Avertissement d’experts : les pays qui alimentent la guerre de Gaza peuvent être complices de crimes de guerre

Recherche exceptionnelle : la recherche traque des dizaines de chargements de pétrole et de carburant qui pourraient avoir aidé la guerre que mène Israël à Gaza.

Des tanks, jets et bulldozers israéliens qui bombardent Gaza et rasent des maisons en Cisjordanie occupée sont alimentés par un nombre croissant de pays ayant signé la convention sur le génocide et la convention de Genève, c’est ce que suggère une nouvelle recherche : des experts juridiques avertissent que cela pourrait faire d’eux des complices de graves crimes de guerre contre le peuple palestinien.

Quatre pétroliers de carburant pour les jets américains utilisés pour des avions militaires ont été envoyés à Israël depuis le début de ses bombardements aériens sur Gaza en octobre.

Trois cargaisons sont parties du Texas après que la décision emblématique de la Cour internationale de justice (CIJ) du 26 janvier a ordonné à Israël d’éviter des actes génocidaires à Gaza . La décision établit que selon la convention sur le génocide, il y a « un intérêt commun à assurer la prévention, la suppression et la punition du génocide ».

Globalement, près de 80% du carburant pour avions, du diesel et d’autres produits pétroliers raffinés fournis à Israël par les USA au cours des neuf mois passés ont été envoyés après la décision de janvier, selon la nouvelle recherche mandatée par l’organisation sans but lucratif Oil Change International  (Pour un changement de carburant International) et confiée en exclusivité au Guardian.

Les chercheurs ont analysé les registres d’expédition, des images satellites et d’autres données professionnelles en accès libre pour suivre 65 expéditions de pétrole et de carburant destinées à Israël entre le 21 octobre de l’an dernier et le 21 juillet.

Leur recherche suggère qu’une poignée de pays – l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Gabon, le Nigeria, le Brésil et, plus récemment, la République du Congo et l’Italie, ont fourni 4,1 millions de tonnes de pétrole brut à Israël, dont près de la moitié depuis la décision de la CIJ. Les deux-tiers du brut venaient de sociétés appartenant à des investisseurs et à des sociétés privées, selon une estimation des chercheurs et le brut est raffiné par Israël pour des usages domestiques, industriels et militaires.

Des Palestiniens ramassent des objets utilisables dans des ruines à Deir al-Balah, à Gaza. Photo : Abed Rahim Khatib/Anadolu via Getty Images

Israël compte largement sur les importations de brut et de pétrole raffiné pour entretenir sa grande flotte d’avions de combat, de tanks et d’autre véhicules et opérations militaires, ainsi que pour les bulldozers impliqués  dans la démolition de maisons et d’oliveraies afin de faire place aux colonies israéliennes illégales.

En réponse à ces nouvelles découvertes, l’ONU et d’autres experts juridiques internationaux ont appelé à un embargo sur l’énergie, pour empêcher de futures violations des droits humains contre le peuple palestinien – et une enquête sur toutes les expéditions de pétrole et de carburant à Israël qui ont aidé des actes de supposé génocide et d’autres graves crimes internationaux.

Graphique du Guardian. Source : Oil Change International, analyse de la base de données  

“Après la décision du 26 janvier de la CIJ, les États ne peuvent prétendre qu’ils ne connaissaient pas les risques qu’ils prenaient en participant », a dit Francesca Albanese, la rapporteure spéciale de l’ONU sur le territoire palestinien ; et elle a ajouté qu’en vertu du droit international, les États ont l’obligation de prévenir le génocide et de respecter et d’assurer le respect des conventions de Genève.

Le nombre de morts officiel à Gaza a presque doublé pour se monter au moins à 40 000 depuis le jugement de la CIJ, avec en plus des milliers de Palestiniens amputés, blessés et absents des comptes parce qu’enfouis sous les décombres, présumés morts depuis qu’Israël a lancé sa revanche après l’attaque mortelle du Hamas le 7 octobre. Environ 96% ou 2.15 millions de Palestiniens sont confrontés à des niveaux élevés de crise de famine quand les sources de l’alimentation sont détruites par les attaques militaires et que l’aide alimentaire subit des coupes sévères.

« Dans le cas des expéditions états-uniennes de kérosène, il y a de sérieuses raisons de penser qu’il y a une brèche dans la convention contre le génocide du fait de l’absence de prévention et du désaveu de l’arrêt de janvier de la CIJ et des mesures provisoires » a dit Albanese. « D’autres pays fournissant du pétrole et d’autres carburants sont passibles de futures enquêtes ».

Un Palestinien observe des bulldozers israéliens en train de démolir une maison à Hebron, en Cisjordanie occupée par Israël en juillet. Photo: Hazem Bader/AFP via Getty Images

Au début du mois d’août, un pétrolier a effectué une livraison estimée à 300 000 barils de kérosène états-unien à Israël, après avoir été dans l’impossibilité de s’amarrer en Espagne ou à Gibraltar du fait de protestations et d’avertissements croissants de la part d’experts juridiques internationaux . Quelques jours plus tard, plus de 50 groupes ont écrit au gouvernement grec en appelant à une enquête sur crimes de guerre sur la base d’images satellites montrant le bateau dans les eaux grecques.

La semaine dernière, Les États Unis ont débloqué 3.5 milliards de dollars  à dépenser par Israël pour acquérir des armes et des équipements militaires fabriqués aux USA, en dépit de rapports d’experts de l’ONU sur les droits humains  et d’autres enquêtes indépendantes montrant que les forces israéliennes violent le droit international à Gaza et dans les territoires occupés de Cisjordanie . Le lendemain, les États Unis ont approuvé une aide supplémentaire de 20 milliards de dollars de ventes d’armes, dont 50 avions de combat, des munitions pour tanks et des véhicules tactiques.

La vente et le transport de carburant – et d’armes – « augmentent la capacité d’Israël, la puissance occupante, à commettre de graves violations », selon la résolution de mars du conseil de l’ONU sur les droits humains

Les États Unis sont le plus gros fournisseur de pétrole et d’armes à Israël. Leur politique n’a pas été modifiée par la décision de la CIJ, d’après la Maison Blanche.

Un soldat israélien passe à côté d’un camion transportant un canon automoteur vers une station-service dans le sud d’Israël en février. Photo:  Abir Sultan/EPA-EFE

« La question de la complicité des États-Unis dans le génocide est très sensible » a dit le Dr Shahd Hammouri, enseignant en droit international à l’université du Kent et l’auteur de Livraisons de Mort. C’est fournir un soutien matériel, sans lequel le génocide et d’autres actes illégaux ne sont pas possibles. La question de la complicité d’autres pays va dépendre de l’évaluation qui dira à quel point leur soutien matériel a été substantiel ».

Le Brésil, où le président Luiz Ignacio Lula da Silva a été un des plus critiques d’Israël, compte pour 9% de la totalité du pétrole brut fourni à Israël au cours des neuf derniers mois. Une des expéditions de brut a été faite en février après la décision provisoire de la CIJ. Un pétrolier supplémentaire de fuel, essentiellement utilisé pour le chauffage et l’alimentation de générateurs, a pris la mer en avril.

Lula a rappelé l’ambassadeur du Brésil en Israël, mais n’a pas émis d’interdit sur les exportations de pétrole.

« Le compteur a démarré après la décision de la CIJ, mais il existait déjà une obligation faite aux États, selon la convention de Genève, de respecter, de soutenir et d’assurer le renforcement du droit humanitaire international, ce qui n’est clairement pas le cas », a ajouté Albanese.

Un porte-parole du bureau du président brésilien a dit que le commerce du pétrole et des carburants est géré directement par le secteur privé selon les règles du marché : « Bien que la position du gouvernement sur l’action armée israélienne en cours à Gaza soit bien connue, la position traditionnelle du Brésil sur les sanctions n’est pas de les mettre en place ou de les soutenir unilatéralement. »

L’Azerbaïdjan, le plus gros fournisseur de pétrole brut à Israël depuis octobre, accueillera le 29ème sommet sur le climat en novembre, suivi par le Brésil en 2025.

L’incohérence des États est inquiétante alors que les futurs hôtes de la Cop envoient du pétrole à une occupation illégale et un possible génocide. Elle montre la distance où nous sommes de la conformité avec les engagements climatiques et le droit international, et l’urgent besoin de changer de cap », a dit Astrid Puentes Riano, rapporteure spéciale de l’ONU sur le droit de l’homme à un environnement sain.

Un porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères a dit que les accusations de génocide portées par l’Afrique du Sud étaient « fausses, scandaleuses et moralement répugnantes … [Le Hamas] a cherché à perpétrer un génocide le 7 octobre dans le pire massacre de Juifs depuis l’Holocauste, [et] est directement responsable de la souffrance des Palestiniens dans la Bande de Gaza.

« Israël demeure ferme dans son engagement envers le droit international, ciblant ses actions militaires uniquement contre le Hamas et ses groupes terroristes alliés. L’armée israélienne fait tous les efforts possibles pour minimiser les victimes civiles et pour s’assurer que l’aide humanitaire arrive à ceux qui en ont besoin dans la Bande de Gaza. »

L’administration Biden n’a pas répondu aux demandes de commentaires, ni non plus l’équipe de campagne à l’élection présidentielle de la vice-présidente Kamala Harris.


Israël est un petit pays avec une armée et une force aérienne relativement grandes. Il n’a aucun pipeline transfrontalier opérationnel de combustible fossile et dépend très largement des importations par mer.

La nouvelle recherche par Data Desk, société d’investigation sur l’industrie des combustibles fossiles, s’appuie sur la position des navires, les flux commerciaux, l’information des autorités portuaires, les courtiers maritimes et l’imagerie satellitaire, ainsi que sur les rapports financiers et des médias pour tracer la chaîne d’approvisionnement en pétrole entre le 21 octobre et le 12 juillet.

Un équipement lourd des forces israéliennes démolit en juillet la maison d’une famille palestinienne à Naplouse en Cisjordanie occupée, sous le prétexte justificatif que la maison n’était pas autorisée. Photo : Anadolu/Getty Images

Israël possède deux raffineries pour convertir le pétrole brut en carburant à usage domestique, militaire et industriel. Selon l’EIA, chaque baril de brut est converti en essence, diesel et kérosène, ainsi qu’en produits raffinés tels que l’asphalte et les pétrochimiques – selon la qualité du pétrole, de la raffinerie et de la demande.

Les nouvelles données suggèrent que :

* Dans cette période, la moitié du pétrole brut est venu d’Azerbaïdjan (28%) et du Kazakhstan (22%). Le pétrole brut azéri est livré par le pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), majoritairement possédé et exploité par BP. Le pétrole brut est chargé sur des pétroliers dans le port turc de Ceyhan pour être livré à Israël. La Turquie a récemment déposé une demande officielle pour se joindre au dépôt de plainte pour génocide de l’Afrique du Sud contre Israël à la CIJ.

* Les pays africains ont fourni 37 % de la totalité du pétrole brut, 22 % venant du Gabon, 9 % du Nigeria, et 6 % de la République du Congo.

* En Europe, des sociétés d’Italie, de Grèce et d’Albanie semblent avoir fourni des produits de pétrole raffiné à Israël depuis la décision de la CIJ. Le mois dernier, Israël a également reçu du pétrole brut d’Italie – important importateur de pétrole. Un porte-parole a dit que le gouvernement italien n’avait « aucune information » sur les livraisons récentes.

* Chypre a assuré des services de transbordement de pétroliers fournissant du pétrole brut du Gabon, du Nigeria et du Kazakhstan.

Une partie du pétrole sorti des raffineries va directement aux forces armées , tandis qu’on voit la plus grande partie du reste aller vers les stations-service ordinaires où le personnel de l’armée peut alimenter ses véhicules selon un contrat avec le gouvernement. Les données disponibles ne permettent pas d’établir un lien entre les livraisons spécifiques de pétrole brut et leur utilisation spécifique par l’armée.

Les tanks israéliens ont des moteurs diesel, ainsi que les bulldozers commerciaux. Israël a reçu des livraisons de diesel de Grèce et des États-Unis depuis le 26 janvier. Il convertit par ailleurs du pétrole brut en diesel dans ses raffineries, laissant entendre que les importations de pétrole contribuent probablement aux opérations militaires terrestres dans la Bande de Gaza, où sont piégés 2 millions de Palestiniens, ainsi qu’à l’expansion des colonies dont même ses alliés reconnaissent qu’elles sont illégales.

L’obligation qui existe pour les États de ne pas aider ou collaborer avec une occupation illégale a été confirmée par la CIJ  dans un avis séparé en juillet qui fait date , qui a déclaré illégales l’annexion par Israël, les colonies, la ségrégation raciale et le système d’apartheid dans la Bande de Gaza et la Cisjordanie occupées.

Fournisseurs de pétrole brut à Israël

Estimation de la propriété des entreprises, d’octobre 2023 à juillet 2024

Graphique du Guardian à partir de l’analyse de Data Desk et de données de Rystad Energy Ucube

La cour a dit que les États devaient coopérer pour mettre fin à la présence illégale d’Israël dans le territoire palestinien occupé et ne devaient fournir ni aide ni assistance au maintien de la situation illégale créée par Israël. Le ministère israélien des Affaires étrangères a rejeté la décision comme « fondamentalement fausse » et partiale.

« Les Palestiniens apprécient le soutien diplomatique et rhétorique d’États tels que le Brésil, la Russie, le Nigeria, le Kazakhstan entre autres. Pourtant, cela ne peut exonérer leur complicité directe en ravitaillant littéralement le génocide israélien et son système sous-jacent d’apartheid colonial de remplacement », a dit Omar Barghouti, cofondateur du mouvement boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) qui appelle à un embargo énergétique sur Israël.

Les gouvernements du Kazakhstan, de l’Azerbaïdjan, du Nigeria, du Gabon et de la République du Congo n’ont pas répondu aux demandes de commentaires, ni d’ailleurs la Grèce et l’Albanie.

Les intérêts des entreprises

Les entreprises peuvent être tenues pour responsables, et l’ont été, d’avoir fourni une aide matérielle à des crimes de guerre au cours des précédents conflits. Dans les procès de Nuremberg, les entrepreneurs ont été tenus pour directement responsables pour leur aide matérielle aux crimes commis par le régime nazi. Dans un récent arrêt de principe au civil, Chiquita a reçu l’ordre de payer 38 millions de dollars   aux familles des Colombiens assassinés par un groupe paramilitaire financé par la société fruitière américaine entre 1997 et 2004.

 L’ONU a des principes directeurs pour les entreprises et autres acteurs non étatiques au sujet de leurs obligations de respecter les droits de l’homme et de se soumettre au droit humanitaire international et au droit pénal international, en plus et au-delà de leur respect des lois nationales.

« Les entreprises qui fournissent du kérosène et du pétrole à Israël fournissent peut-être du matériel de soutien à l’armée, en connaissance de ses effets nocifs prévisibles et, par conséquent, du risque de complicité dans des crimes de guerre, de génocide et autres crimes selon le droit international », a dit Dr. Irène Pietropaoli, chargée de recherche sur les entreprises et les droits de l’homme à l’Institut Britannique de Droit International et Comparé.

Seules six grandes entreprises internationales de combustible fossile – BP, Chevron, Eni, ExxonMobil, Shell et Total Énergies – pourraient avoir un lien avec la fourniture de pétrole brut à Israël depuis octobre, suggère l’analyse d’OCI. Ceci est fondé sur la participation directe aux champs pétroliers qui fournissent Israël et/ou sur la participation des sociétés à la production nationale.

« Étant donnés les crimes de guerre actuels bien documentés et les mises en garde contre un génocide, ces entreprises pétrolières ont la responsabilité d’identifier et de prévenir toute contribution aux violations par l’armée israélienne », a dit Lydia de Leeuw, chercheuse et co-auteure de Fuelling the Flames in Gaza (Alimenter les Flammes à Gaza) à l’association néerlandaise à but non lucratif Somo.

Shell et Total ont refusé tout commentaire. BP et Exxon n’ont pas répondu.

Un porte-parole de Chevron, qui possède des parts dans la production de pétrole au Kazakhstan, au Niger et au Congo, a dit que la société se concentrait sur la fourniture fiable de l’énergie dont le monde a besoin : « Chevron travaille en accord avec toutes les lois applicables. »

Un garçon marche la semaine dernière dans une mare d’eaux usées à travers des montagnes d’ordures et de décombres dans une rue du camp de réfugiés de Jabalia à Gaza. Photo : Omar Al Qattaa/AFP/Getty Images

Eni, qui possède 61 % de parts du champ pétrolier italien qui a fait une livraison de 30 KT le mois dernier à Israël, a dit : « Indépendamment de l’exactitude des données rapportées, que nous n’avons pas l’intention de commenter, Eni rejette fermement les très graves accusations … [qui associent] les activités d’Eni aux événements de la guerre en cours à Gaza, spécialement par des connexions essentiellement indirectes telles que la participation à des projets en amont ou en cours de route. »

Eni a ajouté : « En général, les fournitures de pétrole alimentent en priorité le fonctionnement des installations sociales, économiques et industrielles des pays. »

En février, des dizaines d’experts de l’ONU ont appelé les États à envisager « des sanctions sur le commerce, le financement, le transport, la technologie et la coopération » dans le cadre des mesures pour empêcher et mettre fin aux violations du droit humanitaire international par Israël, après qu’il a failli à se conformer à l’arrêt de la CIJ.

La semaine dernière, la Colombie a suspendu ses exportations de charbon à Israël « pour prévenir et mettre fin aux actes de génocide contre le peuple palestinien », conformément au décret signé par le Président Gustavo Petro. Petro a écrit sur X : « Avec le charbon colombien, ils fabriquent des bombes pour tuer les enfants de Palestine. »

Historiquement, les embargos sur l’énergie ont été utilisés comme contre-mesures collectives pour faire pression sur les États qui commettent de graves violations du droit international, y compris contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud.

David Tong, directeur de campagne pour l’industrie chez Oil Change International, a dit : « Chaque jour où des sociétés pétrolières fournissent du carburant à Israël, ces sociétés s’exposent à une potentielle action juridique pour leur complicité dans des actions génocidaires contre les civils de Gaza. »

Albanese a dit : « J’ai recommandé que la livraison d’armes et de pétrole à Israël soit suspendue jusqu’à ce que l’agression en cours à Gaza ait pris fin. Comme toutes les sanctions, celle-ci peut avoir un coût, mais c’est aussi la fonction de dissuasion à laquelle les sanctions devraient également servir. »