Il y a quelques semaines, on a pu constater à quel point le non-respect du droit avait déjà pénétré la bureaucratie fédérale allemande. Après que la ministre des Sciences Stark-Watzinger ait partagé sur son compte de réseau social la diffamation personnelle du journal Bild à l’encontre de scientifiques qui avaient participé à une lettre ouverte, il est apparu que son ministère avait fait examiner en interne dans quelle mesure des déclarations politiques déplaisantes pouvaient être prises en compte lors de l’attribution de fonds de recherche. Les fonctionnaires du ministère ont certes fait savoir à la ministre que ce type d’influence politique sur les décisions de financement était anticonstitutionnel. Toutefois, dans une communication interne, le nouveau secrétaire d’État Philippi s’est félicité de ce qu’une présomption d’ingérence politique puisse à elle seule entraîner une autocensure préventive des scientifiques.
Qu’est-ce qui distingue vraiment l’ordre juridique d’un État des règles d’une bande de brigands ? C’est à ce jeu d’esprit que sont confrontés les étudiants dans les cours d’introduction à la science du droit. Et, en effet, il semble bien y avoir une ressemblance : une bande de brigands prescrit une comportement déterminé à ceux qu’elle rencontre. Si quelqu’un dévie du comportement prescrit, la déviation est sanctionnée, si nécessaire par la force. La question de cours consiste alors à se demander si l’État ne se comporte pas tout à fait ainsi quand il exige de sa population un certain comportement et en contraint l’observance, par la force si nécessaire. Ce jeu d’esprit a une longue tradition. Augustin (345-430), le Père de l’Église, se demandait déjà en quoi l’Empire romain se distinguait de brigands en maraude. Mais cette question n’est jamais vraiment prise complètement au sérieux, car le jeu a lieu parmi des personnes qui partagent déjà la conception qu’une bande de brigands et un État sont deux choses complètement différentes. L’exercice intellectuel consiste à trouver des raisons pour lesquels cette conception déjà partagée est aussi correcte.
Qui a réfléchi un moment à cette question pourrait être étonné de découvrir à quel point sa réponse juridique s’exprime simplement. La différence consiste, est-il dit dans le manuel standard « Théorie du droit » de Bernd Rüthers, en ce que l’État instaure un droit étatique, qu’il fixe donc des instructions d’après des procédures établies, auxquelles tous sont liés[1]. Cette réponse, qui semble à première vue une tautologie, a aussi un noyau de vérité historique à côté de sa teneur idéologique d’auto-justification, car s’y représente le compromis de l’état constitutionnel moderne.
Monopole de la violence et État de droit
L’opération historique qui est au fondement de cette conception est le processus de négociation entre l’État-nation en voie de consolidation et le bourgeoisie émergente au XIXe siècle. De façon simplifiée, c’est la formule : « autorité effective de l’État » contre « contrôle de l’État de droit ». La monopolisation de la violence dans l’État[2] était acceptable pour la bourgeoisie, tant qu’était exclu un pouvoir « au gré des circonstances », que l’exercice de la violence suivait des règles et que les règles pour l’exercice de la violence étaient établies dans des procédures générales. En d’autres termes le monopole de la violence était acceptable s’il adoptait la forme d’un État de droit. En tant que garantie des droits, et non en tant qu’exercice de l’arbitraire, la violence étatique est même utile pour la classe bourgeoise émergente économiquement : le règne des lois promet rationalité et prévisibilité ; avec les droits civils, étaient également protégées les positions patrimoniales correspondantes et l’appareil de violence de l’État prenait en charge la répression des révoltes, des luttes liées au travail et de l’opposition politique[3].
Depuis, la liaison entre le monopole de la violence et le caractère de l’État de droit est constitutive pour l’État constitutionnel bourgeois. Quand en 1948, dans les Documents de Francfort, l’autorisation de rédiger une constitution ouest-allemande [la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne] a été accordée par les puissances d’occupation occidentales aux Länder [États] de l’Ouest de l’Allemagne, cette autorisation contenait notamment deux directives : la création d’un État central fonctionnel et la « Garantie des droits et des libertés individuels[4]. La Cour constitutionnelle a plus tard souligné que toute intervention de l’autorité publique dans les libertés et les droits individuels nécessite une base légale – quand bien même il s’agirait d’une intervention concernant la liberté de chevaucher dans les bois (Décisions de la Cour constitutionnelle, BVerfGE 80, 137). Pour qu’un fondement légal puisse justifier une intervention dans les libertés et droits individuels, il doit être lui-même formellement et matériellement légitime, c’est-à-dire qu’il doit être en accord avec les prescriptions de la constitution tant du point de vue des procédures que du contenu. Dans ce contexte, une simple affectation de tâches à un détenteur de l’autorité publique ou une déclaration d’opinion d’un organe de l’État ne peuvent pas être utilisées comme base juridique pour limiter les droits et libertés individuels[5]. Les atteintes aux droits individuels sont en principe soumises à la loi.
La porte est-elle ainsi fermée à des objectifs extra-juridiques, à un contrôle d’opinion idéologique ou à l’obligation d’adhérer à la pratique actuelle des affaires de l’État ? La Cour constitutionnelle fédérale ne serait pas elle-même si elle pouvait laisser un principe en l’état sans le restreindre au profit des détenteurs de l’autorité. Ainsi, dans l’un de ses moments sombres, il a jugé admissible que les candidats et candidates à la fonction publique soient soumis à un contrôle d’opinion, au cours duquel ils et elles peuvent être examinés non seulement sur leur respect de la loi, mais aussi sur le fait qu’ils ne rejettent pas fondamentalement l’État, du moins dans sa forme actuelle. Cela peut se faire sur la base d’une « évaluation de la personnalité » et les sanctions peuvent également être liées à l’activité juridiquement admissible pour un parti juridiquement admissible (Décisions de la Cour constitutionnelle, BVerfGE 39, 334, 352). La Cour a aussi indiqué ailleurs qu’elle était prête à laisser le droit être le droit si une valeur supérieure exigeait des partisans loyaux[6].
Raison d’État – une « horreur » étrangère ?
Survient la raison d’État. Le concept remonte au philosophe italien Niccolò Machiavelli (1469-1527). Dans son contenu, il signifie qu’un État a des intérêts propres et peut poursuivre ces intérêts même lorsqu’ils sont en conflit avec la morale, le droit et la religion. Un exemple discuté dans l’entourage de Machiavel était l’assassinat des prisonniers de guerre : étant donné qu’il s’agissait d’Italiens et de chrétiens, c’était sans doute « non chrétien », mais correspondait à la « raison d’État ». L’aspect innovant de cette théorie consiste à postuler un intérêt fondamental de l’État au-delà de la morale, du droit et de la religion et à mettre l’exécution de cet intérêt au-dessus de l’ordre terrestre et religieux. Dans cette absence de frontière se fonde en même temps l’horreur que cette théorie a suscitée. En allemand, on a parlé pendant des siècles de la raison d’État seulement sous la terminologie latine de ratio status et, jusqu’à aujourd’hui, le mot est emprunté de manière reconnaissable aux langues romanes. Un auteur du XVIIe siècle expliquait cela en se louant qu’un « peuple honnête » n’aurait pas « accordé » un nom qui lui serait propre à une telle « horreur »[7].
L’innovation de Machiavel a parfois été accueillie avec enthousiasme, mais aussi souvent rejetée avec indignation par son caractère sans équivoque. Tout un genre littéraire est né, qui s’est penché sur la question de savoir comment défendre la poursuite d’intérêts supérieurs, sans en acheter l’aspect terrifiant, à savoir que la poursuite de ces intérêts serait totalement sans limites. De telles tentatives ont toujours abouti à lier l’action gouvernementale à des « règles de sagesse » et ainsi à encadrer du point de vue de la morale, de l’éthique ou des moeurs, non l’intérêt en lui-même, mais sa réalisation. À l’adresse des puissants, il a été dit au nom de la « sagesse », que même un acteur guidé par ses intérêts irait bien plus loin s’il se soumettait lui-même à certaines restrictions. Ces tentatives de sauvetage sont toutefois passées à côté de l’essentiel. Car la question est la suivante : quel principe s’impose en dernière instance ? Le respect du droit ou la réalisation des intérêts de l’État ? Le concept de raison d’État n’a de sens que s’il représente des intérêts qui légitiment le mépris du droit et de la loi. Sinon, l’État pourrait en effet simplement se conformer au droit et à la loi.
Tout comme la souveraineté, la raison d’État émane d’un monde de pensée féodal. La bourgeoisie a strictement refusé le concept dans son combat pour un État de droit au XIXe siècle. « De la raison d’État on craignait la violation des traités, les expropriations et confiscations, l’imposition de nouveaux impôts, l’expulsion des minorités, les contraintes dans les questions de religion ou même la guerre[8]. La raison d’État est un concept lourdement hypothéqué. Il y a encore peu de temps, il était synonyme de rupture de contrat, d’arbitraire, de discrimination et de guerre. Son retour sans critique doit être considéré comme un étonnant comeback, surtout après le mépris du droit et de la morale pendant le Troisième Reich.
Le retour de la raison d’État sous l’apparence de la morale
Bien que le concept de raison d’État ait été fustigé dans l’espace germanophone, les questions liés à lui dans les autres pays européens se sont aussi posées en Allemagne. L’une de ces questions est à quoi sert alors l’État, quel est son objectif de son existence. À cette question, il a été répondu pour les démocraties en général que leur objectif est de pérenniser les procédures démocratiques d’alternance du pouvoir, d’où il s’ensuit que tous les autres objectifs doivent être soumis aux procédures démocratiques[9]. Pour la Loi fondamentale [de l’État fédéral allemand], l’objectif peut être situé dans la « garantie des droits et des libertés individuels ». Pour l’État constitutionnel libéral, il est généralement admis qu’il doit limiter l’exercice du pouvoir souverain et garantir les droits individuels. Cela signifie que la poursuite de ses objectifs est soumise à des procédures et que les interventions dans les droits individuels ne peuvent avoir lieu que sur la base de lois.
Mais ce qui avait été jeté par la porte est revenu bientôt par la fenêtre. Ce qui a ouvert la fenêtre dans ce cas a été « la doctrine des conditions constitutionnelles ». Cette doctrine admet tout d’abord que la fixation des objectifs dans l’État constitutionnel démocratique ne peut se faire que de manière légale. Mais elle affirme en même temps que la constitution et, avec elle, les « droits et libertés individuels » ainsi que les procédures démocratiques, ne sont sûrs que tant qu’un État protecteur est à leurs côtés. Selon cette idéologie, la protection de la Constitution est une protection d’État, car : « L’État est antérieur à la Constitution » (Josef Isensee). Avec cette théorie, on peut élever toutes sortes de faits au rang de biens constitutionnels en les déclarant « présupposés » de la Constitution. L’indemnisation, dans l’article 14, § 3 de la Loi fondamentale, ne présuppose-t-elle un système monétaire fonctionnel ? Le libre choix d’une profession de l’article 12, §1 de la Loi fondamentale n’est-il pas possible seulement dans une économie de marché ? Et les pères de la Loi fondamentale, « Famille », article 6, § 1, ne se représentaient-ils pas un père, une mère et un nombre indéterminé d’enfants ? La Loi fondamentale n’instaurait-elle pas ainsi une image traditionnelle de la famille ? Tout cela a été effectivement affirmé du côté conservateur, pour en tirer de prétendues conditions constitutionnelles devant la parenthèse démocratique. Un contenu spécifique de la raison d’État est traditionnellement le droit de l’État fédéral à former une armée permanente — même sans accord des états ou du Parlement. La Cour constitutionnelle de l’État fédéral n’a cependant pas accepté ce jeu lors de l’introduction de l’armée allemande. Les forces armées n’étaient pas expressément prévues par la Loi fondamentale et elles ne pouvaient pas non plus être instituées, sans fondement dans la Loi fondamentale, comme « condition constitutionnelle ».
La doctrine des conditions constitutionnelles sert à ’élever des faits arbitraires à un tang constitutionnel[10]. Dans le cadre de la Loi fondamentale elle fait de la « condition préalable » ce contre quoi la Loi fondamentale voulait en premier lieu protéger les individus — l’État. L’expérience du nazisme montre en effet qu’une force réellement destructrice et dévastatrice ne peut émaner que d’un État, et la réponse de la Loi fondamentale était la suivante : accorder le pouvoir central uniquement en échange d’un État de droit strict.
Les désirs du gouvernement par résolution
Dans le projet de loi des partis du Parlement fédéral – Parti social démocrate d’Allemagne (SPD), Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU), Verts et Parti allemand (DP) —, appelé par euphémisme « Protéger la vie juive », et dans lequel il est à peine question de vie juive en Allemagne, mais beaucoup plus d’une suspicion généralisée d’antisémitisme contre des prises de positions critiques sur Israël, le concept de « raison d’État » ne pouvait naturellement pas manquer. Habile rhétoriquement, mais historiquement faux, la « raison d’État » allemande y est reliée à la protection d’une « vie juive », comme si la République allemande avait été fondée pour protéger la vie juive. La connexion doit valoriser deux aspects : le concept de « raison d’État » obtient son habit de plus haute valeur morale ; le programme de gouvernement caché sous le concept de « protection de la vie juive » est soudain mis au-dessus de la constitution comme « raison d’État ». Avec cette méthode les désirs du gouvernement sont transformés en interdits supérieurs à la Constitution.
Avec ce projet de résolution, les groupes mentionnés veulent influencer les critères de sélection pour l’attribution de fonds publics dans les domaines particulièrement protégés de la science et de l’art. Cette prise d’influence n’est pas seulement inquiétante dans le contexte du scandale au ministère fédéral de la Science et de la Recherche. Elle manifeste un déplacement au sein de l’État de droit et renforce l’arbitraire de l’exécutif par rapport à la détermination du droit.
Il y a quelques semaines, on a pu constater à quel point le non-respect du droit avait déjà pénétré la bureaucratie fédérale allemande. Après que la ministre des Sciences Stark-Watzinger ait partagé sur son compte de réseau social la diffamation personnelle du journal Bild à l’encontre de scientifiques qui avaient participé à une lettre ouverte, il est apparu que son ministère avait fait examiner en interne dans quelle mesure des déclarations politiques déplaisantes pouvaient être prises en compte lors de l’attribution de fonds de recherche. Les fonctionnaires du ministère ont certes fait savoir à la ministre que ce type d’influence politique sur les décisions de financement était anticonstitutionnel. Toutefois, dans une communication interne, le nouveau secrétaire d’État Philippi s’est félicité de ce qu’une présomption d’ingérence politique puisse à elle seule entraîner une autocensure préventive des scientifiques.
Actions souveraines sans possibilité de contrôle
Le mépris du droit chez les représentants de la raison d’État est également illustré par la manière dont ce projet de résolution fait référence à une résolution antérieure du Parlement fédéral sur le mouvement BDS [demandant un boycott, des désinvestissements et des sanctions contre Israël] (BT-Drucksache 19/10191 du 10.05.2019). Cette résolution demandait aux organismes publics d’éviter toute attribution de fonds et de locaux à des personnes « proches du mouvement BDS ». Cette résolution a été attaquée juridiquement à plusieurs reprises. Malgré ses graves lacunes en matière d’État de droit, elle n’a jamais été supprimée. La raison étonnante en est qu’il s’agit d’une « simple décision parlementaire » sans « effet juridique »[11]. Les restrictions de droits sont soumises à une réserve de la loi, c’est pourquoi d’autres bases juridiques ont toujours été attaquées en justice – et avec un succès retentissant. Ainsi, la décision du Conseil d’État de la ville de Munich du 17 décembre 2017, par laquelle l’attribution de locaux pour des manifestations sur le thème du BDS a été exclue des possibilités d’utilisation des locaux publics, a été déclarée anticonstitutionnelle tant par la Cour administrative supérieure de Bavière que par la Cour administrative fédérale[12]. Mais pas la résolution « non contraignante » du Parlement, qui appelle les collectivités à agir précisément de la même façon, puisque cette résolution n’a aucun effet juridique[13].
L’absence d’« effet juridique » devient ainsi paradoxalement un avantage, car elle signifie que les déclarations ne peuvent pas être contrôlées du point de vue du droit individuel. En l’absence d’atteinte aux « droits et libertés individuels », la nécessité d’une protection juridique fait défaut. Il est ainsi possible pour le gouvernement de poursuivre, tout à fait dans l’esprit de la « raison d’État », des objectifs qu’il ne pourrait pas poursuivre par la voie juridique, comme le montre l’annulation judiciaire de la décision du conseil municipal de Munich. En recourant à nouveau à l’instrument de la « résolution », qui n’est pas du tout prévu par la Constitution, ces mêmes groupes profitent de sa position ambiguë : ils veulent influencer la procédure de sélection effective pour l’attribution de fonds dans le domaine sensible de l’art et de la science, mais avec un instrument qui n’est pas soumis lui-même à un contrôle juridique. En effet, les tribunaux invoqueront à nouveau le fait que la résolution n’a pas d’effet juridique et ne peut donc pas être attaquée par les détenteurs de droits fondamentaux. Dernièrement, la Cour administrative supérieure de Berlin-Brandebourg s’est déclarée incompétente pour examiner la résolution BDS en déclarant que l’affaire était un « litige constitutionnel » pour lequel seule la Cour constitutionnelle était compétente[14]. Il est évident que les conditions d’une plainte constitutionnelle — il faut être directement et effectivement concerné — ne peuvent pas être remplies et que, par conséquent, il n’y a pas de protection juridique. Ce procédé en dit long sur le mépris du droit au nom du bien. Elle illustre de manière exemplaire la gouvernance de la raison d’État contre le droit.
Au crépuscule de la morale
Comme dans le cas du scandale au ministère des Sciences, les résolutions n’ont pas pour but de réguler juridiquement un état de fait. Comme l’objectif ne peut pas être imposé de manière juridique, on le poursuit hors du droit. Les groupes parlementaires de tous les grands partis expriment leur volonté et font confiance à son respect, sans fondement juridique, par les détenteurs de la souveraineté et à l’obéissance anticipée des personnes concernées. Ces dernières peuvent bien ne pas être désignées de manière normative par la résolution, elles sont certainement averties. Les résolutions n’ont pas un caractère vérifiable. En accord avec cela, leur qualité juridique et linguistique est faible. Les deux résolutions seraient inutilisables en tant que textes normatifs, car elles ne remplissent pas les exigences minimales de précision : Que doit-on entendre par le fait qu’une personne est « proche » d’un « mouvement » ? Quand les conditions de l’infraction sont-elles remplies pour qu’une sanction soit appliquée ? Et comment le fait de bannir de manière générale des thèmes ou des manifestations de sympathie du débat public peut-il être en accord avec la liberté d’expression ? Dans ces résolutions, se succèdent perceptions non étayées de la réalité, analyses sans critère d’évaluation et proclamation de besoins d’action. Dans le nouveau projet de résolution, les groupes politiques ne pensent pas pouvoir contraindre uniquement le Parlement et les dirigeants, ils attribuent des « tâches » à l’ensemble de la « société ». Comme dans le poème « La solution » de Bertolt Brecht, la population devient un appendice de la volonté du gouvernement. Et comme l’État a (bien sûr) un objectif positif, il serait inadmissible de s’y opposer.
Que faire avec la raison d’État ?
Dans le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung du 7 août 2024, l’avocat américain des droits de l’homme Kenneth Roth a dénoncé l’utilisation abusive de l’argument de la raison d’État par la République fédérale. Malgré ses critiques acerbes à l’encontre du gouvernement fédéral, il sous-entend en même temps qu’il existerait aussi une manière admissible d’utiliser cet argument, que la raison d’Etat pourrait donc avoir sa place dans les Etats constitutionnels modernes. Mais c’est faux. Soit la constitution d’un pays est considérée comme la source suprême du droit. Soit ce sont les sources inépuisables de la volonté des gouvernants qui s’appliquent – l’État de droit ou la raison d’État.
Cela me ramène au cours d’introduction au droit de première année. Si un État se définit par son propre droit et une bande de brigands par des objectifs et des buts extra-juridiques, où se situe un pays dans lequel le gouvernement peut déclarer ses propres objectifs et utiliser l’appareil d’État pour les réaliser en droit ou en fait ? Face à une bande de brigands, il faut prouver que l’on se trouve sur le « sol » de l’ordre qu’elle a établi. Qu’est-ce que cela signifie quand un gouvernement prévoit de vérifier si ses citoyens et citoyennes sont « sur le sol de la Loi fondamentale » ? Dans un État de droit, comme l’a encore souligné le politicien du Parti libéral-démocrate (FDP) Gerhart Baum lors de la présentation du dernier rapport sur les droits fondamentaux, on n’a rien à prouver au gouvernement. Cela vaut-il aussi pour la République fédérale d’Allemagne ? La réponse à cette question devient chaque jour plus douteuse.
Contribution d’Andreas Engelmann, professeur à l’University of Labour, Francfort, et secrétaire fédéral de l’Union des juristes démocrates (Vereinigung Demokratischer Juristinnen und Juristen, VDJ).
[1] Rüthers, Rechtstheorie, Munich, 2022, p. 37 (la tautologie vient de ce que l’État est défini par le droit et le droit par l’État).
[2] Que ce soit d’une autorité effective de l’État ou d’un État de droit développé, on ne peut en parler avant le milieu du XIXe siècle. La discussion sur le monopole de la violence est la même que celle sur la délimitation entre l’État et les bandes de brigands. Il va de soi que l’État capitaliste moderne, avec son appareil de violence militarisé, n’a pas non plus le « monopole » effectif de la violence. C’est pourquoi la notion est en partie limitée à un « monopole » de l’exercice de la violence « légitime ». Mais avec cette restriction, la notion devient en tout cas tautologique, car si seul l’État peut exercer une violence légitime, il en a en même temps toujours un « monopole », quel que soit son « pouvoir » effectif (voir là-dessus Möllers, Staat als Argument, Munich, 2000, p. 275). Il me semble plus pertinent, de comprendre ce monopole de la violence comme une approximation : l’État a à sa disposition un pouvoir effectif sans concurrence significative.
[3] Le rôle constitutif que joue la violence étatique dans l’émergence du capitalisme a été décrit de différents points de vue, comme dans le chapitre de Marx sur « l’accumulation primitive » dans le premier volume du Capital ou dans Surveiller et punir de Foucault.
[4] D’autres directives concernaient le maintien de l’ouverture à une future réunification et l’organisation de l’État, c’est-à-dire la structure du nouvel État et, en particulier, l’exigence de créer un État fédéral avec des droits protégés pour les Länder (voir les Documents de Francfort du 1er juillet 1948).
[5] Opinion dissidente Böckenförde/Mahrenholz, Décisions de la Cour constitutionnelle, BVerfGE 69, 63 f.
[6] Voir là-dessus le fantastique article de Frankenberg, Angst im Rechtsstaat, Kritische Justiz 1977, p. 362 ff.
[7] Cité d’après Stolleis, Staat und Staatsräson in der frühen Neuzeit, Francfort, 1990, p. 37. Cet intérêt de l’État n’est pas apparenté à la volonté générale de Rousseau et ne reflète d’aucune façon un intérêt collectif du peuple. Bien au contraire.
[8] Stolleis, Staat und Staatsräson in der frühen Neuzeit, Francfort, 1990, p. 84.
[9] Möllers, Staat als Argument, Munich 2000, p. 192 ff.; Stolleis, Staat und Staatsräson in der frühen Neuzeit, Francfort, 1990, p. 81.
[10] Möllers, Staat als Argument, Munich 2000, p. 273.
[11] C’est la conclusion à laquelle est parvenu le service scientifique du Parlement fédéral dans son expertise WD 3 – 3000 – 288/20 du 21.12.2020.
[12] BVerwG 20.01.2022 – 8 C 35.20; Vorinstanz: VGH München 17.11.2020 – 4 B 19.1358.
[13] Ce résultat est ambivalent, même du point de vue de l’avis du Service scientifique, car il y est dit que la résolution peut très bien être prise en compte dans les décisions discrétionnaires.
[14] OVG Berlin-Brandenburg 16.06.2023 – 3 B 44/21.