Depuis mars, des centaines d’Israéliens ont rejoint des veillées silencieuses pour les enfants gazaouis assassinés, montrant leurs photos pour essayer de briser le mur d’apathie.

Samedi 26 avril, des centaines de manifestants se sont tenus côte à côte dans un silence complet au centre de Tel Aviv, montrant les portraits des enfants gazaouis qui ont été tués depuis qu’Israël a détruit le cessez-le-feu le 18 mars. La veillée coïncidait avec les manifestations hebdomadaires contre le gouvernement et les milliers de personnes rejoignant les rassemblements prévus sur la Place des Otages et le pont Begin sont passés devant cet affichage silencieux.
Quelques personnes se sont arrêtées et ont approché — réalisant seulement ensuite que les images étaient celles d’enfants palestiniens. D’autres ont reconnu la présentation des semaines précédentes. Quelques manifestants ont mis de côté leurs drapeaux israéliens et ont rejoint la veillée qui n’incluait ni slogans, ni pancartes. Deux femmes se sont arrêtées devant les manifestants, s’étreignant, en larmes.
À première vue, une présentation silencieuse de photos — le simple acte de faire de la place pour pleurer des enfants gazaouis— pourrait paraître insignifiante. Mais à la lumière de l’indifférence générale du public israélien à la destruction de Gaza, ces veillées, qui ont lieu depuis le 22 mars, ont réussi à commencer à percer le mur d’apathie.
Elles ont lieu dans le contexte d’une absence presque totale d’images de Gaza dans les médias israéliens et l’espace public dans la dernière année et demie. L’an dernier, des militants ont de temps en temps posté des affiches de Gazaouis assassinés dans Tel Aviv avec le slogan « Nous devons résister au génocide à Gaza ». Mais ces affiches ont été rapidement déchirées.
L’idée de ces manifestations silencieuses a pris forme chez plusieurs militants de Tel Aviv qui étaient horrifiés par l’ampleur de la mort et de la destruction après le renouvellement de l’attaque d’Israël en mars : rien que dans les dix premiers jours, au moins 322 enfants ont été tués.
« Cela a commencé spontanément », a dit Amit Shilo, un des organisateurs de la veillée. « Cela a été une semaine horrible et déchirante quand Israël a brisé le cessez-le-feu. Mon amie Alma Beck a posté un récit à propos d’un des enfants [parmi les centaines d’enfants gazaouis morts] et je lui ai écrit. « Emportant leurs photos à la manifestation de samedi soir ».
Tous les deux ont imprimé à la maison 40 photos en noir et blanc à partir du Daily File, une initiative indépendante organisée par des bénévoles israéliens pour compiler des données et des preuves documentées de la guerre d’Israël à Gaza et de l’occupation de la Cisjordanie. « Nous pensions qu’il y aurait seulement cinq personnes présentes pendant 10 minutes jusqu’à ce que quelqu’un nous attaque et que nous rentrions à la maison — mais des dizaines de personnes sont venues », a dit Shilo à +972.
Depuis cette première veillée, ils en ont organisé quatre supplémentaires lors des manifestations du samedi soir à Tel Aviv. La présentation a inspiré des actions similaires à Kafr Qasim, Jaffa, Haïfa, Karkur, et à l’université de Tel Aviv, ainsi qu’à Yad Vashem lors de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste.
Lors d’une manifestation anti-guerre à Tel Aviv organisée par le mouvement judéo-arabe « Standing Together » [Debout ensemble], la police a initialement interdit la présentation, mais a reculé ensuite ; à la fin, des milliers de personnes montraient les images des enfants gazaouis.
La prolifération récente de telles actions ne se produit pas dans un vide politique. De la décision de rompre le cessez-le-feu et de torpiller un accord sur les otages prise par le gouvernement aux actions de milliers de soldats protestant contre la politique de l’armée ou refusant de venir faire leur devoir de réservistes, la guerre est en train de perdre sa légitimité en Israël — forçant finalement davantage d’Israéliens à reconnaître les atrocités qui sont exécutées à Gaza.
« Une simple vérité qui parle d’elle-même »
Depuis le début de la guerre, il y a une minorité de juifs israéliens militants qui ont manifesté contre elle. Pour leur opposition publique à l’assassinat, à la destruction et à la famine à Gaza, beaucoup ont été attaqués ou arrêtés. Même maintenant, à Jérusalem et Haïfa, la police disperse souvent les manifestations, arrête les manifestants et confisque les pancartes. Récemment, l’université de Haifa a sanctionné la section étudiante de « Standing Together » pour avoir organisé une présentation de photos et à Be’er Sheva, des militants de droite ont arraché et déchiré des photos d’enfants gazaouis.
Pourtant, ces affichages silencieux d’affliction semblent provoquer généralement une réaction du public israélien différente de celle des manifestations considérées comme typiquement de gauche. « Je pense que d’une façon ou d’une autre nous sommes sortis du moule », a expliqué Shilo. « Il y a une simple vérité ici qui parle d’elle-même. Nous avons tué tant d’enfants — c’est difficile de contester cela ». Les gens arrivent souvent en colère à notre présentation, mais ensuite ils s’arrêtent, ils restent là immobiles et se taisent. « Le silence est un pouvoir. Et le fait que ce n’est pas [organisé par] une organisation spécifique — les gens sont réellement émus par cela ». En dehors d’un incident il y a deux semaines, où quelques participants à la présentation de photos ont été attaqués à la fin d’une manifestation sur la rue Begin, aucune réaction violente n’a été recensée.

À Jaffa, où il y a une large communauté palestinienne, la veillée prend souvent une signification beaucoup plus personnelle. « J’ai vu la première action à Tel Aviv et j’ai pensé que cela conviendrait à Jaffa aussi . C’était la seule action qui pouvait donner une légitimité à la peine que nous ressentons : pleurer, être triste », a dit à +972 Inas Osrouf Abu-Saif. Pendant deux semaines, elle a organisé une veillée quotidienne sur l’une des rues principales de Jaffa ; maintenant ils ont réduit à une fois par semaine.
Beaucoup de résidents palestiniens de Jaffa, y compris Abu-Saif, ont des parents à Gaza. « Ma famille, des deux côtés, a été bombardée — nous avons perdu le contact avec eux », a-t-elle dit. « Une femme a reçu des nouvelles que sa famille était sous attaque alors que nous étions ensemble, montrant les photos ».
La réponse à Jaffa est largement positive. « Des voitures qui passaient n’arrêtaient pas de revenir en boucle pour montrer qu’ils faisaient partie [de la manifestation]. Nous avons reçu beaucoup de regards qui disaient « Nous sommes avec vous », mais les gens avaient peur de descendre. L’espace qui est d’habitude très animé est devenu silencieux et calme », a dit Abu-Saif. Elle a aussi souligné que l’action a trouvé un écho auprès des Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza. « Nous avons reçu des messages nous demandant de continuer à élever nos voix ».
Quelques Palestiniens qui voulaient participer aux veillées se sont abstenus de le faire de peur d’être photographiés par la police sous couverture ou dénoncés à leurs employés. « Des mères m’ont dit qu’elles recevaient des mails de leur travail les avertissant que si elle participent à une manifestation quelconque, elles seraient renvoyées », a dit Abu-Saif. « Mais nous continuons — ceux qui ne peuvent nous rejoindre envoient des messages ou restent à proximité. »
Forcer à une discussion
Même s’il est probable que beaucoup de manifestants anti-gouvernement étaient déjà conscients des massacres à Gaza, il était évident lors de l’action de samedi à Tel Aviv que c’était la première fois qu’ils regardaient vraiment les victimes —et peut-être commençaient à saisir l’étendue de l’horreur.

Un homme, qui s’est identifié comme un soldat réserviste, a dit qu’il devait se présenter à son poste le jour suivant, mais qu’il avait décidé de refuser après avoir vu les photos. De temps en temps, des passants ont demandé des photos et ont rejoint la présentation. « Dans la première action, j’ai assisté vraiment à des conversations. Les gens étaient très surpris, ou leur justification [de la guerre] s’éffondrait », a dit Shilo.
Quelques-unes des familles d’otages qui s’expriment le plus ont désapprouvé explicitement les veillées. Yehuda Cohen, le père du soldat kidnappé Nimrod et une personnalité de premier plan dans les manifestations anti-guerre à Tel Aviv, a évoqué la présentations des photos dans son discours du samedi : « Ceci est une manifestation pour la libération des otages. Toute personne qui veut aider est bienvenue, mais pour les otages seulement. Cette manifestation n’est pas pour ‘mettre fin à l’occupation’ ou pour les enfants palestiniens, seulement pour les otages qui attendent dans les tunnels de Gaza ».
Pour les organisateurs, ces présentations de photos ont déclenché la prise de conscience douloureuse que le public israélien ne reconnaîtra pas de sa propre initiative l’immoralité d’assassiner plus de 15000 enfants— il faut aller dans la rue et le leur rappeler. « Nous vivons tous nos vies ; je vais à la plage avant la manifestation », a dit Shilo. « Ce n’est pas que cela me déprime de devoir le rappeler aux gens. Ce qui me briserait serait d’avoir à argumenter qu’il n’y a simplement aucune justification à tuer des enfants. C’est une sorte de soulagement de pouvoir en parler, mais c’est aussi triste de devoir être prêt à se faire battre pour cela ».
Les pères, mères et autres adultes qui ont aussi été tués dans les attaques israéliennes sont de manière évidente absents des photos présentées aux veillées — parfois des familles entières effacées dans une seule frappe.
Dans une enquête récente de NPR, des journalistes ont documenté que 132 membres de la famille Abu Naser avaient été tués en octobre 2024, quand Israël a lancé une frappe sur un bâtiment résidentiel de Beit Lahia, dans une des frappes plus meurtrières de toute la guerre. Plus de 40 % des morts étaient des enfants, la plus jeune victime étant un bébé de six mois nommé Sham, et dix familles nucléaires ont été effacées des registres d’état civil.
NPR a pris l’initiative sans précédent de publier son enquête avec une traduction en hébreu, apparemment dans l’espoir que cette documentation importante atteindrait aussi le public israélien. Comme ceux qui montrent les photos, ils espèrent aussi contester le gouvernement israélien et la réduction au silence des médias, l’auto-censure et le déni. Mais aussi longtemps que la guerre continue, leur travail restera inachevé.
Une version de cet article a été publié en hébreusur Local Call. Le lire ici.
Oren Ziv est photojournaliste, reporter pour Local Call, et membre fondateur du collectif de photographie Activestills.
- Photo : Une veillée silencieuse pour les enfants gazaouis assassinés, à Tel Aviv, 26 avril 2025 (Oren Ziv)