Un infirmier, un fonctionnaire et un professeur, parmi les milliers de Palestiniens détenus sans charges, n’ont pas été informés de la mort de membres de leurs familles dans les attaques israéliennes.
Pendant six mois après que ce soit devenu impossible, Ahmed Wael Dababish a rêvé d’une simple réunion : le jour où il pourrait à nouveau étreindre sa femme, Asma, ses deux filles et son jeune fils.
Infirmier de Gaza, Dababish a vu sa famille pour la dernière fois aux premières heures d’une nuit de décembre 2023 quand les troupes israéliennes ont attaqué une école où ils avaient cherché refuge.
Les soldats ont ordonné aux hommes d’aller dans la cour, puis en ont arrêté un grand nombre, dont Dababish. Il a été détenu au secret pendant 13 mois sans charges, ni procès, ni accès à un avocat, ni aucune communication avec sa famille. Alors, quand un obus israélien a tué Asma, 29 ans, et leur plus jeune fille de trois ans, Ghina, en août 2024, il n’y a eu aucun moyen de lui transmettre les nouvelles.
Il a été libéré en février dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu après avoir fêté ses 33 ans en prison, et il a été brièvement bouleversé quand il a vu son père et ses cousins qui l’attendaient pour l’accueillir chez lui.
C’était étonnant de voir quelqu’un que je connaissais », a-t-il dit. La joie d’être entouré de visages familiers et aimés après un an de faim, de tortures et d’isolement de tous ceux qu’il connaissait n’a duré que jusqu’à ce qu’il s’enquière de sa femme et de ses enfants.
Le père de Dababish a sorti une photo sur son téléphone pour aider à dévoiler les nouvelles insupportables. Elle montrait Ghina, son bébé, préparée pour l’inhumation, à côté de son jeune cousin. « C’est le moment auquel je ne peux toujours pas croire », a dit Dababish, s’effondrant à nouveau à ce souvenir. Ça ne m’avait jamais traversé l’esprit qu’elles puissent être tuées. »
Alors qu’il sanglotait, ses deux enfants survivants, Muadh, six ans, et Aisha, 8 ans, essayaient de le réconforter par leurs étreintes.
Sa tragédie n’est pas unique. L’Observer a parlé à trois Palestiniens de Gaza dont la famille immédiate a été tuée alors qu’ils étaient détenus par l’armée israélienne ou dans des prisons civiles sans charge ni procès. Ils n’ont appris leurs pertes que lorsqu’ils ont été libérés des mois plus tard.
Les trois hommes sont des civils – un infirmier, un fonctionnaire et le directeur d’une école primaire – qui disent qu’ils n’ont jamais pris les armes. En prison, ils n’ont pas eu accès à un avocat et n’ont pas été autorisés à communiquer avec leur famille.
Les associations de défense des droits juridiques disent qu’il y a vraisemblablement beaucoup d’autres détenus de Gaza qui ont perdu leur famille proche dans les attaques israéliennes, mais n’ont pas été informés de leur mort.
Les visites, courriers ou appels de la famille ont été interdites pour les Palestiniens détenus par Israël depuis le 7 octobre 2023, quand le Hamas a lancé son attaque surprise sur Israël, et les télévisions et les radios ont été retirées des cellules.
« Ils renforcent l’isolement des prisonniers. Ils ne veulent pas qu’ils apprennent quoi que ce soit sur leur famille et leurs êtres chers », a dit Tala Nasir de l’organisation de défense des droits des prisonniers palestiniens Addameer.
Les prisonniers qui peuvent s’assurer une représentation juridique peuvent parfois obtenir des nouvelles par leurs avocats, mais il y a certainement des centaines et probablement des milliers de détenus de Gaza qui n’ont pas d’avocat.
La plupart sont détenus selon la loi israélienne des combattants illégaux, qui permet une détention illimitée sans produire de preuve. L’État peut détenir quelqu’un pendant 45 jours avant d’autoriser l’accès à un avocat ou de le conduire devant un juge pour autoriser la détention. Quand la guerre a éclaté, ces périodes ont été allongées respectivement à 180 et 75 jours.
Amnesty International a dit que ce système « légalise la détention au secret, autorise la disparition forcée et doit être aboli ». Malgré les milliers d’arrestations, on ne connaît aucun procès de quiconque capturé à Gaza depuis le 7 octobre 2023.
Le gouvernement ne fournit pas d’avocats aux détenus palestiniens et il est impossible pour les associations d’assistance juridique de soutenir les prisonniers à l’échelle atteinte maintenant, a dit Jessica Montell, directrice générale de HaMoked, association israélienne qui a des décennies d’expérience de combat pour les droits des Palestiniens devant les tribunaux israéliens.
« Je suis certaine que c’est le cas de la vaste majorité des détenus de Gaza qui n’ont pas vu un avocat », a dit Montell, ajoutant que les équipes de HaMoked ont rendu visite à quelques dizaines de détenus de Gaza parmi les milliers qui sont prisonniers en Israël. « Il n’existe rien qui ressemble à un bureau de défenseur public pour aller tous les voir. Il n’existe pas d’obligation pour l’État de fournir des avocats. »
Les obstacles bureaucratiques et l’éloignement de beaucoup de camps de détention et de prisons limitent les visites. Quand des avocats arrivent à rencontrer des détenus de Gaza, leur dévoiler des nouvelles douloureuses fait régulièrement partie de leurs échanges, d’après Nasir.
« Parmi les prisonniers que nous suivions, nombreux étaient ceux dont un ou deux membres de leur famille avaient été tués à Gaza sans qu’ils en soient du tout informés. C’est tellement déchirant, et c’est vraiment dur pour l’avocat de délivrer cette information au prisonnier. »
En décembre, l’État d’Israël a dit qu’il détenait plus de 3.400 Palestiniens de Gaza conformément à la loi des combattants illégaux, en réponse à une requête de la cour suprême déposée par une association militante, le Comité Public Contre la Torture en Israël (CPCTI).
Au moins 1.000 personnes arrêtées à Gaza après le 7 octobre 2023 ont été libérées conformément à l’accord de cessez-le-feu rompu ce mois-ci, mais des milliers d’autres sont encore en prison. Tal Steiner, directeur du CPCTI, a dit que les prisons israéliennes détenaient environ 1.500 prisonniers de Gaza et que « ce serait une estimation raisonnable de dire que plusieurs centaines de prisonniers [palestiniens] se trouvent toujours dans les camps militaires. »
L’armée israélienne n’a pas voulu dire combien de Palestiniens de Gaza elle détient, ni combien ont pu rencontrer un avocat, mais elle a dit qu’elle ne limitait pas le contenu des échanges juridiques avec les prisonniers ou quels documents les avocats pouvaient leur fournir. « De nombreux détenus ont déjà exercé leur droit à rencontrer un avocat », ont dit dans une déclaration les Forces de Défense Israéliennes. « Israël rejette les déclarations comme quoi il existerait une politique d’isolement du monde extérieur pour les détenus palestiniens. »
L’armée israélienne, est-il ajouté dans cette déclaration, a respecté le droit national et international dans sa façon de traiter les détenus et a rejeté toutes les allégations concernant des violations systémiques.
Le fonctionnaire Ibrahim Dawood fait partie de ceux qui ont été libérés pendant le cessez-le-feu. Il a dit qu’il n’avait jamais eu accès à un avocat et qu’il a été agressé physiquement quand il a demandé d’avoir une possibilité de prouver son innocence.
« Mes amis m’ont appris quelques mots d’hébreu, comment demander poliment aux soldats de rencontrer un responsable, simplement pour demander justice. Pour y aller, ils me battaient à l’aller et au retour », a-t-il dit. « Je leur redisais qu’ils devraient m’écouter et ne pas m’accuser de choses que je n’avais pas faites. » Il a passé 13 mois en prison dans le désert du Néguev, où il est arrivé gravement blessé après une attaque israélienne sur l’école où il s’abritait avec sa famille.
Mauvaise santé, faim et coups pesaient sur lui, mais aussi fort pesait sur lui la douleur mentale d’être séparé de sa famille, a-t-il dit. « Je ne savais rien de leur sort et je savais qu’ils n’avaient aucune information sur ce qui m’arrivait. »
Le soulagement de la libération, quand elle arriva, fut très fugace. Il a découvert que la maison familiale à al-Fakhura, près de Jabaliya, avait été détruite dans une frappe aérienne qui avait tué son père, sa sœur, sa belle-sœur avec ses trois enfants. Le moment où il a entendu les nouvelles – et où il s’est effondré de chagrin – a été enregistré sur une vidéo largement partagée sur les réseaux sociaux.
« Les gens qui auraient dû m’accueillir chez moi m’avaient été enlevés par l’armée [israélienne]. Par-dessus la douleur de la blessure et de la captivité s’est ajoutée la douleur de la perte de parents chéris que je ne reverrais jamais plus. »
Les survivants de sa famille sont fragmentés entre le nord et le sud, et il ne peut pas trouver un endroit où il pourrait réunir sa femme, ses enfants et sa mère devenue veuve sous un même toit.
Le Service Carcéral Israélien (SCI), qui gère les prisons civiles, a dit que « tous les prisonniers sont détenus conformément à la loi ». Interrogé sur les mauvais traitements et l’isolement décrits par Dababish et Dawood, un porte-parole a dit : « Nous n’avons pas eu connaissance des réclamations que vous avez décrites et, d’après ce que nous savons, aucun événement de ce genre n’a eu lieu sous la responsabilité du SCI. »
Dababish a dit que lui non plus n’avait jamais vu un avocat et que des responsables israéliens l’avaient accusé d’être un membre du Hamas parce qu’il était infirmier dans un hôpital géré par l’État. Le Hamas gouverne Gaza depuis bientôt deux décennies. « J’ai répondu que j’étais une personne déplacée avec ma femme et mes enfants dans une école pour personnes évacuées, dans une zone que l’armée avait déclarée comme sûre. »
Le manque de contact avec le monde extérieur, ou de toute procédure établie, viole les Conventions de Genève, disent les associations de défense des droits. Dababish a dit que cela s’ajoutait aux souffrances de la détention, accroissant le désespoir des prisonniers.
« J’ai ressenti cela comme vivre dans un tombeau. Vous ne pouviez rien savoir de ce qui arrivait à l’extérieur, où était votre famille, ce qui se passait. »
Sa maison a été bombardée, il vit donc avec ses parents et ses deux enfants survivants dans une école transformée en abri – ce qui ravive les souvenirs douloureux de la nuit où il a été arrêté – et ne procure qu’un faible sentiment de sécurité.
Toutes les pires tragédies de sa famille se sont déroulées dans des écoles ainsi reconverties – supposées être des lieux de relative sécurité pour les civils fuyant la guerre d’Israël sur le Hamas. Sa femme et sa fille ont été tuées dans une autre école, quand un obus a frappé une salle de classe dans le district de Sheikh Radwan de la ville de Gaza. « Elles avaient été déplacées dans un abri pour évacués. Elles n’ont rien fait de mal », a-t-il dit.
Hanté par la perte et les souvenirs de détention, il essaie de continuer à vivre pour ses enfants.
« Je suis allé à l’hôpital, je me suis réinscrit pour travailler et j’attends qu’ils m’appellent. »