Pour fuir Gaza, des Palestiniens contraints de payer des sommes astronomiques

Des milliers de Gazaouis auraient rejoint l’Égypte grâce à une agence de voyages basée au Caire, aux mains d’un businessman qui réclame par personne au moins 5 000 dollars pour l’obtention d’une autorisation de sortie, avec la complaisance des autorités égyptiennes.

« On est en train d’essayer de collecter l’argent pour faire sortir ma famille de Gaza », souffle Ahmad*, un réfugié palestinien installé en France, qui suit depuis des mois, à distance, l’horreur qui se déroule dans sa ville d’origine, où plusieurs de ses proches ont trouvé la mort sous les bombardements israéliens. « On n’a pas d’autre choix, on veut les mettre en sécurité, alors on est prêts à payer. »

« J’ai tout essayé par la voie normale, en contactant le Quai d’Orsay, la cellule de crise, les ambassades… Mais j’ai perdu espoir. C’était la seule solution », abonde Jamila*, une Palestinienne réfugiée dans un pays européen depuis quatre ans. Mediapart a recueilli de nombreux témoignages, décrivant tous le même procédé visant à faire évacuer des proches coincé·es à Gaza.

Depuis le mois de janvier, une ancienne agence de voyages « VIP », basée au Caire, en Égypte, propose aux familles de débourser environ 5 000 dollars par personne, les tarifs du moment, pour leur permettre de passer la frontière, puis de séjourner temporairement sur le territoire égyptien. L’agence fonctionnerait avec la complicité des autorités égyptiennes. Des millions de dollars seraient ainsi brassés chaque semaine.

À Gaza comme au sein de la diaspora palestinienne, le nom de l’agence, Hala Consulting & Tourism, aux mains d’un certain Ibrahim al-Organi, a largement circulé. « Tout le monde en parle, confirme Jamila. Beaucoup d’amis à moi sont sortis de Gaza comme ça. »

Depuis Le Caire où elle s’est rendue dans l’espoir de retrouver son frère et sa sœur, pour lesquels elle a déboursé 10 000 dollars, Jamila évoque une entreprise « officielle » venue remplacer, en partie, le business des petits passeurs qui, jusqu’au mois de janvier, faisaient passer la frontière. « En février, l’agence était bondée, au point que les gens faisaient la queue à l’extérieur, même de nuit », explique la jeune femme.

Les pleins pouvoirs de l’agence

« Un ami à moi y est allé à 9heures du matin, il en est ressorti la nuit suivante, à 1heure du matin. » Celui-ci est parvenu à faire sortir sa sœur mi-mars, un mois après l’avoir enregistrée. Comme elle, un grand nombre de Gazaoui·es réfugié·es en Égypte vivent caché·es et n’osent prendre la parole, conscient·es de pouvoir être surveillé·es, voire expulsé·es en cas d’ennuis avec les autorités. Selon plusieurs sources, ces réfugié·es ne disposent que de 30 à 45 jours de droit au séjour en Égypte, une fois la frontière passée.

Khalid*, un Palestinien originaire de Gaza installé en France, raconte que son frère a pu quitter l’enclave palestinienne il y a un mois grâce à cette même agence, moyennant 5 000 dollars… Enfin, sans le supplément « fastpass » : « La personne qui s’est rendue à l’agence pour lui a trouvé énormément de monde sur place. Un agent lui a proposé de payer plus pour pouvoir entrer par une porte dérobée… »

Confrontée à un enjeu de vie ou de mort, la famille a payé. « Ils profitent de la situation et te manipulent pour arriver à leurs fins. Ils se disent que si tu as trouvé 5 000 dollars, tu peux bien en trouver 7 000. » Sauf que ses proches n’ont rien de « gens aisés », souligne-t-il, évoquant un père retraité et une mère au foyer. « Donc, théoriquement, payer une telle somme était impensable pour nous. Et même sur le plan moral, on avait un problème avec ça. »

Mais la guerre et la crainte grandissante que la mort ne les emporte les ont poussés à accepter. L’argent a été collecté grâce à la solidarité des ami·es et des proches. Avant que l’agence de voyages ne prenne en janvier le « monopole » de ce business naissant, ses parents et sa petite sœur étaient parvenu·es à fuir Gaza avec l’aide d’intermédiaires, contre la somme de 15 000 dollars.

« On a ouvert une cagnotte, nos proches se sont cotisés. J’ai payé ce qu’il manquait pour mes parents. » Tout le monde, insiste-t-il, passe ou veut passer par cette agence. Pour Khalid, « les gens ont dépassé le stade de l’espoir etl’idée d’une éventuelle reconstruction de Gaza », où l’on ne cherche qu’à « survivre », « trouver à manger ».

« Nous, les Palestiniens, on s’est toujours interrogéssur la Nakba et ce qui a poussé nos grands-pères à laisser leur village. Aujourd’hui, on comprend enfin : quand il y a des enfants, des personnes âgées, des gens malades, c’est la survie qui prime », développe le trentenaire.

La communication étant extrêmement compliquée avec les habitant·es de Gaza, Internet régulièrement coupé, les téléphones souvent détruits, perdus ou déchargés, l’agence compte principalement sur les réseaux sociaux pour indiquer aux familles si elles ont la possibilité de fuir.

Une fois le paiement réalisé, l’agence enregistre les personnes grâce à leur nom et leur date de naissance, le temps de traiter leur « dossier » durant quelques semaines ou mois. Un simple reçu, qui ne mentionne pas la somme perçue, est fourni après le passage en agence. Celle-ci diffuse ensuite la liste, sur Facebook et Telegram, des personnes ayant obtenu les documents nécessaires à leur sortie.

« Les Gazaouis peuvent alors passer la frontière, en payant des frais de passage, peu élevés. Les autorités égyptiennes vérifient qu’ils sont bien sur la liste et leur délivrent un laissez-passer », décrit Jamila.

Certains jours, la liste peut contenir jusqu’à 500 noms. « Je vous laisse calculer à combien on arrive pour un montant de 5 000 dollars par personne » : 2,5 millions de dollars, par jour. « C’est du trafic », tranche la réfugiée, qui dit avoir ouvert une cagnotte dans son pays d’accueil et récolté 10 000 dollars. De quoi payer pour deux personnes. 

Jamila et ses proches ont arrêté leur choix « dans les larmes ». Pour l’instant, ce sont les plus jeunes de la fratrie qui quitteront Gaza. Personne n’ose dénoncer ce système, ajoute-t-elle, estimant qu’il s’agit de la « seule option ».

Originaire de Gaza, Nisreen* a été seule à pouvoir fuir l’enclave palestinienne en mars, laissant derrière elle ses parents, qui ont utilisé toutes leurs économies pour la « sauver ». « Ça leur a coûté 5 000 dollars, ils ne pouvaient payer que pour une personne. » Passer la frontière aura été éreintant, relate-t-elle, quittant Gaza à 7 heures du matin pour arriver au Caire à 23 heures, à bord d’anciens bus scolaires très inconfortables, où ils n’étaient pas « traités comme des rescapés de guerre mais comme le produit d’un pur business ».

Après « six mois de génocide », Nisreen n’avait plus d’autre choix. Pour autant, la pression n’est pas retombée depuis qu’elle a rejoint le territoire égyptien, où elle est désormais en sécurité. « Je devrais me sentir reconnaissante d’avoir pu partir quand des millions d’autres n’ont pas pu. Je ne peux pas me réjouir sachant que mes parents et mes amis sont restés là-bas. »

Ahmad a économisé durant des mois, en plus de la cagnotte ouverte en février, pour collecter la somme nécessaire et sauver ses proches. « On voit des chiffres totalement inacceptables sur les cagnottes », soupire Khalid, triste de savoir qu’au fond, cet argent « sert à la corruption en Égypte ».

En France, les lenteurs ministérielles

Il dit avoir alerté le Quai d’Orsay sur ce « risque », après maintes relances à l’automne dernier. Lui et plusieurs autres proches de Gazaoui·es ont même été reçus par ses agents ; et le nom de leurs proches a été, assure-t-il, enregistré par le ministère des affaires étrangères. « J’ai dit aux agents qui nous ont reçus que l’argent de la solidarité française servirait à la corruption si nos proches n’étaient pas rapidement évacués. »

Contacté, le Quai d’Orsay nous a renvoyés vers les réponses déjà formulées pour notre enquête, révélant que le ministère de l’intérieur avait bloqué l’évacuation promise de familles de Français·es bloquées à Gaza. Le ministère explique que des procédures sont lancées pour différentes catégories de personnes, dont les ayants droit de résident·es palestinien·nes en France, « de manière tout à fait exceptionnelle » : « On ne l’a jamais fait pour d’autres nationalités, on est très fiers de l’avoir fait dans ce contexte. » Ses services ajoutent que ces procédures « prennent du temps » parce qu’il faut, en plus des blocages du ministère de l’intérieur, négocier avec les autorités israéliennes et égyptiennes.

Finalement, constate Khalid avec amertume, « on a vu l’impuissance totale de la France, qui se réjouit d’avoir fait sortir 200 personnes. Ou alors son manque de volonté ». Mais, nuance-t-il, quand les cagnottes dépassent les sommes servant à payer l’agence, l’argent de la solidarité sert aussi à aider les Gazaoui·es à se reconstruire ailleurs, là où ils arrivent en ayant tout perdu. « On ne pense pas assez à l’après. Il ne suffit pas de sortir de Gaza », souligne le jeune homme.

Reste la question du transfert de telles sommes d’argent, qui transitent parfois par d’autres pays, par des chefs d’entreprise ou de simples voyageurs, comme l’expliquent plusieurs témoins, pour atteindre ensuite l’Égypte. «  C’est très compliqué de virer l’argent directement là-bas, explique Khalid. Et même si on le vire en dollars, le destinataire ne pourra pas forcément retirer dans cette devise. »

Le double discours de l’Égypte

Jamila est parvenue à envoyer l’argent par des amis, qui l’ont ensuite remis à une proche, chargée de se rendre à l’agence. « Là-bas, ils n’acceptent que les nouveaux billets de dollars, sinon ça ne passe pas », précise-t-elle.

L’Égypte manque actuellement de dollars, poursuit Khalid pour expliquer à la fois la difficulté de transférer les fonds par virement et la complaisance des autorités égyptiennes. « Ici, on parle de milliards de dollars. Il est évident que l’agence Hala a des liens avec l’État. »

Une source travaillant dans le monde humanitaire abonde : « L’État engrange ainsi de la devise américaine. Une telle agence ne peut pas travailler comme ça, ne peut pas faire passer autant de personnes si elle n’a pas des liens directs avec le pouvoir. »

Cette source a elle-même utilisé les services de l’agence Hala, bien avant la guerre, pour circuler entre Gaza (dont elle est originaire) et l’Égypte. Auparavant, précise-t-elle, les tarifs variaient entre 500 et 1 000 dollars, et permettaient à des Gazaoui·es relativement aisé·es de bénéficier d’un service « VIP » pour circuler sans contraintes de temps ni contraintes matérielles.

Mais, depuis la guerre, le public a changé. « Et les prix ont flambé. Un ami a dû débourser 14 000 euros pour sortir de Gaza avec sa famille. Ces gens profitent de la souffrance des Palestiniens, qui tentent de sauver leur vie. » La grande majorité n’en a pourtant pas les moyens.

Le cynisme de ce système est encore accentué par le discours porté au sommet de l’État égyptien. Depuis les attaques du Hamas en Israël le 7 octobre 2023, puis le massacre faisant rage à Gaza en réponse, l’Égypte insiste sur un point : elle n’acceptera pas de réfugié·es palestinien·nes sur son sol, peu importe la situation. Ses frontières, donnant notamment sur la ville de Rafah, sont restées officiellement closes ; et plus d’un million de Gazaoui·es vivent là dans des conditions indignes, sans pouvoir aller plus loin.

Pire, l’Égypte a tout récemment signé un accord avec l’Union européenne dans lequel elle s’engage à protéger les frontières de l’Europe en contrôlant les migrations depuis son territoire, avec, en toile de fond, la crainte des pays de l’UE de voir arriver un afflux important de réfugié·es palestinien·nes.

« Le discours officiel de l’Égypte sur les réfugiés nous a tout de suite inquiétés, souligne Khalid. Celavoulait dire qu’ils étaient en train de négocier le prix. Finalement, ils filtrent pour accepter les gens contre rémunération. » Quant à l’accord sur les migrations, il pourrait signifier que tout le monde est au courant : « L’UE paie simplement l’Égypte pour qu’elle les garde chez elle. »

Nejma Brahim