Déclaration de Ghassan Hage au sujet de son éviction de l’Institut Max Planck d’Anthropologie sociale (9 février 2024)

Ghassan Hage, anthropologue australien de renom qui a été l’objet d’une « campagne de calomnies » en Allemagne pour avoir exprimé son soutien à la Palestine, a riposté vis-à-vis de son ancien employeur, L'Institut Max Planck  pour ne pas l’avoir défendu face à de fausses accusations d’antisémitisme.

Au matin du mercredi 31 janvier, j’ai vu au réveil un mail du journal de droite Welt am Sonntag (Le monde du dimanche). Ils ont déclaré que j’étais un activiste du mouvement de boycott BDS depuis des années, ce qui n’a jamais été le cas. Je prends mon travail d’universitaire trop au sérieux pour avoir le temps d’être un activiste.

J’ai été informé par la soi-disant « équipe de recherche » du journal, ‘que depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre, nous avons remarqué que vous avez fait des déclarations de plus en plus radicales à l’égard de l’État d’Israël’… Il ne semble pas leur être venu à l’esprit que c’était parce qu’Israël poursuivait un massacre de masse des Palestiniens.

Ils avaient sélectionné quelques-uns de mes posts sur les réseaux sociaux et voulaient savoir si je pouvais comprendre que ‘des critiques qualifient vos déclarations d’antisémites’ ? Je n’ai pas répondu à ce mail. D’après mon expérience, les questions étaient un prélude à une action d’assassinat idéologique fasciste qui allait se produire, que l’on dise quelque chose ou rien.

L’article est, bien sûr, paru. J’y étais présenté dans des termes conspirationnistes comme l’homme de main d’une sorte de groupe BDS. Ma mission est d’infiltrer les milieux universitaires. J’avais achevé ma mission en Australie et j’étais maintenant déterminé à infiltrer l’Allemagne.

Mais avant que l’article ne soit publié, j’ai envoyé le mail que j’avais reçu aux Directeurs du MPI (Institut Max Planck d’Anthropologie Sociale de Halle) le matin même où je l’ai vu. J’ai été informé qu’une requête semblable était envoyée non seulement à eux mais aussi au Président de la Société Max Planck à Munich. J’ai aussi été informé que le Président avait envoyé le mail aux avocats de la société. Personne à Munich, avocat ou autre, ne m’a contacté ou n’a demandé mon opinion sur ce qui précède. Le lendemain, le jeudi matin, les directeurs du MPI m’ont informé qu’une décision centrale exigeait que le MPI rompe ses relations avec moi. La décision était basée sur la façon dont l’antisémitisme était arrivé à être défini et institutionnalisé en Allemagne, ce qui a été analysé et critiqué par beaucoup de gens.

Pour quiconque connaît le panorama allemand en ce moment, il n’y a rien de surprenant à ce qui m’arrive. Nombreux sont ceux, à part moi, qui ont subi une variante de ce même traitement. Cela ne le rend pas moins irritant.

Inutile de dire que je reste ferme sur tout ce que j’ai dit sur mes réseaux sociaux. J’ai un idéal politique pour lequel j’ai toujours lutté en ce qui concerne Israël/Palestine. C’est l’idéal d’une société pluri religieuse faite de Chrétiens, de Musulmans et de Juifs vivant ensemble sur cette terre. Mes écrits académiques sur ce sujet, et ils sont considérables, attestent de la façon dont j’ai toujours lutté pour cet idéal. J’ai critiqué à la fois les Israéliens et les Palestiniens qui agissent contre un tel objectif. Si Israël a fait l’objet et continue à faire l’objet de la critique la plus forte, c’est parce que son projet ethno-nationaliste colonial est de loin le principal obstacle à la réalisation d’un tel but. C’est également vrai de mes posts sur les réseaux sociaux. Mes déclarations sur ces idéaux sont bien sur mes réseaux sociaux. Ma critique des Palestiniens qui agissent contre de tels idéaux est bien présente sur mes réseaux sociaux. Et il en va de même de ma critique de l’ethno-nationalisme israélien. Si certains journalistes de droite qui n’aiment pas mes positions politiques décident de choisir dans tout ce que j’ai écrit mes critiques d’Israël et m’accusent d’antisémitisme, je m’attends à ce que mon employeur connaisse ou au moins examine mon dossier et me défende contre ces accusations. Croire à une société multi-religieuse et critiquer ceux qui agissent contre cela n’est pas de l’antisémitisme. Je n’accepterai pas d’être mis dans une position défensive où je doive me justifier pour affirmer de tels idéaux et y travailler.

Tout aussi important, j’ai plus de 35 ans d’écriture et d’enseignement derrière moi, j’ai enseigné des cours complets et des parties de cours sur l’anthropologie du Moyen Orient dans le monde entier, à des étudiants de toutes affiliations politiques : jamais au grand jamais un étudiant ou un employeur ne sont venus me dire que quoi que ce soit de mon enseignement les avait offensés ou blessés. Au contraire, la liste de ceux qui m’ont félicité moi et mon travail pour les aider à approfondir leur pensée même s’ils me désapprouvaient, est très longue.

C’est pourquoi, lorsque le bureau du président de Max Planck m’a traité comme un boulet à gérer et m’a proposé de m’en aller silencieusement avec une entente de non-divulgation, j’ai refusé et demandé à être unilatéralement exclu. J’ai senti qu’il était important qu’ils produisent un document dans lequel ils déclarent pourquoi ils ont choisi de m’évincer (au fait, je ne l’ai toujours pas reçu).

Au bout de deux mois de bombardement israélien sur Gaza et son meurtre de milliers de Palestiniens, ma collègue Livnat Konopny-Decleve de l’Université Hébraïque de Jérusalem, m’a invité à participer à un débat organisé par L’EASA (l’association européenne d’anthropologie sociale) sur Violence et Post-colonialisme. La pensée m’a traversé que si les anthropologues ont quoi que ce soit de spécifique à ajouter à l’analyse savante de la violence politique, c’est probablement de montrer que la violence politique n’est pas la même partout. Il y a différentes cultures de violence. A la vue d’une photo de prisonniers palestiniens nus conduits par des soldats israéliens dans les ruines de Gaza, j’ai commencé à penser à la relation entre la violence et l’humiliation. Comme je le fais souvent quand j’écris, j’ai posté mon idée sur Facebook :

Les Israéliens aiment dire que ce qu’ils font à Gaza est comme ce que les Alliés ont fait à Dresde. Mais ce n’est pas vrai. Les Alliés n’ont jamais essayé d’humilier les gens de Dresde. La violence israélienne ressemble bien plus à la violence antisémite nazie à cert égard, dans sa puissance destructrice et son désir d’humilier. Elle ressemble aussi à la violence nazie par sa vulgarité.

Je prends le temps de contextualiser ce post Facebook puisque c’est un des posts qui ont été considérés par les avocats de la Société Max Planck comme me situant en violation de la loi en Allemagne : il est apparemment antisémite d’ébaucher une comparaison entre Israël et les Nazis. C’est ce qu’on m’a dit en tous cas. Pour autant que je puisse comprendre, c’est, en bref, ce qui m’a mis en désaccord avec les avocats de la Société Max Planck. Ce qui est, pour moi, une critique sincère, intellectuelle d’Israël, est pour eux ‘de l’antisémitisme selon la loi de l’Allemagne’.

C’est pourquoi, si le président de la société Max Planck s’était limité à dire quelque chose du genre de ce qui précède, j’aurais pu m’en accommoder. Je pourrais ne pas aimer la façon dont la critique d’Israël est confondue avec l’antisémitisme et je trouve le pseudo philosémitisme allemand égocentrique et par moments raciste, instrumentalisé pour racialiser la communauté palestinienne et plus généralement arabe et musulmane d’Allemagne. Mais en tant que visiteur il y a une limite à l’ampleur de la critique à laquelle je me sens habilité.

Je ne peux pas décrire à quel point je suis attristé par ce qui m’arrive. J’avais le sentiment de participer et de réaliser quelques grandes choses avec quelques personnes formidables au MPI. Le fait que ce monde intellectuel dont je faisais partie puisse être détruit si facilement et que les gestionnaires d’institutions académiques aient peur et laissent cela se produire plutôt que de défendre la vitalité de l’espace académique qu’ils gèrent est une véritable tragédie.