Liberté académique | Lettre sur le projet commun de résolution parlementaire en Allemagne

Nous vous écrivons au nom du Comité sur la liberté académique de la Société britannique des Études sur le Moyen-Orient (British Society for Middle Eastern Studies, BRISMES) pour exprimer notre profonde inquiétude à propos du projet commun de résolution des groupes parlementaires du SPD, d’Alliance90/Les Verts, du FDP et des CDU/CSU qui affirme avoir pour but de protéger, préserver et renforcer la vie juive en Allemagne, et dont une version préliminaire est récemment devenue publique. Le projet de résolution que vous proposez, cependant, sape de manière fondamentale les libertés artistiques et académiques protégées à la fois par le droit international et la Loi fondamentale d’Allemagne, et par conséquent il doit être abandonné. Il y a plusieurs aspects profondément inquiétants dans ce projet.

à l’intention de :

Christian Lindner, président, groupe parlementaire FDP [libéraux-démocrates]

Friedrich Merz, président, groupe parlementaire CDU/CSU [chrétiens-démocrates/chrétiens sociaux]

Omid Nouripour, président, groupe parlementaire Alliance90/Les Verts

Ricarda Lang, présidente, groupe parlementaire Alliance90/Les Verts

Rolf Mützenich, président, groupe parlementaire SPD [sociaux-démocrates]

envoyé par email

Chère Mme Lang, chers M. Lindner, M. Merz, Dr Mützenich, M. Nouripour,

Nous vous écrivons au nom du Comité sur la liberté académique de la Société britannique des Études sur le Moyen-Orient (British Society for Middle Eastern Studies, BRISMES) pour exprimer notre profonde inquiétude à propos du projet commun de résolution des groupes parlementaires du SPD, d’Alliance90/Les Verts, du FDP et des CDU/CSU qui affirme avoir pour but de protéger, préserver et renforcer la vie juive en Allemagne, et dont une version préliminaire est récemment devenue publique. Nous vous demandons de répondre par écrit à cette lettre.

Fondé en 1973, BRISMES est la plus grande association académique nationale en Europe se concentrant sur l’étude du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Elle s’engage à protéger la liberté académique et la liberté d’expression, à la fois à l’intérieur de la région et en connexion avec l’étude de la région, au Royaume-Uni et mondialement.

BRISMES s’oppose fermement au racisme sous toutes ses formes, y compris l’antisémitisme, et est engagée dans la lutte contre les racismes. Le projet de résolution que vous proposez, cependant, sape de manière fondamentale les libertés artistiques et académiques protégées à la fois par le droit international et la Loi fondamentale d’Allemagne, et par conséquent il doit être abandonné. Il y a plusieurs aspects profondément inquiétants dans ce projet.

Premièrement, le projet de résolution appelle à filtrer les candidats à l’attribution d’un financement pour les arts et les sciences, afin de garantir que les fonds ne seront pas « utilisés pour de l’antisémitisme », ce filtrage s’appuyant sur la définition de travail de l’antisémitisme proposée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (International Holocaust Remembrance Alliance, IHRA). Non seulement des termes comme « soutien pour l’antisémitisme » ou « utilisé pour de l’antisémitisme » sont bien trop vagues et imprécis, mais il a été largement démontré dans les dernières années que la définition de l’IHRA n’est pas adaptée pour être utilisée comme outil destiné à évaluer si des paroles ou des opinions d’individus constituent de l’antisémitisme. Un des rédacteurs même de la définition de l’IHRA, Kenneth Stern, a exprimé clairement et à de nombreuses reprises qu’elle n’était ni conçue ni appropriée pour être utilisée dans un arbitrage sur ce qu’est un discours de haine. En outre, la définition a été instrumentalisée à des fins politiques. En conséquence, plus de 100 organisations de la société civile dans le monde entier ont écrit au Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, exhortant les Nations Unies à ne pas adopter cette définition, parce qu’elle «  a été souvent utilisée pour étiqueter à tort comme antisémite toute critique d’Israël, et ainsi étouffer, voire parfois supprimer des manifestations non-violentes, le militantisme et les discours qui étaient critiques d’Israël et/ou du sionisme ». À la lumière de l’avis consultatif de la Cour international de justice du 19 juillet 2024 selon lequel Israël viole l’article 3 (sur la ségrégation raciale et l’apartheid) de la Convention internationale sur l’Élimination de toutes les formes de discrimination raciale, la définition de l’IHRA pourrait même être utilisée pour étiqueter comme antisémites ceux qui partagent les décisions de la plus haute Cour de justice dans le monde, ou expriment simplement leur accord avec elles.

Au Royaume-Uni, un rapport de BRISMES et du Centre européen de soutien juridique (European Legal Support Centre, ELSC) a analysé 40 cas, enregistrés entre 2017 et 2022, dans lequel des membres du personnel des universités et des étudiants ont été accusés d’antisémitisme, sur la base de la définition de l’IHRA. Dans tous les cas, sauf deux, les accusations d’antisémitisme ont été rejetés par l’université concernée après enquête, tandis que les deux autres restent encore à étayer. Le rapport de BRISMES-ELSC fait aussi le constat que la définition de l’IHRA est inadaptée pour identifier l’antisémitisme ; qu’elle sape la liberté académique et la liberté d’expression relativement à la discussion sur Israël et la Palestine ; et qu’elle risque d’être utilisée d’une façon qui discrimine les Palestiniens et d’autres personnes qui souhaitent enseigner, faire des recherches, étudier, discuter ou s’exprimer à propos de la violation flagrante et systématique par Israël des droits humains fondamentaux des Palestiniens.

Deuxièmement, la résolution proposée contrevient aux obligations légales, tant internationales que domestiques, de l’Allemagne. La liberté d’expression, y compris la liberté académique, est protégée par des nombreux instruments et par des organisations internationales de défense des droits humains dans l’Allemagne est membre ou signataire. La Cour européenne des droits de l’homme traite la liberté académique comme une question spécifique dans la clause sur la liberté d’expression de l’Article 10, l’Article 13 de la Charte de l’Union européenne sur les droits fondamentaux garantit explicitement la liberté académique, l’Article 19 de la Convention internationale sur les droits civils et politiques protège la liberté d’expression et les recommandations de l’UNESCO sur la liberté académique soulignent clairement qu’il est important que les universitaires soient libres de toute ingérence politique. L’Article 5 de la Convention internationale sur l’Élimination de toutes les formes de discrimination raciale oblige de plus les signataires à garantir que la jouissance du droit à la liberté d’expression soit donnée à « chacun, sans distinction de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique ». En Allemagne, en plus des protections mentionnées plus haut selon le droit international, la liberté académique et artistique est spécialement protégée par la Loi fondamentale, soumise aux limites déterminées par le Code pénal allemand. Sous les protections constitutionnelles accordées à l’art et à la science, l’État ne peut dicter un contenu aux artistes et aux universitaires ou les restreindre sur la base des opinions politiques des bénéficiaires. La discrimination sur la base de l’opinion politique est spécifiquement interdite par l’Article 3, paragraphe 3 de la Loi fondamentale d’Allemagne.

Pourtant, en proposant d’utiliser la définition de l’antisémitisme donnée par l’IHRA — qui identifie de manière erronée la critique d’Israël et l’antisémitisme, et qui a été fréquemment utilisée pour discriminer les individus sur la base de leurs opinions politiques — en tant qu’arbitre de l’antisémitisme, la résolution proposée contrevient à la Loi fondamentale et aux obligations juridiques internationales de l’Allemagne. Elle sape le principe qu’une subvention artistique ou scientifique devrait être allouée selon le seul mérite, au lieu de mettre à la réception d’une subvention des conditions sur le contenu du projet artistique ou académique, et ainsi sur les opinions politiques des artistes et des universitaires à propos d’Israël, de la question palestinienne et particulièrement des actions et des politiques du gouvernement israélien. Les récentes tentatives de la ministre fédérale pour l’éducation et la recherche [Bettina Stark-Watzinger] pour saper la liberté académique et les suggestions d’autres politiciens pour que leur financement soit retiré aux universitaires exerçant leur droit à la liberté d’expression, démontrent clairement que la résolution que vous proposez pourrait être utilisée à mauvais escient pour des fins politiques. Elle représente une ingérence flagrante et injustifiée de l’État dans les arts et le monde académique, et une attaque sérieuse contre la liberté académique et artistique et la liberté d’expression de manière plus générale.

Enfin, le projet de résolution réaffirme la résolution dite BDS de 2019 [appelant à refuser financement et aides aux groupes réclamant pacifiquement, comme le mouvement BDS, boycott, désinvestissement et sanctions vis-à-vis d’Israël]. De manière très inquiétante, votre projet ne semble pas prendre en compte le fait que le Service de recherche parlementaire du Bundestag a estimé que cette « résolution BDS » était illégale, ce qui soulève de profondes questions sur l’engagement de vos partis envers la règle du droit et les procédures démocratiques. De plus, l’Association américaine des professeurs des universités a récemment publié une déclaration affirmant que les boycotts académiques ne sont pas en eux-mêmes des violations de la liberté académique et peuvent au contraire être des réponses tactiques légitimes à des conditions qui sont fondamentalement incompatibles avec la mission de l’enseignement supérieur. Quand le personnel enseignant universitaire choisit de soutenir des boycotts académiques, cela peut être légitimement afin de chercher à protéger et à faire avancer la liberté académique et les droits fondamentaux des collègues et des étudiants qui vivent et travaillent dans des conditions violant cette liberté et un ou plusieurs de leurs droits.

Nous vous demandons donc instamment — dans les termes les plus forts — d’abandonner ce projet de résolution. Nous vous appelons de plus à :

  • confirmer publiquement votre engagement envers la liberté académique et la liberté d’expression et à sauvegarder ces droits constitutionnellement garantis pour toutes les personnes en Allemagne ;
  • engager un dialogue significatif avec des représentants des arts, du monde académique et de la société civile pour développer en commun et publiquement des politiques qui renforcent les arts et les sciences ;
  • abandonner la définition de l’antisémitisme de l’IHRA.

Nous attendons de connaître les mesures que vous prendrez pour répondre à chacune des préoccupations exprimées dans cette lettre.

Cordialement

Professeur Nicola Pratt                          
Présidente de BRISMES             

Dr Lewis Turner
Président du Comité sur la liberté académique de BRISMES