« J’ai vu des scènes atroces et je ne veux pas les revoir », a dit Yasser Khan, chirurgien de Toronto.
Photo : Une fillette palestinienne de 6 ans après son opération pour l’ablation d’un œil à l’Hôpital Européen près de Khan Younis, Bande de Gaza. Un éclat d’obus et une pierre de 5 à 8 cm ont frappé son œil gauche à la suite du bombardement d’un immeuble, voisin de l’abri de fortune où elle vivait avec sa famille. D’après le Dr. Yasser Khan, son père est mort et sa mère a été blessée dans une attaque israélienne. Photo : Yasser Khan
Tout au long des cinq derniers mois et demi, Israël a mené une guerre totale contre la population civile de la Bande de Gaza. Les États-Unis et autres nations occidentales ont fourni non seulement les armes pour cette guerre d’anéantissement contre les Palestiniens, mais aussi un soutien essentiel politique et diplomatique.
Les résultats des actions de cette coalition de meurtriers ont été dévastateurs. Selon des estimations prudentes, plus de 31.000 Palestiniens ont été tués, dont 13.000 enfants. Plus de 8.000 personnes sont toujours manquantes, dont on pense que beaucoup d’entre elles sont mortes sous les décombres des bâtiments détruits dans les attaques israéliennes. Les conditions d’une famine sont maintenant présentes dans de larges pans de la Bande de Gaza. Le fait que la Cour Internationale de Justice ait trouvé des raisons de mener l’enquête sur Israël pour de plausibles actes de génocide à Gaza n’a pas dissuadé les États-Unis et ses alliés de continuer à faciliter la guerre israélienne.
L’échelle monumentale de la destruction humaine provoquée par ces attaques poserait de sérieux défis à des hôpitaux bien équipés. Cependant, à Gaza, de nombreux établissements de soins de santé ont été anéantis par les attaques israéliennes, ou bien évacués, tandis que quelques-uns restent ouverts, mais avec une capacité de soins et de services très limitée. Les forces israéliennes ont maintes fois assiégé les installations hospitalières, tuant des centaines de travailleurs de santé et en arrêtant des dizaines d’autres, malgré les milliers de Palestiniens déplacés de l’intérieur qui s’abritent dans les complexes de soins de santé. Cette semaine, Israël a de nouveau lancé des raids sur l’Hôpital Al-Shifa, tuant dit-on plus de 140 personnes.
Depuis des mois, les médecins à Gaza ont pratiqué des amputations et autres opérations à haut risque sans anesthésiques ni véritable bloc opératoire. Les antibiotiques sont rares et souvent indisponibles. Les maladies contagieuses se répandent , alors que des centaines de milliers de Palestiniens sont obligés de vivre dans des abris de fortune avec un accès très limité aux toilettes ou aux produits sanitaires de base. Beaucoup d’accouchées sont incapables d’allaiter et les pénuries de lait maternisé sont courantes. Israël a régulièrement bloqué ou retardé les cargaisons d’aide de fournitures médicales vitales pour Gaza. Les soins élémentaires de médecine préventive sont pour ainsi dire inexistants et les experts médicaux prédisent que la malnutrition va condamner une nouvelle génération de jeunes Palestiniens à une vie de lutte contre des troubles du développement.
Le résultat des attaques contre les établissements médicaux, c’est qu’il ne reste qu’un seul hôpital fonctionnant entièrement sur le territoire, l’Hôpital Européen de Khan Younis. Le Dr. Yasser Khan, ophtalmologiste et chirurgien plastique canadien, vient de quitter Gaza où il a passé 10 jours à l’hôpital à accomplir des chirurgies des yeux sur des victimes d’attaques israéliennes. C’était sa deuxième mission médicale à Gaza depuis le début de la guerre en octobre dernier.
Ce qui suit est la transcription légèrement modifiée d’une interview de Khan.
Jeremy Scahill : Avant de parler de votre dernière mission médicale à Khan Younis dans la Bande de Gaza, je voulais vous interroger un peu sur vos antécédents et votre pratique médicale.
Yasser Khan : Eh bien, je suis originaire de la région du grand Toronto ici au Canada et je suis dans la pratique médicale depuis environ 20 ans. Je suis ophtalmologiste, mais je me spécialise en chirurgie plastique et reconstructive de la paupière et du visage.
C’est donc ma sous-spécialité et ce dans quoi je suis engagé depuis environ 20 ans. Je suis également professeur. Je suis allé en tant qu’humanitaire dans plus de 45 pays différents où j’ai enseigné la chirurgie, pratiqué la chirurgie et mis en place des programmes. Je suis ainsi allé dans de nombreux types de régions et de zones en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud.
JS : Et maintenant Dr. Khan, racontez-nous comment vous avez fini par aller à Gaza pour la première fois. Je pense que vous êtes parti pour votre première mission en hiver, mais dites-nous comment vous avez fini par monter dans un avion pour aller dans une zone de guerre où les Israéliens faisaient pleuvoir de la terre brûlée sur les Palestiniens de Gaza.
YK : Bon, vous savez, toutes ces choses, vous ne les prévoyez jamais. Vous ne prévoyez jamais d’aller dans un endroit comme Gaza. Et j’étais dans la première mission nord-américaine. C’est environ huit d’entre nous qui y sont allés, sept ou huit d’entre nous qui sont partis, des chirurgiens à la fois des États-Unis et du Canada, et vous ne pouvez jamais prévoir ce genre de choses et c’était juste une conversation par hasard avec l’un de mes collègues chirurgiens, chirurgien du thorax, près d’un évier de récurage. Et, vous savez, nous avons observé cette tuerie de masse ou massacre ces derniers mois – à ce moment-là environ trois mois – en direct pour la toute première fois, je pense. Et je pense donc que quantité d’entre nous souffraient, et il m’a surpris dans un moment de faiblesse. Il dit : « Écoute, je vais à Gaza. » Et j’ai répondu : « Quoi ? Comment ? Je veux dire, comment vas-tu entrer ? Personne ne va là-bas, pas vrai ? » Il [dit] qu’ils ont essayé pendant six semaines, et finalement l’OMS leur a donné le feu vert et donc tout va bien. « Peut-être que tu n’auras pas l’autorisation. Je sais, c’est probablement trop tard, mais laisse-moi transmettre l’information. Je veux dire, qui sait ? J’ai besoin de ton passeport, de ton diplôme de médecine et de ton groupe sanguin. » Et pour être honnête, je ne savais même pas quel était mon groupe sanguin. J’ai simplement supposé AB et, à ce moment-là, je le lui ai simplement envoyé tout de suite. Et, deux jours plus tard, miraculeusement, j’ai été accepté. Pour entrer à Gaza, première chose, personne d’autre qu’un membre d’une équipe de santé ou un médecin ne peut entrer et, pour y entrer, vous avez besoin de l’approbation de l’OMS, des autorités israéliennes et des autorités égyptiennes. Et c’est ainsi que j’y suis allé pour la première fois.
JS : Décrivez ce voyage, comment vous allez alors du Canada à Gaza. A quoi ça ressemble ? Comment vous arrivez finalement à Gaza ?
YK : Eh bien j’avais une journée pour réserver mon vol. Je l’ai réservé. J’ai rassemblé autant de fournitures que j’ai pu, et j’ai pris un vol jusqu’au Caire. Et du Caire, vous rejoignez un convoi de l’ONU qui, actuellement, part tous les lundis et tous les mercredis vers 5 H du matin, et c’est alors un voyage de huit à neuf heures à travers le Désert du Sinaï. C’est long parce que vous passez tout au long par de multiples checkpoints. Puis vous arrivez à la frontière avec Rafah, qui est actuellement contrôlée par l’Égypte et l’a toujours été. Vous passez alors par le service d’immigration et puis vous arrivez du côté gazaoui qui, lui, est contrôlé par les Palestiniens.
JS : Quelle a été votre première impression lors de ce premier voyage une fois passé d’Égypte en territoire palestinien, dans Gaza ?
YK : J’y suis arrivé de nuit vers 18 H.30 et personne ne voyage de nuit. En fait, l’heure limite de l’ONU est 17 H. parce que, si quoi que ce soit bouge la nuit, les forces israéliennes attaquent avec des drones ou autres missiles. Mais, vous savez, les deux gars qui sont venus de l’hôpital pour nous emmener ont dit : « Ça ira. Ne vous inquiétez pas. Ayez confiance en Dieu. » Et c’est ainsi que j’y suis allé.
Et pour vous le décrire, mes 20 premières minutes se sont passées quand je roulais de nuit. Nous étions la seule voiture sur la route. Et il faisait noir parce qu’il n’y a ni carburant, ni électricité, alors il fait sombre, et la route était vide. Et je dois dire, c’était assez effrayant. Je me suis essentiellement mis en paix avec Dieu et j’étais prêt à partir à tout moment. Mais, je n’ai jamais été plus heureux de voir le panneau d’urgence d’un hôpital et c’est [alors] que j’ai su que j’étais arrivé. La première chose que j’ai remarquée à ce moment là – c’était à KhanYounis – l’Hôpital Nasser et l’Hôpital Européen de Gaza étaient les seuls hôpitaux qui restaient dans la Bande de Gaza, seuls hôpitaux à fonctionner complètement à ce moment-là.
Khan Younis était encore une ville, une ville intacte, mais des combats se poursuivaient. Aussi, quand je suis sorti de la voiture, j’ai pu entendre le bourdonnement des drones qui marche 24h/24, et il était assez fort, 24 heures, il n’a jamais disparu. Je n’ai jamais vu les drones moi-même parce qu’ils sont très haut, mais ce sont des drones israéliens : il y a soit des drones espions, soit il y a un quadcopter, qui est le drone armé qui peut tirer des missiles et des coups de feu. Et ils tournent en bourdonnant. L’autre chose que j’ai entendue, ce sont les bombes. Et comme un « boum » de bombes, essentiellement toutes les heures, toutes les deux ou trois heures ; c’était comme des bombes qui secouaient tout. Bon, ce sont les premières images que j’ai eues.
Mais les autres images que j’ai eues ressemblaient à un énorme camp de réfugiés. Ainsi, fondamentalement à ce moment-là, il y a deux mois, environ 20.000 personnes avaient cherché refuge et dans l’hôpital et en dehors de l’hôpital. Et il ne s’agissait pas de tentes. Ce ne sont toujours pas des tentes. Ce sont des abris de fortune faits de draps de lit ou de feuilles de sacs plastique. Ceux qui sont dehors dorment par terre. Ils ont de la chance [si] ils trouvent un tapis ou une natte. A l’époque, il y avait une salle de bains pour environ 200 personnes qui devaient la partager. Et, à l’intérieur, les couloirs de l’hôpital étaient eux aussi transformés en abris. Il n’y avait pour ainsi dire pas la place de marcher, et il y avait des enfants qui couraient partout. Il est important de se souvenir que ces gens n’étaient pas des sans abri. Ils avaient tous des maisons qui avaient été détruites. Ce sont toutes des personnes déplacées qui ont cherché refuge dans l’hôpital.
« Ce que nous avions vu diffusé en direct sur Instagram, sur les réseaux sociaux ou autres médias, je l’ai vu en vrai moi-même et c’était pire que ce que je pouvais imaginer. »
C’est donc le chaos intégral que j’ai d’abord perçu, et puis on m’a dit qu’à chaque bombe, il suffit d’un quart d’heure pour que les victimes s’accumulent. C’est l’autre chose qui m’a choqué à l’époque : Ce que nous avions vu en direct sur Instagram, sur les réseaux sociaux ou autres médias, je le voyais en vrai personnellement et c’était pire que ce que je pouvais imaginer. J’ai vu des scènes atroces dont je n’avais jamais été témoin auparavant et que je ne veux jamais plus revoir. Vous avez une mère portant son garçon de 8 ou 9 ans, décharné – parce qu’ils sont tous affamés – et il est mort, il est froid et mort et [la mère] hurle, cherchant quelqu’un pour prendre son pouls et tout le monde est occupé dans ce chaos général. Ce fut là la scène qui m’a accueilli à mon arrivée pour la première fois à Khan Younis.
JS : Maintenant, vous revenez juste de votre deuxième mission médicale. Vous étiez à Gaza pour 10 jours. Décrivez les scènes dont vous avez été témoin cette fois-ci à Gaza, mais aussi spécifiquement à l’hôpital.
YK : Bon, je dois admettre que la première fois que j’y suis allé, j’ai dû m’habituer partiellement à ce qui se passait, voir d’énormes quantités de victimes, voir l’hôpital, rencontrer les médecins et les infirmières et les travailleurs de soins de santé, m’habituer à l’environnement, et aussi pratiquer des opérations. Cette fois-ci, cela allait au-delà de toute cette introduction.
C’était tout à fait démoralisant. Il faut être sur place pour voir à quel point ça va mal. En deux mois, les choses étaient non seulement toujours sur la même mauvaise pente, mais elles étaient de loin infiniment pires parce que maintenant, deux mois plus tard, Khan Younis a littéralement été détruite en tant que ville. C’était une ville active, animée, trépidante. L’Hôpital Nasser, comme vous le savez, est maintenant détruit. C’est essentiellement une zone morte. Et maintenant, il y a des corps en décomposition dans l’hôpital. Il a été évacué. Et je vais ajouter une chose : en tant que travailleur de soins de santé, je sais parfaitement que construire un très grand hôpital en parfait fonctionnement prend des années pour parfaire et construire et avancer, non ? C’est donc une véritable tragédie qu’il ait été détruit en quelques heures, c’est véritablement déplorable.
Alors maintenant [à l’Hôpital Européen de Gaza], au lieu de 20.000 personnes, il y en a environ 35.000 qui cherchent un abri dans un hôpital déjà au-delà de sa capacité. Aussi, maintenant, à la fois dehors et dedans, il y a une foule de personnes. On n’a plus la place de bouger maintenant dans les couloirs. La stérilité de l’hôpital a considérablement décru. L’Hôpital Européen de Gaza, tout ce que vous pouvez faire, c’est aller sur internet et regarder les photos d’avant. C’était un magnifique, splendide hôpital. Bien construit, bien géré, très parfaitement contrôlé – et maintenant, il est réduit à un lieu de formidable gâchis. C’est un affreux gâchis. Il y a des gens qui font de la cuisine dans les couloirs de l’hôpital, il y a les salles de bain, il y a les gens mélangés avec ceux qui sont malades, avec de graves blessures orthopédiques, post-opératoires. Il n’y a pas de lits. Alors parfois, les gens vont juste dormir dans leurs petits abris de fortune. Et ainsi l’infection, si tu peux l’imaginer, l’infection est rampante. Alors, si tu ne meurs pas la première fois ou si ta jambe ou ton bras n’est pas amputé la première fois, tu es sûr de l’infection. Alors, quand ils doivent pratiquer l’amputation, c’est pour sauver ta vie. Alors, c’est bien, bien pire.
« Ils font parfois 14 ou 15 amputations par jour, principalement sur des enfants, et ils font ça depuis six mois maintenant. »
L’autre chose que j’ai remarquée c’est que maintenant, plus que jamais auparavant, les travailleurs de santé et les infirmières et les médecins, sont tout simplement en burn-out. Je veux dire qu’ils sont tout simplement épuisés. Ils ont été les témoins de tant de choses en presque six mois maintenant. Ils ont vu tant de choses continuellement, toutes les heures, tous les jours. Quand j’opère [dans un hôpital du Canada], j’ai en général quelques listes essentiellement électives, de choix entre des problèmes non urgents qu’il faut régler. Et puis il y a un certain traumatisme, ou quelque chose qui arrive de temps en temps et qui est un peu plus urgent, pas vrai ? Ça, c’est ma liste habituelle. Mais [les travailleurs médicaux palestiniens], ils travaillent au jour le jour sur les traumatismes les plus épouvantables, les plus explosifs que vous ayez jamais vus. Ils font parfois 14 ou 15 amputations par jour, principalement sur des enfants, et ils font ça depuis six mois maintenant.
Ce que j’essaie de faire comprendre aux gens, c’est qu’il ne s’agit pas que du véritable traumatisme médical, c’est l’autre traumatisme associé qui touche ces patients, si vous avez été impliqué dans une blessure par explosion et que vous arrivez blessé, c’est sûr que vous avez perdu des êtres chers. C’est sûr que vous avez perdu soit un père, ou une mère, un enfant, tous vos enfants, toute votre famille, votre oncle, votre tante, vos grands parents, votre maison, quoi d’autre. Vous avez perdu quelque chose. Alors, chaque patient qui arrive est non seulement gravement blessé, mais il se débat avec ce traumatisme.
J’ai vu une fille qui avait essentiellement perdu tous ses frères et sœurs, une belle petite fille de 8 ans, qui avait perdu ses frères et sœurs. Arrivée pour une fracture à la jambe, elle était restée 12 heures sous les décombres. Et sa mère était morte, tous ses frères et sœurs aussi. Et toute sa famille [était] morte, ses tantes et ses oncles. Comme vous le savez, c’est l’assassinat d’une génération, comme un abattage ; des générations. Il y a environ 2.000 familles qui ont maintenant été complètement effacées, qui ne sont plus. Inexistantes. C’est donc un traumatisme générationnel ou une mort ou un massacre, et alors son père était dehors en train d’enterrer sa femme et ses enfants morts tandis qu’elle était là, seule pour faire réparer sa jambe fracturée. Et alors qu’elle était enfouie là-bas pendant 12 heures, cette petite fille de 8 ans était à côté de sa grand-mère et de sa tante, mortes, gisant à côté d’elle pendant 12 heures.
J’ai vu ce gars qui avait le visage fendu en deux, et il était resté sous les décombres pendant huit jours. Je ne sais pas comment il a survécu, et ils sont arrivés à le sauver. Il a perdu ses deux yeux, mais ils ont pu rassembler son visage, et il a survécu. Ainsi, ils s’occupent de ça, de tout ça.
Donc, deux mois plus tôt, ça allait mal, et deux mois plus tard, c’était encore pire. Je pouvais voir, en réalité ressentir le burn-out [chez les travailleurs médicaux palestiniens], mais ce sont des surhommes. Ils poursuivent leur travail quand le reste d’entre nous fera dans sa culotte, le reste d’entre nous a baissé les bras. Mais ils poursuivent leur tâche parce que c’est leur ténacité et c’est leur foi. Et ils considèrent toujours leur simple survie comme leur résistance. Vous savez, ils survivront aux bombardements israéliens quoiqu’il arrive parce que c’est leur façon de résister. Peu importe ce qu’ils ont tenté, peu importe à quel point ils essaient de les tuer, c’est fondamentalement leur mentalité.
JS : Dr. Khan, pendant que je vous écoute, je me rappelle aussi au cours de ces cinq mois et plus la totalité des épisodes où les forces israéliennes ont attaqué ou fait le siège d’hôpitaux et autres infrastructures médicales à Gaza. Et je pense particulièrement au personnel médical de l’Hôpital Nasser, qui a subi le 15 février un raid des forces israéliennes et où des dizaines de membres du personnel médical ont été saisis et faits prisonniers par les Israéliens. Et la BBC a fait récemment un exposé sur ce que l’on peut clairement qualifier, je pense, de torture sur ces travailleurs médicaux, y compris les tenir sur de longues périodes dans des positions stressantes, les arroser d’eau froide, les menacer avec des chiens muselés, leur bander les yeux et les laisser à l’isolement.
Et je pense au témoignage que vous offrez sur la détermination des médecins et puis imaginer après des mois et des mois à juste amputer des membres sur des enfants, parfois sans aucune anesthésie, et puis voir cette force d’occupation arriver ; se saisir des médecins, infirmières et autres personnels médicaux ; puis les soumettre à des interrogatoires sous la torture afin de les amener à confesser que d’une certaine façon, le Hamas se sert de l’hôpital comme d’un Pentagone, fondamentalement, pour organiser des attaques contre les forces d’occupation israéliennes. Quelles sortes d’histoires avez-vous entendues de la part de vos collègues palestiniens sur ces genres de raids et d’actions des Israéliens contre les locaux médicaux, les médecins, les infirmiers, et cetera ?
YK : Il s’est agi d’une attaque systématique, intentionnelle sur le système de soins de santé. Le plus bizarre dans tout cela, c’est que les politiciens israéliens ne s’en sont pas cachés. Ils ont fait des déclarations publiques sur la création d’épidémies. Il y a eu des tonnes de déclarations publiques sur ce qu’ils avaient l’intention de faire. Si bien que vous ne pouvez même pas inventer ce genre de choses. C’est bizarre la façon dont ils ont ouvertement dit cela, pas vrai ? Mais après l’avoir dit, je pense aux 450 travailleurs de santé qui ont été tués – médecins, infirmières, paramédicaux, plus de 450 – alors qu’ils ne sont pas supposés être des cibles, n’est-ce pas ? Ils sont protégés par le droit international. Des médecins ont été kidnappés, des médecins spécifiques ayant des spécialités uniques ont été ciblés et tués.
Des médecins ont été kidnappés et, oui, ils ont été torturés. Ils déshumanisent les médecins et les travailleurs de soins de santé quand ils les capturent. Nous en avons vu des photos, nous savons donc que cela arrive, et cela arrive réellement. Quelques-uns des médecins sont passés par la torture, et un médecin qui est revenu, c’est un chirurgien généraliste, il est revenu, j’ai parlé à sa femme, et il n’est plus le même maintenant. Il a été torturé et il a encore des marques de torture sur le corps, et c’est un chirurgien généraliste. C’est ça, juste un professionnel de médecine. Le directeur adjoint de l’hôpital a été totalement dévêtu et battu devant tous les autres membres de l’hôpital juste en quelque sorte pour l’insulter et le dégrader parce qu’il est leur patron. Et ils l’ont battu, roué de coups de pieds et injurié, et chacun en a été témoin, et ils l’ont fait exprès devant son personnel. C’est ainsi une déshumanisation supplémentaire d’un être humain. Ces médecins quand ils reviennent, les rares qui sont libérés, il y en a encore plein qui sont retenus en détention par les forces israéliennes, ils ne sont plus jamais les mêmes. Moi, en tant que chirurgien, cela me brise le cœur de voir ça. En tant que chirurgien, nous avons la vie des gens entre nos mains et nous guérissons. Et alors, les voir réduits mentalement à rien, c’est difficile à supporter. Ouais. C’est difficile à digérer.
JS : Je voulais vous poser une question à propos d’une tribune écrite par un de vos collègues. C’est un docteur américain, Irfan Galaria, qui a écrit une tribune libre pour le Los Angeles Times du 16 février à son retour de Gaza et je pense que ce docteur était à l’hôpital européen et a décrit une scène que je viens de lire sur ce qu’ils ont vécu dans cet hôpital :
“J’ai perdu trace du nombre d’orphelins que j’ai opérés. Après l’opération, ils sont placés quelque part dans l’hôpital, je n’ai pas de certitude sur qui s’occupe d’eux ni sur comment ils survivront. Une fois, un groupe d’enfants, d’environ 5 à 8 ans, a été amené aux urgences par leurs parents. Tous avaient été touchés à la tête par la balle d’un seul sniper. Ces familles étaient sur le chemin du retour vers leur maison à Khan Younis, à quelque 4 km de l’hôpital, après le retrait des tanks israéliens. Mais les snipers sont apparemment restés en arrière. Aucun de ces enfants n’a survécu ».
Cela devrait choquer l’âme de quiconque entend ces mots de la part d’un médecin américain pour décrire des enfants de 5 à 8 ans qui arrivent aux urgences avec, selon le docteur, des tirs d’un même sniper à la tête. Parlez-moi du type de blessures ou des cas de mort dont vous avez été témoin pendant le temps que vous avez passé là-bas.
YK : Ouais. Je connais Irfan, c’est vraiment un bon gars et il s’en est vu là-bas ; j’ai parlé avec lui à son retour. Je n’ai pas vu moi-même ce qu’il décrit lorsque j’étais sur place. Mais pour sûr le docteur a parlé de ce qu’il a vu et il est bien connu que c’est ce qui arrivait sur le terrain. Nous entendons des rapports de Cisjordanie aussi, où des enfants de 12 ou 13 ans se font tirer dessus pour rien, vraiment, sans aucune raison, juste pour leur tirer dessus. Donc, ce n’est pas quelque chose d’exagéré, et ça continue.
Ce que j’ai vu – je suis chirurgien ophtalmologiste, chirurgien ophtalmologiste plasticien, et donc j’ai vu ce qui est classique, ce que j’ai appelé « la face shrapnel de Gaza » parce que dans un scénario d’explosions, on ne sait pas ce qui arrive. Lorsqu’il y a une explosion, on ne fait pas ça (se cacher le visage), on essaie plutôt vraiment, en fait, d’ouvrir les yeux. Et alors il y a des éclats partout. C’est un fait bien connu que les forces armées israéliennes expérimentent leurs armes à Gaza pour stimuler leur industrie d’armement. Parce que si une arme est testée sur le champ de bataille, elle a plus de valeur, n’est-ce pas ? Elle prend une valeur plus importante. Donc, en réalité, ils utilisent ces armes, ces missiles, qui produisent intentionnellement ces gros éclats qui se répandent partout. Et elles causent des amputations inhabituelles.
Le Dr. Khan a pratiqué de la chirurgie pour extraire les yeux de nombre d’enfants blessés par des frappes israéliennes et a appelé ces blessures “La face shrapnel de Gaza ».
La plupart des amputations portent sur les points faibles, l’épaule ou le genou et ainsi elles sont mieux tolérées. Mais ces (éclats) entraînent des amputations à mi-cuisse ou au milieu du bras, qui sont plus difficiles, plus complexes et la réadaptation après est aussi plus complexe. Et aussi, ces éclats (sont) différents des blessures de balles. Une balle entre et sort ; il y a un point d’entrée et un point de sortie. L’éclat reste en place. Alors il faut le sortir. Donc les blessures que j’ai vues étaient – je veux dire, j’ai vu des gens dont les yeux s’étaient désintégrés. Et quand j’étais là-bas, et je pense que c’est ce que j’ai vécu, j’ai traité tous les enfants la première fois que j’ai été sur place. C’étaient des enfants de 2, 6, 9, 10, 13, 15, 16 et 17 ans. Et malheureusement, il fallait extraire leurs yeux. Ils avaient des éclats dans leurs orbites que je devais enlever et, bien sûr, enlever l’œil. Beaucoup de patients, beaucoup d’enfants avaient des éclats dans les deux yeux. Et on ne peut faire que ça parce que maintenant, à cause du blocus et à cause de la destruction de la plupart de Gaza, il n’y a pas d’équipement à disposition permettant d’ôter des éclats d’un œil. Et donc on les abandonne à leur sort d’aveugles.
C’est ainsi que j’ai vu ces blessures au visage, j’ai vu des enfants dont les membres étaient comme pendants, à peine tenant au corps. J’ai vu des blessures abdominales qui laissaient bien sûr voir les intestins. Et ce qu’il y a c’est qu’il n’y a pas de pièce pour les urgences et que donc ils sont tous à même le sol. Alors, avec ces traumatismes massifs, (les patients) sont par terre. Et parfois on les oublie dans ce chaos massif.
Il y avait un bébé de 2 ans qui est arrivé d’un bombardement tout récent. Il avait perdu sa tante et ses frères et sœurs ; sa mère était en train d’être amputée au bloc opératoire. Et c’était une employée de l’ONU, au fait, une employée palestinienne de l’ONU. L’enfant était juste oublié au sol, avec un traumatisme crânien majeur, vraiment majeur. Heureusement, au bout de deux heures à peu près, ils l’ont découvert. Et parce qu’il n’avait pas – je veux dire sa mère n’était pas présente, son père n’était pas présent, pas de famille présente – et heureusement ils l’ont trouvé. Et ils l’ont emmené en neurochirurgie, mais je ne sais pas ce qui lui est arrivé parce que c’était mon dernier jour, je partais. C’est pour ça que je m’en souviens très bien. Donc c’étaient juste des blessures jamais vues avant et dans une telle quantité que c’en était effarant.
L’UNICEF a dit en décembre – et c’était un chiffre faible- qu’il y avait plus de 1 000 enfants à avoir subi une double amputation ou une amputation simple. Cela seulement en décembre. C’est une estimation très prudente. Des gens ont parlé de 5 000 enfants. En janvier. Donc si on regarde deux mois plus tard, ce doit être 7 000 ou 8 000 maintenant, amputations simples ou doubles, des bras, des jambes, des deux jambes, des deux bras, des enfants pour la plupart. Il faut voir que dans les cas d’amputation normales, dans des circonstances normales, un enfant amputé passe par huit ou neuf opérations jusqu’à l’âge adulte pour apporter des corrections au moignon et le fixer. Qui va faire cela maintenant ? Non seulement ils ont perdu leurs soutiens, la totalité de leur structure familiale, ils n’ont pas la structure familiale ou l’infrastructure permettant de suivre ce protocole parce que tout a été détruit.
JS : Étiez-vous dans un seul hôpital ou dans plusieurs ?
YK : Non, je suis resté à l’Hôpital Européen. Au début je devais aller à l’hôpital Nasser mais c’est devenu trop dangereux et je pense que la crainte était que les Israéliens ferment la route et qu’alors je sois coincé dans l’hôpital Nasser, donc je n’y suis pas allé, je suis allé à l’Hôpital Européen. Et maintenant il ne reste plus qu’un hôpital en réalité, l’Hôpital Européen. Un seul hôpital de plein fonctionnement, s’entend. Il y a des dispensaires dans la ville – je veux dire, ils les appellent parfois hôpitaux, comme l’hôpital de campagne Indonésien, des choses comme ça, mais ce ne sont pas des hôpitaux au sens plein du terme. Ce sont des dispensaires qui ont un ou deux services du type un peu supérieur au niveau d’un dispensaire, mais ce sont essentiellement de simples dispensaires. Donc il n’y a maintenant qu’un hôpital qui fonctionne complètement, c’est l’Hôpital Européen, c’est pourquoi l’invasion imminente de Rafah me préoccupe énormément.
JS : À l’Hôpital Européen, y -a-t-il suffisamment de matériel pour gérer l’afflux de patients ? Vous décrivez une scène apocalyptique, en particulier avec ces amputations d’enfants. Y a-t-il un matériel adéquat pour traiter la demande dans cet hôpital où vous étiez ?
YK : il y a deux mois, il n’y en avait absolument pas. Le jour où j’ai quitté, ils n’avaient plus de morphine, et la morphine est nécessaire pour un grand nombre de traumatismes orthopédiques et de traumatismes majeurs. Il faut de la morphine pour le contrôle de la douleur. Donc ils étaient à court de morphine et ils étaient à court de beaucoup d’antibiotiques aussi, il y a deux mois. Maintenant, deux mois plus tard, du matériel est arrivé. Ils ont effectivement du matériel, qui s’épuise rapidement et il s’épuise effectivement. Alors, ça rentre mais l’équipement est rouillé, il est plus difficile d’avoir du matériel nouveau parce que tout ce qui peut être à double usage, les Israéliens en empêchent l’entrée.
Donc il n’entre pas beaucoup de matériel médical, malheureusement, ce qui a pour effet que beaucoup de matériel est rouillé et vieux et nécessite remplacement, mais ces docteurs palestiniens sont très innovants et géniaux, tous le sont. Ce par quoi ils passent, ce qu’ils ont fait est formidable. Je veux dire, chapeau bas, c’est sûr. Mais, oui c’est la pagaille. Je veux dire, c’est la pagaille même dans les blocs opératoires. Une pagaille désorganisée. Les gens sont frustrés. Il y a beaucoup de frustrations et je ne le leur reproche pas.
JS : Parlez-moi des conversations que vous avez eues avec les collègues palestiniens. Vous l’avez un peu évoqué, mais vous venez du Canada. Vous aviez aussi des collègues des États Unis et vous y êtes allé pour ces périodes de 10 jours et quelque. Je sais qu’il y a quelques docteurs qui sont restés plus longtemps, mais pour des périodes relativement brèves et nous devons tous nous souvenir que les médecins, infirmiers et personnel médical qui sont là-bas font leur travail alors que beaucoup d’entre eux ont perdu leur famille, leurs conjoints, leurs enfants, leurs petits-enfants. Ils ne partent pas. C’est cela leur réalité. Et, je me demande que pour un professionnel de médecine venant du Canada, c’est comment de parler à des collègues palestiniens et quelle impression ça a laissé dans votre cœur.
YK : Cela m’a laissé une impression considérable, surtout cette fois. Cette fois j’ai senti le fardeau émotionnel plus que la fois précédente. Mais, vous savez, je vais vous dire une chose. Je sais que nous parlons de la mort et de la maladie et de tout cela, mais une chose dont il faut aussi parler – et cela renvoie à la façon dont ils agissent, c’est la mort de leur culture et de leur civilisation, c’est un génocide ou un génocide plausible – cela fait partie de la définition du génocide, non ? Chaque terrain de jeu, lieu de rencontre, café, restaurant, mosquée vieille de 500 ans, église antique vieille de 500 ans, détruits. Des écoles sont détruites, des stades, des installations sportives, leurs hôpitaux détruits, leurs cinémas détruits, les musées détruits, les archives, les lieux où ils conservent leurs archives effacés, détruits, brûlés, leurs maisons, 80% des maisons, ont disparu. Et bien que les maisons soient vides, il n’est pas nécessaire de les détruire. Tout cela a été mis sur TikTok pour que le monde entier le voie. Les forces israéliennes l’ont mis sur TikTok et ont montré la destruction de ces maisons de ces belles personnes et puis ont dédié la destruction à leurs épouses ou à leurs enfants, n’importe.
Nous avons vu tout cela. Ça ne s’invente pas. C’est là, c’est ce que nous avons vu. Donc ils ont été témoins de tout cela. Ce que les forces israéliennes ont aussi fait, ça a été, une fois sur place, de dépaver les routes. Même à Khan Younis, beaucoup de routes ont été dépavées. Donc il ne reste pas de routes. Donc ils ont vu la destruction complète de leur culture et de leur civilisation, un effacement complet de leur culture. Et ainsi, en soi c’est une immense tragédie. Si nous nous regardons tous et examinons le cas où cela nous arriverait, que ressentirions nous ?
Alors dans le contexte, en dépit de cela, ils gardent espoir. Vraiment. Certains ont perdu espoir et veulent sortir. Il y a beaucoup de patients qui viennent ; il se peut qu’ils aient les yeux secs et demandent une recommandation pour être redirigés, une sorte de recommandation médicale, parce que c’est un moyen pour sortir. Or, tout d’abord, même les gens atteints de problèmes médicaux graves ne sortent pas si facilement, mais ils essaient tous de partir, juste pour sauver leur vie tout en disant qu’ils veulent partir et revenir. Ils veulent tous revenir, n’est-ce pas ? Parce qu’il y a quelque chose de magique en rapport avec la terre. Les Palestiniens sont là depuis des milliers et des milliers d’années, des Palestiniens musulmans, chrétiens et juifs. Ils mourraient plutôt que de partir, mais à ce moment, ils veulent partir, être saufs. C’est leur philosophie. Finalement, je crois que ce qui les tient ensemble c’est leur foi. Ils ont foi en Dieu. Ils ont foi en la justice. Ils n’ont pas du tout foi dans la justice humaine. Et je ne les blâme pas. Nous les avons vraiment abandonnés. Pas nous, s’il s’agit du citoyen lambda qui a manifesté et plaidé pour eux. Mais c’est à un niveau élitiste et gouvernemental. Ils sont encouragés et émus par toute personne dans le monde qui a lutté pour eux et pris leur parti. Ils savent cela et ils en sont émus. Mais d’un autre côté, ils ne savent pas quoi faire. Il n’y a aucune certitude. Aussi ne savent-ils pas comment prévoir leur avenir parce qu’ils ne savent pas s’il va y avoir une invasion de Rafah.
“Être blessé dans ce contexte sans système de soins, complètement effondré, c’est une sentence de mort ».
J’étais sur place, j’ai visité les camps de réfugiés, je suis allé à Rafah, j’ai vu, et si une invasion israélienne se produit à Rafah, je ne saurais suffisamment insister sur la catastrophe que cela va être. Il y aura des meurtres de masse, des destructions de masse, parce que tous ces chiffres sont là : 50 morts, 100 blessés. Mais ce que les gens ne réalisent pas c’est qu’être blessé équivaut à une sentence de mort. Être blessé dans ce contexte sans système de soins, complètement effondré, c’est une sentence de mort. Et les blessés perdront souvent tout le monde, tous les membres de leur famille, n’ayant aucun soutien, notamment les enfantsqui n’ont plus personne pour s’occuper d’eux, même des tantes et oncles. Ce sera catastrophique. Je ne sais pas quoi dire au monde pour stopper une invasion imminente. Il faut freiner ce premier ministre d’Israël. Il faut faire quelque chose pour arrêter cette invasion stupide qu’il persiste à vouloir mener, parce que ce sera catastrophique.
JS : je pensais justement à ce que vous avez dit du fait d’avoir à extraire les yeux d’enfants ou d’adultes qui ont été touchés par des éclats d’obus. Je pense que chacun d’entre nous qui a déjà été opéré ou qui a aidé un être cher subissant une intervention chirurgicale, sait que le chemin du rétablissement est souvent long et requiert de la physiothérapie ; il faut se faire à la perte d’une partie du corps et à la perspective de vivre sans elle le reste de sa vie. Comment comprenez-vous ce qui arrive aux patients que vous avez opérés, qui entrent maintenant dans une réalité où ils ne peuvent plus voir ? Ils n’ont pas d’yeux, ou des enfants à qui il manque désormais une jambe. Qu’est ce qui arrive à ces gens après que la situation critique a été traitée, après la chirurgie, après l’amputation, après que les yeux ont été ôtés ?
YK : Eh bien, Jérémie, c’est ce qui me tient éveillé la nuit et c’est ce qui pèse beaucoup sur moi. Simplement, la réponse globale c’est : je ne sais pas. La raison pour laquelle je ne sais pas est qu’ils vivent dans des tentes et des constructions provisoires. Nombre d’entre eux ont perdu famille et soutien, les enfants surtout ont perdu famille et soutien. Même des adultes.
J’ai eu un jeune homme de 25 ans à peu près, il a perdu un œil que j’ai extrait moi-même. Il a passé environ cinq, six ou sept ans, à dépenser des milliers et milliers de dollars pour un traitement FIV parce qu’il s’est marié jeune et qu’ils voulaient un enfant mais qu’ils ne pouvaient pas en avoir. Donc il a passé des années en traitement FIV et ils ont finalement eu un enfant qui avait 3 mois. Et il y a eu une attaque israélienne de missile sur sa maison. Il a perdu toute sa famille, son bébé et sa femme, ses parents et sa famille. Il est juste là à errer entre les tentes.
Il y a des tas d’enfants comme ça. Alors que leur arrive-t-il ? Je ne sais pas. Qu’est-ce qu’il va arriver à l’enfant doublement amputé qui n’a pas de maison, pas de parents ni d’oncles et tantes qui lui restent, ou des grands parents, pas de frères et sœurs ? Que va-t-il leur arriver ? Il y a aussi des enfants qui ont un grand frère de 11 ans quand eux ont, quoi, 5 ans. J’ai vu une fille qui a perdu un bras et la seule parenté qui lui reste est un frère ou une sœur de 11-12 ans qui s’occupe d’elle. Aussi, je ne sais pas ce qu’il va arriver parce ce que dans le contexte actuel, il n’y a pas d’infrastructure, il n’y a pas de soins pour ces moignons. Beaucoup s’infectent, ces moignons, après l’amputation – et où sont-ils évacués ? D’habitude, quand ils sont évacués, parce que l’hôpital essaie de les évacuer pour faire de la place pour accueillir plus de monde, ils sont évacués vers des abris ou des tentes. C’est là qu’ils sont évacués. Ce n’est pas comme s’ils étaient évacués chez eux avec des soins appropriés.
Je vais insister, Jérémie, sur le fait que les Palestiniens étaient depuis des dizaines d’années dans un camp de concentration à ciel ouvert. Ce n’est pas nouveau. C’était une lutte, mais ils pouvaient quand même vivre leur vie. Et parce qu’ils ne pouvaient aller nulle part, du fait des restrictions israéliennes et égyptiennes de l’autre côté, ils ne pouvaient aller nulle part, ils mettaient tous leurs efforts dans leurs maisons. Ainsi leurs maisons c’étaient leurs châteaux, leur vie, le centre de leur vie et leur univers, et ils prenaient vraiment grand soin de leurs maisons qui étaient l’objet de toute leur attention. Et maintenant ces gens qui sont sans abri, leurs maisons n’existent plus. Cela a donc un effet terrible et ils vivent sous des tentes, et je peux juste imaginer par quoi ils passent. Il y a un an encore, la vie était normale, si l’on peut dire, même en étant dans un camp de concentration, mais la vie était encore normale. C’était leur normalité, d’accord ? Et ils vivent et font au mieux. Ils sont très reconnaissants et bienveillants et inébranlables, et ils font bon usage de chaque scénario et ils ont fait bon usage même du fait d’être dans un camp de concentration. Ils en ont fait le meilleur usage. Mais maintenant c’est un crève-cœur.
JS : Je pense à cela aussi, et comme chaque personne qui est un parent, j’imagine la terreur ressentie lorsqu’on perd son enfant, tu es dans un parc à thème ou quelque part. Et tout d’un coup, tu ne vois plus ton enfant et tout ce qui te passe par la tête et tu imagines ton enfant seul au monde, complètement seul. Et, au fait, ils ont perdu la vue. Ou ils sont doublement amputés. Je ne suis pas allé à Gaza et je n’ai pas vu ce que vous avez vu, mais je pense à cela tout le temps et je pense que quiconque a intégré ce qu’il se passe comme une catastrophe humaine qui pouvait être empêchée, il ne fallait pas que cela arrive, pense à ces enfants et à ce que ça veut dire d’être seul au monde. Mais, par-dessus tout cela, être seul au monde tandis que c’est l’enfer sur terre. Ce sont des bombes, C’est l’effort de tout un chacun pour survivre ; c’est la faim. C’est la famine. Ce sont des gens qui se battent pour des bouts de nourriture lancés du ciel avec les bombes. Et tandis que je vous écoute, vos paroles illustrent à quel point c’est scandaleux au plus profond de l’humanité, comment c’est scandaleux. Quel est votre message pour le monde, maintenant ?
YK : Bon, Gaza c’est fondamentalement un enfer de la main de l’homme sur terre actuellement, c’est cela, et je pense qu’il n’est jamais trop tard. Si l’invasion israélienne de Rafah se produit, ce sera catastrophique. Nous devons faire tout ce que nous pouvons pour éviter que cela arrive, mettre toute la pression que nous pouvons sur nos acteurs politiques, sur les pouvoirs en place, pour empêcher que cela arrive parce que les soins et le bilan humain seront inimaginables. En réalité, cela fait 75 ans d’occupation. Au bout du compte, après toute cette mort et ces destructions, il leur faut leur indépendance et ils ont besoin d’avoir leur État indépendant pour qu’ils puissent vivre leur vie dans la dignité et la liberté.
Et je vais vous dire une chose : je suis allé dans 45 pays différents et les Palestiniens sont parmi les meilleures personnes que j’aie jamais rencontrées de toute ma vie. Ce sont les plus généreux, bienveillants, attentionnés, intelligents et sages que j’aie jamais rencontrés. Et donc ils méritent qu’on lutte pour eux. Je pense que c’est une question d’humanité. Je serai du côté de l’humanité à tout moment. Et ils méritent qu’on lutte pour elle. Donc je veux que nous continuions tous le combat et que nous continuions à militer pour eux jusqu’à ce que cette guerre s’arrête et qu’ils soient libres.