terre maudite où les enfants sont enterrés par leurs parents, mais qui porte cependant l’espoir d’une aube nouvelle et pleine d’espoir :
Sur les murs de Be’eri j’ai écrit son histoire [il parle de sa fille]
depuis les origines et les profondeurs effilochées par le froid
quand ils lisent ce qui est arrivé dans le chagrin et que ses lumières
ont chu dans la brume et l’obscurité de la nuit et qu’un hurlement a engendré
la prière, car son enfant est tombée et une porte est fermée
pour la grâce des cieux ils respirent la désolation et le chagrin
qui consoleront des parents inconsolables, car une malédiction
murmure qu’elle ne soit ni rosée ni pluie, vous pouvez pleurer si vous pouvez
il y a un temps où l’obscurité rugit mais il y a l’aube et la lumière
Comme l’éloge de Dayan pour Ro’i, Sur les Murs de Be’eri signifie différentes choses pour différentes personnes. Pourrait-on le lire comme une lamentation sur la destruction d’un kibboutz magnifique et innocent dans le désert, ou est-ce un cri de douleur pour la vendetta sanglante sans fin entre les deux peuples de cette terre ? Le poète ne nous a pas dit ce qu’il signifiait, comme c’est le cas avec les poètes. Après tout, il l’a écrit il y a des années dans le deuil de sa fille bien aimée. Mais, étant donné ses nombreuses années de travail tranquille, précis et intense, il ne semble pas extravagant de penser que ce poème était un appel à la réconciliation et la coexistence, plutôt qu’à d’autres cycles de sang versé et de revanche.
Il se trouve que j’ai un lien personnel avec le kibboutz Be’eri. C’est là que ma belle-fille a grandi et mon voyage de juin en Israël était destiné en priorité à rendre visite aux jumeaux – mes petits-enfants – qu’elle a mis au monde en janvier 2024. Le kibboutz, cependant, avait été abandonné. Mon fils, ma belle-fille et leurs enfants s’étaient déplacé dans un appartement vide des environs avec une famille de survivants – des parents proches dont le père est toujours retenu comme otage – ce qui crée une combinaison inimaginable de vie nouvelle et de chagrin inconsolable dans une même maison.
Autant que pour voir la famille, j’étais aussi venu en Israël pour rencontrer des amis. J’espérais trouver du sens à ce qu’il était arrivé dans le pays depuis que la guerre avait éclaté. La conférence avortée à BGU n’était pas le première chose de mon programme. Mais une fois arrivé à la salle de conférence ce jour de mi-juin, j’ai rapidement compris que cette situation explosive pouvait aussi apporter certaines clefs de compréhension de la mentalité d’une jeune génération d’étudiants et de soldats.
Après que nous nous soyons assis et ayons commencé à parler, il m’est apparu clairement que les étudiants voulaient être entendus et que personne, peut-être même leurs professeurs et l’administration de l’université n’était intéressé à les écouter. Ma présence, et leur vague connaissance de ma critique de la guerre, déclenchait chez eux un besoin de m’expliquer, mais peut-être aussi à eux-mêmes, ce dans quoi ils avaient été engagés en tant que soldats et citoyens.
Une jeune femme, récemment libérée du service militaire effectué à Gaza, sauta sur la scène et parla avec vigueur des amis qu’elle avait perdus, de la nature diabolique du Hamas et du fait qu’elle et ses camarades se sacrifiaient pour assure la sécurité future du pays. Profondément bouleversée, elle s’est mise à pleurer à la moitié de son discours et s’est retirée. Un jeune homme, posé et éloquent, a rejeté ma suggestion selon laquelle la critique de la politique israélienne n’était pas nécessairement motivée par l’antisémitisme. Il s’est ensuite lancé dans un bref panorama de l’histoire du sionisme comme réponse à l’antisémitisme et comme voie politique qu’aucun gentil (non-juif) n’avait le droit de nier. Sachant qu’ils étaient mécontents de mes points de vue et émus par leurs récentes expériences à Gaza, les opinions exprimées par les étudiants n’avaient rien d’exceptionnel. Elles étaient le reflet de vastes pans de l’opinion publique en Israël.
Sachant que j’avais antérieurement averti sur le génocide, les étudiants étaient principalement intéressés à me montrer leur humanité, me montrer qu’ils n’étaient pas des assassins. Ils ne doutaient absolument pas que l’IDF était, en fait, l’armée la plus morale du monde. Mais ils étaient aussi convaincus que tout dégât commis envers les gens et les bâtiments à Gaza était totalement justifié, que tout était la faute du Hamas qui les utilisait comme boucliers humains.
Ils m’ont montré des photos sur leurs téléphones montrant qu’ils s’étaient admirablement comportés à l’égard des enfants, niant la faim à Gaza, insistant sur el fait que la destruction systématique d’écoles, d’universités, d’hôpitaux, de bâtiments publics, de logements et d’infrastructures était nécessaire et justifiable. Ils considéraient toute critique de la politique israélienne de la part d’autres pays et des Nations Unies comme simplement antisémite.
Contrairement à la majorité des Israéliens, ces jeunes gens avaient vu la destruction de Gaza de leurs propres yeux. Il m’a semblé qu’ils avaient non seulement internalisé un point de vue particulier devenu banal en Israël – à savoir que la destruction de Gaza en tant que telle était une réponse légitime au 7 octobre – mais qu’ils avaient aussi développé un mode de pensée que j’avais observé plusieurs années auparavant en étudiant la conduite, la vision du monde et la perception de soi des soldats de l’armée allemande lors de la deuxième guerre mondiale. Ayant internalisé certaines représentations de l’ennemi – les Bolchéviks comme untermenschen (sous-hommes), le Hamas comme des animaux humains – et du reste de la population comme moins qu’humaine et ne méritant pas de droits, les soldats qui observent ou perpétuent des atrocités tendent à les imputer non pas à leur propre armée ou à eux-mêmes mais à l’ennemi.
Des milliers d’enfants ont été tués ? C’est la faute de l’ennemi. Nos propres enfants ont été tués ? c’est certainement la faute de l’ennemi. Si le Hamas perpétue un massacre dans un kibboutz, ce sont des nazis. Si nous déversons 2 000 pounds (4,4 tonnes) de bombes sur des abris de réfugiés et tuons des centaines de civils, c’est la faute du Hamas qui se cache à proximité de ces abris. Après ce qu’ils nous ont fait, nous n’avons pas d’ autre choix que de les éradiquer. Après ce que nous leur avons fait, nous ne pouvons qu’imaginer ce qu’ils nous feraient si nous ne les détruisons pas. Nous n’avons tout bonnement pas le choix.
À la mi-juillet 1941, juste quelques semaines après que l’Allemagne a lancé ce qu’Hitler a proclamé être une « guerre d’annihilation » de l’Union Soviétique, un sous-officier allemand écrivit chez lui depuis le front de l’Est :
Le peuple allemand a une grande dette vis-à-vis de notre Führer, car si ces bêtes, qui sont nos ennemis ici, étaient venues en Allemagne, des meurtres auraient été commis tels que le monde n’en avait jamais vus auparavant… Ce que nous avons vu… aux frontières de l’incroyable … et lorsqu’on lit Der Stürmer (un journal nazi) et voyons les images, ce n’est qu’une représentation faible de ce que nous voyons et des crimes commis ici par les Juifs.
Un tract de propagande de l’armée de juin 1941 donne une image aussi cauchemardesque des représentants politiques de l’Armée Rouge, que de nombreux soldats ont rapidement perçue comme reflétant la réalité :
Quiconque a regardé le visage d’un commissaire rouge sait comment sont les Bolchéviks. Il n’y a pas besoin ici d’expressions théoriques. Nous insulterions les animaux si nous décrivions ces hommes, juifs pour la plupart, comme des bêtes. Ils sont l’incarnation de la haine satanique et insensée contre l’ensemble de la noble humanité… (Ils) auraient mis fin à toute vie digne de ce nom, si cette éruption n’avait pas été endiguée au dernier moment.
Deux jours après l’attaque du Hamas, le ministre de la défense, Yoav Gallant, a déclaré : « Nous combattons des animaux humains et nous devons agir conséquemment », ajoutant par la suite qu’Israël « briserait un quartier après l’autre à Gaza ». L’ancien premier ministre Naftali Bennett a confirmé : « Nous combattons des nazis ». Le premier ministre Benjamin Netanyahou a exhorté les Israéliens en disant : « Rappelez-vous ce qu’Amalek vous a fait », faisant allusion à l’appel biblique à exterminer « les hommes et les femmes, les enfants et les bébés d’Amalek ». Dans une interview radiophonique, il a dit à propos du Hamas : « Je ne les appelle pas des animaux humains parce que ce serait insulter les animaux ». Le vice-président de la Knesset, Nissim Vaturi, a écrit sur X que le but d’Israël devrait être « de raser la bande de Gaza de la face du monde ». À la télévision israélienne, il a déclaré : “Il n’y a pas de gens non impliqués. Nous devons y aller et tuer, tuer, tuer. Nous devons les tuer avant qu’ils ne nous tuent ». Le ministre des finances, Bezalel Smotrich, a insisté dans un discours : « Il faut finir le travail … destruction totale. Effacer le souvenir d’Amalek de sous les cieux”. Avi Dichter, le ministre de l’agriculture et ancien chef du service de renseignements le Shin Bet, a parlé de « mise en place de la Nakba de Gaza ». Un vétéran de 95 ans de l’armée israélienne dont le discours de motivation aux troupes de l’IDF se préparant à envahir Gaza, les a exhortés à « effacer leur mémoire, leurs familles, les femmes et les enfants » a reçu de Herzog, le président israélien de la république, un certificat d’honneur pour « avoir donné un exemple magnifique à des générations de soldats ». Sans aucun doute, il y a eu d’innombrables posts sur les réseaux sociaux de soldats de l’IDF à Gaza appelant à « tuer les Arabes », « brûler leurs mères » et « écraser Gaza ». Il n’y a eu aucune action disciplinaire de la part du commandement.
C’est la logique de la violence sans fin, une logique qui permet à quelqu’un de détruire des populations entières et de se sentir totalement justifié à le faire. C’est une logique victimaire – nous devons les tuer avant qu’ils ne nous tuent, comme ils l’ont fait par le passé – et rien n’accroit la puissance de la violence comme le sentiment vertueux d’être victime. Voyez ce qui nous est arrivé en 1918, ont dit des soldats allemands en 1942, rappelant le mythe propagandiste du « coup de poignard dans le dos », qui attribuait la catastrophique défaite allemande de la première guerre mondiale à une trahison de Juifs et de communistes. Voyez ce qui nous est arrivé dans l’holocauste, quand nous avons cru que d’autres viendraient à notre secours, disent les soldats de l’IDF en 2024, se donnant ainsi un droit à une destruction sans limite fondée sur une fausse analogie entre le Hamas et les Nazis.
Les jeunes hommes et femmes avec lesquels j’ai parlé ce jour-là étaient pleins de rage, pas tant contre moi – ils se sont un peu calmés quand j’ai mentionné mon propre service militaire – mais à cause, je pense, de leur sentiment d’être trahis par tout leur entourage. Trahis par les médias, qu’ils percevaient comme trop critiques, par le commandement suprême dont ils pensaient qu’il était trop clément à l’égard des Palestiniens, par les acteurs politiques qui avaient failli à empêcher le fiasco du 7 octobre, par l’incapacité de l’armée à obtenir une « victoire totale », par les intellectuels et les gens de gauche qui les critiquaient injustement, par le gouvernement des États-Unis pour ne pas livrer suffisamment d’armes assez rapidement et par tous ces politiciens européens hypocrites et étudiants antisémites qui protestent contre leur action à Gaza. Ils semblaient craintifs, fragiles et confus et certains étaient susceptibles de souffrir de troubles post-traumatiques.
Je leur ai raconté comment, en 1930, le syndicat étudiant allemand est passé aux mains des Nazis démocratiquement. À ce moment-là, les étudiants se sont sentis trahis par la défaite de la première guerre mondiale, la perte d’opportunités du fait de la crise économique et la perte de terre et de prestige dans le sillage du traité de paix humiliant de Versailles. Ils voulaient faire regrandir l’Allemagne et Hitler semblait capable de réaliser cette promesse. Les ennemis intérieurs de l’Allemagne furent chassés, son économie est devenue prospère, d’autres nations l’ont crainte de nouveau, puis elle est partie en guerre, a conquis l’Europe et assassiné des millions de personnes. Finalement, le pays fut complètement détruit. Je me suis demandé tout haut si peut-être les quelques étudiants allemands ayant survécu à ces 15 années ont regretté leur décision de soutenir le nazisme en 1930. Mais je ne pense pas que les jeunes hommes et femmes de BGU aient compris les implications de ce que je leur ai dit.
Les étudiants ont été effrayants et en même temps effrayés et leur peur les a rendus d’autant plus agressifs. Ce niveau de menace, de même qu’un certain chevauchement dans l’opinion semblaient les avoir rendus apeurés et obséquieux vis-à-vis de leurs supérieurs, professeurs et administratifs, qui se montraient très réticents à les discipliner de quelque manière que ce soit. Au même moment, un grand nombre d’experts des médias et de politiciens ont encensé ces anges destructeurs, les appelant des héros, un instant à peine avant de les mettre en terre et de tourner le dos à leurs familles endeuillées. Les soldats tombés sont morts pour une bonne cause, a-t-il été dit aux familles. Mais personne ne prend le temps d’expliquer ce qu’est vraiment cette cause au-delà de survivre simplement à travers encore plus de violence.
Et ainsi j’ai aussi eu de la peine pour ces étudiants si peu conscients de la façon dont ils étaient manipulés. Mais j’ai quitté cette rencontre, plein d’appréhension et de pressentiment.
Tandis que je rentrais aux États Unis fin juin, je considérais ce que j’avais vécu au cours de ces deux semaines confuses et troublantes. J’étais conscient du lien profond avec le pays que j’avais quitté. Il ne s’agit pas seulement de ma relation avec ma famille et mes amis israéliens, mais aussi de la substance particulière de la culture et de la société israéliennes caractérisées par un manque de distance ou de retenue. Cela peut être réconfortant et révélateur ; l’on peut, presque instantanément se trouver dans des conversations intenses, intimes même, avec d’autres dans la rue, au café, dans un bar.
Pourtant, cet aspect lui-même de la vie israélienne peut aussi être infiniment frustrant, puisqu’il y a si peu de respect pour les subtilités sociales. Il y a presque un culte de la sincérité, une obligation de livrer sa pensée, quelle que doit l’interlocuteur ou l’offense que cela peut causer. Cette attente partagée crée à la fois un sens de la solidarité et de lignes infranchissables. Quand vous êtes avec nous, vous êtes de la famille. Si vous vous retournez contre nous ou que vous vous trouvez de l’autre côté de ce qui divise la nation, vous êtes exclu ou vous pouvez vous attendre à ce que nous nous jetions sur vous.
Cela peut aussi être la raison qui a fait que cette fois, pour la première fois, j’ai eu de l’appréhension à aller en Israël et qu’une partie de moi était contente de m’en aller. Le pays a changé de façon visible et subtile, d’une façon qui a pu élever une barrière entre moi, observateur de l’extérieur, et ceux qui en sont restés une partie organique.
Mais mon appréhension, pour une autre part, avait à voir avec le fait que ma vision de ce qui arrive à Gaza a changé. Le 10 novembre 2023, j’ai écrit dans le New York Times : « En tant qu’historien du génocide, je crois qu’il n’y a pas de preuve qu’un génocide a lieu en ce moment à Gaza, bien qu’il soit hautement probable que des crimes de guerre et même des crimes contre l’humanité se produisent. (…) L’histoire nous enseigne qu’il est crucial d’avertir de la possibilité du génocide avant qu’il advienne, plutôt que de le condamner tardivement après qu’il est intervenu. Je pense que nous avons encore le temps ».
Je ne crois plus cela. Du moment où je me suis rendu en Israël, j’avais acquis la conviction qu’au moins depuis l’attaque des FDI sur Rafah le 6 mai 2024, il n’était plus possible de nier qu’Israël s’était engagé dans des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des actions génocidaires systématiques. Ce n’était pas seulement que cette attaque contre la dernière concentration de Palestiniens de Gaza – pour la plupart déjà déplacés plusieurs fois par les FDI qui, maintenant une fois de plus, les poussaient vers une soi-disant zone sure – témoignait d’un mépris total de toute norme humanitaire. Cela indiquait également clairement que le but ultime de toute cette entreprise depuis le tout début avait été de rendre la totalité de la Bande de Gaza inhabitable et d’affaiblir sa population à tel point qu’elle en mourrait ou qu’elle chercherait tous les moyens possibles pour fuir le territoire. En d’autres termes, la rhétorique débitée par les dirigeants israéliens depuis le 7 octobre était en train de se traduire dans la réalité – c’est-à-dire, comme l’a dit l’ONU en 1948 dans sa Convention sur le Génocide, qu’Israël agissait « dans l’intention de détruire, totalement ou partiellement », la population palestinienne de Gaza, « en tant que telle, en tuant, en provoquant de graves dommages, ou en infligeant des conditions de vie telles qu’elles provoqueraient la destruction du groupe ».
C’était là des questions dont je ne pouvais parler qu’avec une petite poignée de militants, d’universitaires, d’experts en droit international et, sans surprise, des citoyens palestiniens d’Israël. Au-delà de ce cercle limité, ce genre de déclarations sur l’illégalité des actions d’Israël à Gaza sont des anathèmes en Israël. Même la très grande majorité des manifestants contre le gouvernement, ceux qui appellent à un cessez-le-feu et à la libération des otages, ne les approuveront pas.
Depuis que je suis revenu de ma visite, j’ai essayé de placer mes expériences là-bas dans un contexte plus large. Cette réalité sur le terrain est tellement dévastatrice, et l’avenir semble si sombre, que je me suis autorisé à imaginer une histoire contrefactuelle et à entretenir quelques spéculations porteuses d’espoir sur un avenir différent. Je me suis demandé ce qui serait arrivé si l’État d’Israël nouvellement créé avait rempli l’engagement qu’il avait pris d’adopter une constitution fondée sur sa Déclaration d’Indépendance ? Cette même déclaration qui statuait qu’Israël « sera fondé sur la liberté, la justice et la paix comme envisagé par les prophètes d’Israël ; il assurera une égalité totale des droits sociaux et politiques à tous ses habitants, quelles que soient leur religion, leur race et leur sexe ; elle garantira la liberté de religion, de conscience, de langue, d’éducation et de culture ; elle protégera les lieux saints de toutes les religions ; et elle sera fidèle aux principes de la Charte des Nations Unies .
Quel effet une constitution de ce genre aurait-elle eu sur la nature de l’État ? Comment aurait-elle modéré la transformation du sionisme d’une idéologie qui cherchait à libérer les Juifs de la déchéance de l’exil et de la discrimination et à les mettre au même niveau que les autres nations du monde, à un État de nationalisme ethnique, d’oppression des autres, d’expansionnisme et d’apartheid ? Pendant les quelques années d’espoir du processus de paix d’Oslo, les gens en Israël ont commencé à parler d’en faire « un État de tous ses citoyens », Juifs et Palestiniens à égalité. L’assassinat du Premier ministre Rabin en 1995 a mis fin à ce rêve. Sera-t-il jamais possible pour Israël de renoncer aux aspects violents, exclusifs, belliqueux et de plus en plus racistes de sa vision telle qu’elle est adoptée maintenant là-bas par tant de citoyens juifs ? Lui sera-t-il jamais possible de s’imaginer à nouveau tel que ses fondateurs l’avaient si éloquemment envisagé – une nation fondée sur la liberté, la justice et la paix ?
Il est difficile de se laisser aller à de tels fantasmes pour l’instant. Mais peut-être précisément à cause du nadir dans lequel se trouvent maintenant les Israéliens, et encore plus les Palestiniens, et de la trajectoire de destruction régionale où leurs dirigeants les ont mis, je prie pour que des voix alternatives s’élèvent enfin. Pour dire, avec les mots du poète Eldan, « il y a un temps où l’obscurité gronde mais il y a l’aurore et la lumière ».