Dr. Sara Roy, Maître de Recherches au Centre d’Études Moyen-orientales de l’Université de Harvard, a donné un webinaire pour l’AURDIP le 2 février 2021. Transcription du Webinaire de Sara Roy….
Dr. Sara Roy, Maître de Recherches au Centre d’Études Moyen-orientales de l’Université de Harvard, a donné un webinaire pour l’AURDIP le 2 février 2021.
Transcription du Webinaire de Sara Roy
Le manque comme Forme de Contrôle : Comment Vit Gaza ? [[Cet exposé est tiré de plusieurs de mes publications, qui peuvent être trouvées dans mon livre à paraître : Unsilencing Gaza : Reflections on Resistance ; il sera publié par Pluto Press en juin 2021. Les références aux faits et aux citations mentionnées dans cet exposé se trouvent dans le livre et n’ont pas été incluses ici.]]
Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine
2 février 2021
Sara Roy, Centre d’Etudes Moyen-Orientales, Université de Harvard
Je voudrais commencer par une histoire tirée des notes que j’ai prises sur le terrain lorsque je vivais à Gaza pendant la première Intifada, entre 1988 et 1989.
J’avais écrit :
« Le 31 octobre 1988, un prospectus du Commandement Unifié demandait aux Israéliens de voter pour la paix, pour un Etat israélien et un Etat palestinien sûrs. Le prospectus demandait à la population d’intensifier les lancers de pierres et les attentats au cocktail Molotov, dont le but n’est pas de tuer des Juifs mais de protester contre la répression et l’occupation. »
Quinze jours plus tard, le 15 novembre 1988, Yasser Arafa déclarait l’État indépendant de Palestine sur la Cisjordanie et Gaza – fondé sur le Plan de Partition de 1947 et les Résolutions 242 et 338 du Conseil de Sécurité de l’ONU – qui avait été précédemment et massivement adopté par le Conseil National palestinien, bras législatif de l’OLP. Arafat renonçait au terrorisme et reconnaissait l’État d’Israël, appelant à la coexistence entre les Etats d’Israël et de Palestine… La majorité des Gazaouis exultaient. »
A la suite de la déclaration d’Arafat, mes notes se poursuivent :
« Israël a immédiatement placé Gaza sous un strict couvre-feu ; quiconque défierait le couvre-feu, nous a-t-on dit, serait abattu. Pourtant, en ce jour particulier, ils l’on défié et l’armée n’a majoritairement pas réagi. Les gens dansaient littéralement dans les rues de Gaza tandis que les soldats israéliens non loin d’eux n’en croyaient pas leurs yeux. Dans le Camp de la Plage, les gens sont sortis en masse de leurs abris, jubilant et sans peur, perçant l’extrême obscurité du camp de leur célébration. Les gens se prenaient dans les bras et la joie était palpable. Je n’avais jamais vu une telle réjouissance ni ressenti une telle sensation de triomphe à Gaza. Un homme d’âge moyen que je ne connaissais pas s’est approché de mes amis et de moi et a dit, « Je n’oublierai jamais ma maison en Palestine ; elle sera toujours dans mon coeur. Mais maintenant, tout ce que je veux, c’est une fabrique et un drapeau. »
Mais revenons à aujourd’hui. Dans une conversation en juin dernier avec une collègue qui travaille dans une ONG de Gaza, elle a dit : « Les gens ont perdu espoir ; nos exigences ont diminué. Personne ne parle de Jérusalem ou du droit au retour. Les exigences passées n’ont plus de sens. Ce que les gens veulent, c’est de la nourriture, la sécurité alimentaire, des passages ouverts et la liberté de circulation. Avant, l’espoir était vivant. Plus maintenant. »
La juxtaposition de l’espoir et du désespoir, du possible et de l’inaccessible, séparée par plus de trois décennies est une illustration flagrante de la situation où se trouve Gaza aujourd’hui.
Avant de traiter certaines des questions qui définissent la vie à Gaza, il est important de présenter, au moins partiellement, un contexte historique et politique de la réalité actuelle de Gaza.
Gaza, en tant que centre historique de la résistance palestinienne à l’occupation, est essentielle au conflit et à sa résolution finale. Cela a toujours été le cas et ce le sera toujours. La petite taille de Gaza contredit sa bien plus grande importance. C’est pourquoi Israël a travaillé à marginaliser Gaza, politiquement et économiquement, pour essayer de la soustraire à toute forme de considération sérieuse, particulièrement en ce qui concerne toute résolution du conflit, a fortiori avec un futur Etat palestinien (quelque tronquée que soit la forme envisagée pour cet Etat).
La dernière version de cette politique, qui s’adresse bien sûr à la Palestine dans son ensemble, c’est le dit accord « de paix », signé en 2020 entre Israël et les Etats du Golfe, les EAU et Bahreïn, connu sous le nom d’Accords d’Abraham. Alors que le mot « paix » est impropre puisque Israël n’était en guerre avec aucun de ces pays, ces accords représentaient un coup diplomatique et politique pour Israël, démontrant qu’il était possible de faire « la paix » avec des pays arabes et de normaliser les relations avec Israël – sans mettre fin à l’occupation et avant l’établissement d’un Etat palestinien. Des accords et arrangements supplémentaires ont ensuite été signés avec le Maroc et le Soudan. Et les Américains ont également courtisé l’Indonésie, lui promettant une aide supplémentaire de 2 milliards $ si elle reconnaissait Israël. Le résultat fut une normalisation supplémentaire de l’occupation, qui était une pierre angulaire du processus d’Oslo.
Note sur la Signification du Processus d’Oslo
J’aimerais m’étendre un petit peu sur ces mots de processus d’Oslo, qui continuent de s’avérer très dommageables pour les Palestiniens, spécialement à Gaza.
La normalisation de l’occupation est apparue sous le maintenant discrédité processus d’Oslo, ce qui était son but. En tant que tel, Oslo ne représentait pas un moment décisif dont beaucoup ont cru qu’il conduirait à la fin de l’occupation ; Oslo a plutôt conduit à l’opposé, transformant l’occupation de question politique et juridique d’importance internationale en lutte locale pour l’accès au marché et aux permis de travail. Le seul résultat, c’est que, selon le processus d’Oslo, l’occupation est devenue invisible parce qu’elle est devenue tellement normale.
Oslo a fait que – avec le soutien sans réserve des Américains et des Européens – Israël a pu prétendre qu’il travaillait à mettre fin à l’occupation tout en poursuivant une politique qui assurerait la présence continue d’Israël et éliminerait l’émergence d’un Etat et d’une économie viables pour les Palestiniens sur la terre qu’Israël souhaitait déclarer comme sienne. La politique la pus dommageable d’Oslo comprend : la séparation presque totale de la Cisjordanie et de Gaza, l’isolement de Gaza, la fragmentation interne de la Cisjordanie et la saisie de la majorité de la terre par Israël, et la fourniture d’une aide, largement – et dans le cas de Gaza, presque exclusivement – destinée à l’assistance humanitaire. Je l’expliquerai plus en détails dans quelques minutes.
Oslo a institué un cadre juridique pour les relations économiques des Palestiniens avec Israël et le monde, cadre destiné à renforcer la dépendance économique des Palestiniens qui est née pendant les deux premières décennies de l’occupation. Comme je l’ai étudié dans mes écrits précédents, la politique économique d’Israël envers les Palestiniens a été délibérément prévue pour empêcher la formation d’une infrastructure économique et d’une base industrielle viables qui pourraient soutenir un changement structurel et un développement économique durable. Et ceci parce que Israël craignait qu’une économie viable et florissante fournisse la possibilité de l’émergence d’un Etat national. Le manque de développement économique national qui en est résulté à Gaza et en Cisjordanie a été compensé par de l’emploi en Israël. Pendant un certain temps, le niveau des revenus des Palestiniens a augmenté, en grande partie à cause de l’emploi de travailleurs palestiniens dans le marché israélien, rendant un segment de la force de travail palestinienne, spécialement de Gaza, entièrement dépendant de revenus externes, tandis que l’économie palestinienne était affaiblie par un processus que j’ai appelé dé-développement.
Avec Oslo et le Protocole de Paris spécifiquement, la dépendance à des sources de revenu externes a été consolidée et formalisée. Le Protocole a créé une union douanière qui a intégré l’économie palestinienne dans celle d’Israël, ce qui a permis à Israël de contrôler les frontières de l’Autorité Palestinienne et ainsi, son accès au monde.
Le Protocole n’a pas été prévu pour réparer ou réhabiliter l’économie domestique sous-développée de la Palestine ni pour stimuler son développement économique ; il s’est plutôt focalisé sur l’augmentation des niveaux de revenu, notoirement par : des remises de fonds continues des Palestiniens travaillant en Israël, des transferts de recettes douanières par Israël – mécanisme spécifiquement préparé sous Oslo pour assurer l’économie d’Israël et, à un moindre degré, son contrôle politique sur l’AP – et des niveaux rehaussés de l’aide internationale, ce qui dans les faits, a transféré la responsabilité du bien-être des Palestiniens d’Israël puissance occupante à la communauté des donateurs internationaux. Israël a conservé un contrôle total sans aucune des responsabilités.
Résultat, les revenus des salariés travaillant en Israël et l’aide étrangère ont financé une part significative de l’activité économique jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus. Une économie domestique affaiblie ou dé-développée a signifié que les revenus extérieurs sous toutes leurs formes, sur lesquels Israël a un contrôle total et dont l’économie palestinienne est disproportionnellement dépendante, ont été largement utilisés pour financer la consommation locale. Cela n’a été nulle part plus vrai qu’à Gaza.
Alors, plutôt que de renforcer l’économie palestinienne, Oslo a abouti à l’opposé : chômage croissant, niveaux d’investissement très bas, revenu par habitant en déclin, périodes de croissance transitoires et fluctuantes, affaiblissement des secteurs de production, insécurité alimentaire et niveaux de pauvreté croissants. C’est pourquoi, avec le temps, l’aide étrangère, surtout à Gaza, a assumé le rôle d’atténuateur de l’impact préjudiciable de la politique israélienne plutôt que de la réparer, et pourquoi, en partie, bien qu’ayant reçu une aide de 38 milliards $ entre 1994 et 2018, l’économie palestinienne demeure affaiblie.
Par ailleurs, selon Oslo, la contestation historique sur le territoire a été redéfinie par une politique de séparation, d’isolation et de confinement. Dans ce cadre, Gaza et la Cisjordanie étaient séparées démographiquement et physiquement. Résultat, une Gaza grandement isolée en venait à être perçue comme exceptionnelle ou marginale, existant hors d’une Etat palestinien et d’une nation palestinienne.
La politique qui en est venue à définir Gaza comme exceptionnelle n’est qu’une extension, quoique plus extrême, de la politique depuis longtemps utilisée pour séparer et isoler les Palestiniens en Cisjordanie et en Israël. A cet égard, le statut de Gaza fait partie d’un continuum politique ancien et cohérent de confinement, d’élimination et d’effacement. En tant que tel, Gaza est devenu le modèle de la fragmentation de la Cisjordanie en petites enclaves déconnectées sous agressions constantes. Il est donc important de comprendre que cette politique de séparation et d’exclusion rend difficile, sinon impossible, pour les Palestiniens d’imaginer un sentiment plus large du collectif ; Sans ce sentiment, l’exclusion devient la base qui définit les politiques et la politique.
Les changements introduits par Oslo ont conduit à une série de graves changements de paradigme qui ont caractérisé le conflit israélo-palestinien au cours au moins des deux dernières décennies. Ces changements de paradigme ont eu un impact néfaste et déterminant sur Gaza. Pour les besoins de ce débat, je veux en souligner quatre :
– 1. Le premier changement de paradigme concerne la croyance que l’occupation est réversible et devrait être inversée, ce qui est largement incontestable et incontesté et était un puissant catalyseur derrière de nombreuses initiatives sociales, politiques et économiques. Cette croyance – que l’occupation et les forces qui la soutiennent peuvent être arrêtées – a elle même été renversée et est puissamment illustrée dans la formalisation, l’institutionnalisation et l’acceptation par Israël et les membres les plus importants de la communauté des donneurs internationaux de la fragmentation territoriale et démographique et de l’isolation des Palestiniens. Remarque inquiétante, l’occupation est longtemps restée incontestée par un ordre international qui semble vouloir la légitimer aussi longtemps qu’il n’y aura pas d’adoption d’un accord pour y mettre fin.
– 2. Ceci nous conduit à un deuxième changement de paradigme. Avant Oslo, il existait une croyance parmi les Israéliens et dans la communauté internationale que paix et occupation étaient incompatibles. La première ne pouvait être obtenue en présence de la dernière. Cela aussi a changé. Paix et occupation sont compatibles, peut-être complémentaires, comme on l’a vu récemment avec les Accords d’Abraham.
En outre, de plus en plus d’Israéliens ont tiré bénéfice de l’occupation et de la colonisation. Leur vie a été facilitée par le vaste réseau de routes coloniales construites en Cisjordanie où les colonies sont vues comme un prolongement naturel, un électorat nécessaire fournissant protection et sécurité, avec des liens familiaux importants avec Israël proprement dit. Et ainsi, Israël a effacé la Ligne Verte.
Pour beaucoup sinon la plupart des Israéliens et plusieurs donateurs internationaux essentiels, ce n’est plus une question de normalisation de l’occupation, mais de totale suppression du terme puisqu’il ne s’applique plus face à une économie israélienne forte et en expansion (pré-Covid) et à la cessation virtuelle de la violence palestinienne, notoirement les attentats suicide, à l’intérieur d’Israël.
En fait, le silence au sujet de l’occupation est devenu la condition essentielle pour la poursuite du financement international de l’Autorité Palestinienne. Et ainsi, le démembrement effectif et la permanence de la fragmentation territoriale sont acceptés par les membres essentiels de la communauté internationale comme légitimes et bénins et totalement réalisables, surtout avec l’absence virtuelle de toute critique de la part de l’administration palestinienne. Se séparer des Palestiniens et faire ce qui est nécessaire politiquement, économiquement et militairement pour assurer et maintenir la séparation est devenu une routine de plus en plus institutionnalisée.
– 3. C’est ainsi que l’occupation a été transformée de question politique et juridique dotée d’une légitimité internationale en simple dispute au sujet des frontières où s’appliquent les règles de la guerre, plutôt que celles de l’occupation. C’est le troisième changement de paradigme. Cette refonte de l’occupation à la guerre est extrêmement claire et déterminante dans la relation d’Israël avec Gaza et a été plus facile après la victoire du Hamas aux élections de 2006 et sa prise de contrôle de la Bande de Gaza en 2007, refonte que la communauté internationale est largement parvenue à accepter, sinon à embrasser. Et du coup, Gaza a été identifiée exclusivement au Hamas et par conséquent comme hostile et étrangère.
– 4. L’inapplicabilité croissante de l’occupation en tant que cadre analytique (et juridique) a introduit un quatrième changement de paradigme concernant la politique israélienne envers les Palestiniens et leurs territoires.
En Cisjordanie, ce changement dans la politique israélienne s’éloigne de l’occupation et de la colonisation en direction d’une annexion et d’une souveraineté imposée.
A Gaza, ce changement dans la politique israélienne est allé d’une politique qui cherchait à contrôler et à dominer l’économie palestinienne, la façonnant en faveur de ses propres intérêts, à une autre qui va briser et saper l’économie, et peut-être le plus frappant, transformer les Palestiniens – spécialement ceux de Gaza – d’une population avec des droits naturels et politiques en problème humanitaire dont la communauté internationale devient entièrement responsable. C’est largement le cas depuis 2000.
Le changement de priorités politiques à des priorités humanitaires découle de plusieurs facteurs, dont :
- La fragmentation totale de la base géographique de l’économie palestinienne, avec la séparation largement complète de Gaza et de la Cisjordanie et la division en cantons de la Cisjordanie.
- L’utilisation de l’aide comme forme de punition infligée par Israël (sous la forme d’un bouclage, puis d’un siège) et, très grave, par la communauté internationale, situation où l’occupé est puni plutôt que l’occupant. (On le voit dans la participation internationale au siège de Gaza).
- Le changement du politique à l’humanitaire provient aussi de l’inefficacité croissante de l’aide humanitaire, particulièrement après 2005, alors que l’assistance – composée principalement de secours et d’aide humanitaires pour le soutien récurrent au budget – est fournie hors de tout cadre économique significatif, ayant peu sinon aucun impact sur le développement.
Ainsi, l’imposition constante des impératifs israéliens non contestés, puis activement soutenus par la communauté internationale, couplée à l’utilisation de l’aide comme arme punitive, a donné naissance à un changement évident de la façon dont certains gouvernements donateurs, organisations internationales et agences d’aide ont abordé les relations palestiniennes, particulièrement à Gaza. Ce changement, très clair après les élections palestiniennes de janvier 2005, s’est fortement éloigné de tout engagement en faveur de l’autodétermination des Palestiniens vers un autre qui mettait en avant le secours et la charité – aidant les gens à survivre alors qu’ils sont confinés et punis et que leur économie est handicapée.
A Gaza, le changement de paradigme qui réduit les Palestiniens d’une affaire politique à une affaire humanitaire s’est accompagné d’un autre changement tout aussi dangereux. Depuis la prise de contrôle par le Hamas, le but de la politique israélienne n’est plus simplement d’isoler Gaza mais de la ruiner, comme on l’a vu dans une politique qui ne s’occupe plus d’économie d’aucune façon (que ce soit positivement ou négativement) vers une qui se passe complètement du concept d’économie. C’est-à-dire que, plutôt que d’affaiblir l’économie de Gaza par des fermetures punitives et autres restrictions comme il le fait depuis longtemps, le gouvernement israélien a, depuis 2006, imposé un siège ou bouclage extrême qui traite l’économie comme totalement sans importance, un luxe jetable.
Cela a été souligné par la décision de la Cour Suprême d’Israël qui a d’abord approuvé les restrictions de carburant à Gaza en octobre 2007 (autorisées à condition qu’elles ne touchent pas aux « besoins humanitaires essentiels » de la population), suivies en janvier 2008 par les coupures d’électricité (et en mai 2008 par une baisse des niveaux acceptables de carburant et d’électricité). La Cour a déclaré : « Nous n’acceptons pas l’argument des pétitionnaires comme quoi ‘les forces du marché’ devraient être autorisées à jouer leur rôle à Gaza en ce qui concerne la consommation de fuel. » Ainsi, d’après la Cour Suprême, on a le droit de faire du tort aux Palestiniens et de créer une crise humanitaire pour des raisons politiques. Ou, comme le dit le Professeur Darryl Li, « La logique des décisions de la Cour sur le fuel et l’électricité suggère que, une fois qu’on statisfait « les besoins humanitaires essentiels » non définis, toute autre privation est possible. »
Ce n’est plus – et en fait cela n’a pas été depuis un bon bout de temps – une question de croissance ou de développement économique, de changement ou de réforme, de liberté ou de souveraineté, mais de besoins humanitaires essentiels, de réduction des besoins et des droits de deux millions de personnes à Gaza à un « exercice de comptage de calories » et de chargements de nourriture.
Par conséquent à Gaza, l’occupation s’est ancrée et a pris une tournure particulièrement destructrice. A Gaza, l’occupation est là pour empêcher toute sorte d’environnement normal d’émerger, institutionnalisant en termes à la fois pratiques et psychologiques une forme d’anormalité qui résiste au changement aussi longtemps qu’on lui permet de durer et de s’enraciner.
La ruine économique qui en a résulté reflète aussi l’absence de lois souveraines à Gaza qui oblige le pouvoir en place à protéger la population qu’elle gouverne. Au lieu de cela, les seules lois qui s’appliquent vraiment à Gaza sont celles de la guerre où le pouvoir souverain, Israël, peut infliger la violence sans responsabilité ni aucune référence au droit. La suppression du droit – et avec lui, de la justice – à Gaza, combinée à l’effondrement économique, a non seulement nécessité une intervention humanitaire, mais a aussi mis Gaza entre un conflit périodique et une catastrophe potentielle, où la violence est utilisée pas tant pour infliger la mort que la débilité.
L’objectif d’Israël à Gaza est par conséquent limité et contenu : éviter tout désastre de grande ampleur tel que la famine, nouvelle et terrible métrique. Gaza est contrôlée par la menace d’une catastrophe générale, que ce soit la faim, une destruction institutionnelle, ou un effondrement économique continu, où Israël gouverne en maintenant un état liminaire, indéterminé, et où les zones de résistance sont étroites et inefficaces. Comme l’a dit une de mes collègues, « Israël gouverne en cherchant jusqu’où elle peut laisser Gaza s’approcher du désastre ». Dans ce mode de régime, on regarde les Palestiniens comme des affaires de bienfaisance ou comme des terroristes.
Ainsi, Israël se sert du manque comme d’une forme de contrôle, créant des conditions qui augmentent le besoin d’aide humanitaire et rien de plus.
La transformation de la bande de Gaza : un déclin imposé
La situation à Gaza est de plus en plus précaire. La Banque Mondiale déclare que « l’économie de Gaza a été maintenue à flot dans les années récentes par des transferts importants y compris de la part de donateurs et du budget de l’Autorité Palestinienne (AP), dont l’ensemble s’élève à 70 à 80% du PIB de Gaza », transferts qui ont connu des baisses significatives. Donc, sans aide extérieure, le fonctionnement de l’économie ne serait pas à même de fournir quelque forme que ce soit de services publics ou privés.
Le blocus de 14 années – auquel l’Égypte participe – est le principal facteur de la ruine de l’économie de Gaza et le puissant reflet de l’utilisation de la politique économique comme mesure punitive. On devrait pourtant comprendre que Gaza s’est trouvée soumise à différents degrés de fermeture depuis 1991, limitant de plus en plus et, parfois, empêchant complètement la mobilité des personnes et des biens. Le blocus fait partie de la politique de fermeture d’Israël, c’est sa plus extrême expression, qui rend totale et décisive la fermeture.
Le blocus ou siège a détruit les relations commerciales normales (les exportations en particulier), dont la petite économie de Gaza dépend, et a paralysé la plus grande part de l’économie, surtout l’activité du secteur privé, dont les autorités du Hamas se sont peu, sinon pas du tout occupées. L’activité de production a depuis longtemps cédé la place à une économie basée sur la consommation soutenue par l’aide d’urgence. Les trois attaques militaires (entre autres) sur Gaza en 2008-2009, 2012 et 2014 ont été catastrophiques au plan économique. Les pertes économiques directes dues à la seule opération militaire de 2008-2009 (qui a duré trois semaines) vont de 1,9 à 2,5 milliards de dollars (1,5 à 2 milliards €).
Les dommages physiques et les pertes économiques dues aux hostilités de 2014 s’élèvent à 3,1 milliards de dollars de plus (2,5 milliards €). Sur ce total, les plus gros dégâts ont touché le secteur des infrastructures à hauteur de 2 milliards de dollars (1,6 milliards €). Viennent ensuite les dégâts occasionnés sur le secteur productif déjà affaibli, juste en dessous de 1 milliard de dollars (0,8 milliard €).
Selon l’ONU, « la part du secteur productif de Gaza est tombée de 28 à 13% du PIB de 1994 à 2018, la part du secteur manufacturier de la moitié à 8% et celle de l’agriculture de 9 à 5% ». L’Autorité Palestinienne a estimé que le coût de la reconstruction et de la reprise à Gaza suite à la guerre de 2014 était de 3,9 milliards de dollars (3,2 milliards €).
Le résultat a été désastreux : des niveaux de chômage sans précédent, une insécurité alimentaire et la dépendance à l’aide. En septembre 2018, par exemple, la Banque Mondiale a établi que « l’économie de Gaza s’effondre ». Au premier semestre 2020 (avant l’impact de la crise de la covid), selon le Bureau central des statistiques palestinien (PCBS), le taux de chômage à Gaza était de 45,5%. Au deuxième semestre 2020, le chômage avait atteint 49,1% (hors impact additionnel des restrictions imposées par la covid en août, qui ont fait grimper encore plus les niveaux de chômage). À comparer au taux de chômage de 23,6% de 2005 déjà élevé mais moins de la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. En juin 2020, le chômage des jeunes (15-29 ans) s’était élevé à 69,9% (et à 92% pour les jeunes femmes). Cela est particulièrement alarmant parce que les trois quarts de la population ont moins de 30 ans et qu’Israël leur interdit de quitter Gaza.
Par conséquent, en 2018, près de 53% des Gazaouis – soit une personne sur deux (dont plus de 40 000 enfants) – vivaient en état de pauvreté (une hausse dramatique par rapport aux 38,8% de 2011). De plus, 58% étaient en insécurité alimentaire, c’est à dire dans l’incapacité d’obtenir une quantité appropriée d’aliments nutritifs, une situation qui n’a fait qu’empirer. Selon l’ONU, en l’absence de blocus et des hostilités permanentes, le taux de pauvreté aurait pu être bien plus bas, à 15%. Selon les sources, les données (qui incluent l’impact de la covid) placent Gaza quelque part entre 56 et 60%. Il y a assez de nourriture à Gaza, mais le premier problème est celui de la faiblesse du pouvoir d’achat qui s’aggrave.
Plus de 80% de la population totale de Gaza relève désormais de l’assistance humanitaire, en dépit de la recherche désespérée de travail. À cause du blocus israélien, l’écrasante majorité des hommes, des femmes et des enfants ont été réduits à la dépendance aux distributions alimentaires et d’argent.
Obtenir assez de nourriture au quotidien est ce qui occupe la plupart des familles. Il y a des gens qui cherchent de la nourriture dans des tas d’ordures et le sans-abrisme est un problème croissant parce que les gens ne peuvent pas payer leur loyer. (De plus, l’utilisation par Israël d’armement perfectionné a aussi entraîné une contamination de l’environnement et de la population aux métaux lourds qui s’ajoute à la crise chronique sur l’eau et l’assainissement). Il n’est pas exagéré de dire que Gaza est maintenant une zone humanitaire sûre où la survie dépend de façon disproportionnée de l’assistance étrangère (dont le niveau décline).
En fait, un rapport de l’ONU de 2020 a découvert que « le coût économique cumulé de l’occupation israélienne de Gaza sous blocus prolongé et de graves restrictions touchant l’économie et les déplacements ainsi que des opérations militaires s’élèverait à 16,7 milliards de dollars (13,8 milliards €)… L’équivalent de six fois la valeur (du PIB de Gaza) ».
D’autres facteurs ont contribué au déclin continu de Gaza, à côté du blocus d’Israël et des attaques militaires contre le territoire. Je voudrais en mentionner rapidement deux : les hostilités internes et la politique étatsunienne.
– Les hostilités internes
Le conflit interne entre le gouvernement du Hamas et l’Autorité Palestinienne a entraîné plusieurs politiques dommageables. Depuis mars 2017, Mahmoud Abbas, le président de l’AP, n’a fait qu’accentuer la pression sur le gouvernement du Hamas à Gaza en soustrayant environ 60 millions de dollars mensuels (49,6 millions €) à l’économie de Gaza. Les raisons en sont à la fois politiques et donc punitives et elles viennent aussi des pressions économiques croissantes sur l’AP.
En avril 2019 le résultat, par exemple, en a été le suivant : 3 231 employés se sont vus soumis à des amputations de salaires ; 1 700 familles dont des membres avaient été tués et qui recevaient des indemnités ont connu la suppression totale de ces indemnités ; sur les 11 000 personnes qui recevaient 1 500 NIS (environ 477 €) par mois, 112 en ont été complètement privées et les autres n’en ont eu que la moitié ; et les retraites ont été diminuées de moitié.
Ces mesures, parmi d’autres, ont affecté environ 62 000 fonctionnaires dont chacun fait vivre en moyenne six personnes, ce qui veut dire que plus de 350 000 personnes ont été affectées comme l’a été l’économie dans son ensemble. De plus, ces mesures, si elles sont permanentes, ne sont pas stables. À certains moments, des employés de l’AP ont reçu 75% de leur salaire et, ultérieurement, 50%. Comme me l’a dit un collègue à Gaza, ce n’est pas seulement de travail que les Gazaouis ont besoin mais de la sécurité de l’emploi. Cette politique arbitraire et imprévisible empêche toute forme de planification, ce qui est une caractéristique constante de la vie à Gaza.
L’incertitude, l’insécurité et la fragilité sociale qui prévalent désormais sont aggravées par les allégations selon lesquelles les autorités du Hamas volent les ressources, en particulier l’énergie et les fournitures médicales. Elles ont aussi été accusées de corruption étendue, de népotisme, de coercition et de contribuer à la division et à l’isolement. J’y reviendrai.
Une autre dynamique troublante concerne l’escalade de la violence entre des familles à Gaza. Les disputes et des attaques de représailles entre familles ont augmenté, avec des blessures et des dégâts sur les biens.
– Des changements politiques et législatifs aux Usa
La politique des USA sous l’administration Trump a aussi imposé des difficultés supplémentaires aux Palestiniens et eu un impact particulièrement néfaste sur le programme plus vaste de l’assistance internationale pour Gaza. Le 6 décembre 2017, l’administration Trump a reconnu Jérusalem comme la capitale d’Israël, contredisant une politique américaine de longue date et sapant les revendications des Palestiniens sur la cité. Confirmant ce changement, l’ambassade américaine a été transférée à Jérusalem le 14 mai 2018, ce qui a marqué le 70e anniversaire de l’établissement de l’État d’Israël.
En outre, dans une initiative visant à punir l’Autorité palestinienne pour ce que le Président Trump a estimé être un manque de volonté de négocier avec Israël, et pour les divergences sur la définition de ce qui qualifie le réfugié (tentant ainsi de délégitimer, si ce n’est d’éliminer, le statut de réfugié et les revendications des réfugiés, en particulier le droit au retour), les États-Unis ont cessé, fin 2018, leur financement à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA), qui assure des services éducatifs, sanitaires et sociaux indispensables pour les réfugiés palestiniens dans tout le Moyen-Orient.
Jusqu’en 2018, les USA ont été le donateur le plus important à l’UNRWA, y contribuant à hauteur d’environ 300-350 millions de dollars chaque année, soit environ le tiers du budget annuel de l’Agence, lequel s’élève à environ 1,1 milliard de dollars. Cette réduction a été particulièrement dévastatrice pour Gaza où l’UNRWA consacre environ 40 % de son budget à une population de réfugiés qui représente 70 % de la population totale de Gaza.
Dans Gaza, ces réductions programmatiques ont inclus les programmes communautaires de psychiatrie et de créations d’emplois, ainsi que des subventions pour le logement des familles qui avaient perdu leur maison durant la guerre de 2014. En outre, et peut-être pour la première fois de son histoire, il existe la possibilité que l’UNRWA se retrouve à court d’argent si les dons n’augmentent pas. En 2020, l’UNRWA fonctionnait sur une base mensuelle, « jamais à plus de quatre ou cinq semaines de l’épuisement des fonds » selon un haut responsable.
Ces déficits ont augmenté, en partie en raison des pressions exercées par les USA (sous l’administration Trump) sur les États arabes afin que ceux-ci réduisent, et dans certains cas suppriment, leur soutien à l’UNRWA. En outre, les USA ont annoncé en septembre 2018 le retrait d’environ 200-230 millions de dollars de projets de développement qu’ils finançaient, à Gaza et en Cisjordanie, des projets gérés par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID).
Bien que d’autres pays aient compensé un certain pourcentage des fonds supprimés par les USA, l’impact global a été désastreux, affaiblissant davantage encore une population déjà appauvrie. Les États-Unis, sous l’administration Trump, ont également réduit leur financement à l’Autorité palestinienne par le biais d’une législation spécifique, ce qui a eu une implication directe sur Gaza. Pour gagner du temps, je vais passer sur les détails de la législation.
Dans les conditions actuelles – d’une petite économie bloquée et dépendant fortement des aides, avec un marché local caractérisé par des niveaux élevés de chômage et une faible liquidité, et incapable d’exporter – les perspectives pour une croissance économique significative sont inexistantes. En fait, l’économie artificielle qui est maintenant celle de Gaza reste dans un état de déclin permanent. Déjà, au premier trimestre 2018, l’économie de Gaza avait une croissance négative de moins 6%, une tendance qui s’est poursuivie depuis sous le poids du blocus, de la décision de l’Autorité palestinienne de réduire ses versements à Gaza, et de la suppression de l’aide des USA et de leur financement de l’UNRWA. Selon une autre analyse, la croissance négative de l’économie devrait se poursuivre cette année. Pour la majorité des Palestiniens de Gaza, il s’agit maintenant d’une question de simple survie
Effectivement, même si l’aide étrangère a été primordiale pour l’économie locale, elle ne peut plus atténuer la dégradation de l’économie de Gaza comme elle l’a fait pendant longtemps. Selon la Banque mondiale : « La détérioration économique tant de Gaza que de la Cisjordanie ne peut plus être compensée par l’aide étrangère… ni par le secteur privé qui reste confiné par les restrictions sur les déplacements, sur l’accès aux matières premières et au commerce. De plus, la détérioration de la situation fiscale ne laisse à l’Autorité palestinienne que peu de latitude pour lui venir en aide ». Incontestablement, le facteur le plus déstabilisant à Gaza, à l’heure actuelle, est d’ordre économique, et l’absence d’alternatives.
La crise de la Covid-19 et son impact sur Gaza : des caractéristiques essentielles
Comme dans les autres parties du monde, le coronavirus est devenu une nouvelle caractéristique de la réalité socio-économique de Gaza. Toutefois, toute appréciation de l’impact du coronavirus sur Gaza doit d’abord prendre en compte les conditions extrêmes de l’économie et du système de santé qui ont longtemps précédé l’apparition du virus – notamment le manque quasi-total d’eau potable (et la dégradation des infrastructures pour le traitement des eaux usées et l’assainissement que j’ai déjà mentionnée), l’approvisionnement limité et irrégulier en combustible et électricité, la pénurie du personnel, des médicaments essentiels et des autres fournitures et équipements médicaux indispensables. Tout cela est dû à la fois à la politique des Israéliens et à celle de l’Autorité palestinienne, et à la législation antiterroriste. Une distinction supplémentaire doit être faite entre les besoins médicaux immédiats des patients de la Covid-19, et ses répercussions économiques immédiates sur la population étant donné que les deux sont très différents. Je vais me concentrer brièvement sur ces dernières, sur les pressions économiques supplémentaires qui sont imposées.
Selon le Bureau central palestinien des statistiques, rien qu’entre mars et juin 2020, ce sont 42 900 personnes qui ont perdu leur source de revenus.
Un rapport, publié par le Secours islamique mondial en novembre 2020, décrit l’impact économique alarmant de la Covid-19 issu du blocus et du verrouillage en cours : des dizaines de milliers de personnes ont perdu leur emploi, dont 80 % de petits cultivateurs ; les revenus mensuels des salariés ont chuté de près de 90 %, passant de 244 à 29 dollars ; près de 60 % de la population ne peuvent plus se permettre les produits de première nécessité, notamment la nourriture, les médicament et d’autres approvisionnements indispensables ; et 82 % souffrent de problèmes psychiques en raison de leur incapacité à subvenir aux besoins de leur famille. Selon le Syndicat des salariés de Gaza, l’impact combiné du blocus et de la crise de Covid-19 a fait monter le taux de chômage global de Gaza au-dessus de 70 %.
Le 7 avril 2020, le ministère du Travail de Gaza a ouvert les inscriptions pour celles et ceux qui étaient directement touchés par la crise de la Covid : en trois jours, 130 000 personnes se sont inscrites pour recevoir une aide, mais 38 000 seulement ont été jugées éligibles. Et parmi elles, seules, 10 000 – des enseignants des écoles privées, et des salariés des secteurs des transports, de l’hôtellerie et de la restauration – ont reçu les 100 dollars (venant des fonds qatariens). Les 28 000 autres éligibles n’ont rien reçu parce que les fonds étaient épuisés et que le gouvernement qatari, qui payait pour réagir au corona, n’aurait rien voulu payer de plus.
L’impact économique et sociétal du coronavirus sur Gaza a été extrêmement désastreux. À ce propos, il convient de noter ce qui suit :
- malgré le nombre des personnes qui, de façon cumulative, ont été infectées par la Covid – actuellement environ 50 000, un nombre probablement sous-estimé en raison de tests inadéquats (entre 2 et 3000 tests par jour, largement insuffisants par rapport aux besoins) – le nombre de lits dans les hôpitaux n’est pas épuisé. Cela est dû au fait que les Gazaouis sont en grande majorité des jeunes et en convalescence. A dater de la semaine dernière, un peu plus de 500 Gazaouis sont décédés du virus.
- Pourtant, étant donné que, dans leur majorité, les nouveaux cas actifs dans les TPO se trouvent à Gaza, et compte tenu de la fragilité du système de santé et du manque de vaccins, ce système de santé se trouve soumis à une pression énorme, et les chances de survie pour les malades atteints des maladies chroniques liées à la Covid-19 restent minces dans la bande de Gaza.
- Ces derniers jours, le taux de positivité a commencé à baisser, ce qui est un signe encourageant.
- Les vaccins sont désespérément nécessaires. Les problèmes moraux et juridiques mis à part pour l’instant, Israël ne peut obtenir l’immunité collective sans vacciner les Palestiniens. Point final.
Il est également important de garder à l’esprit que lorsque le virus aura été maîtrisé, l’économie et le système de santé de Gaza seront plus faibles qu’ils ne l’étaient avant le début de la Covid-19. Par conséquent, contenir le virus ne doit pas être assimilé à une atténuation, et encore moins à une résolution des exigences économiques et sanitaires de longue date de Gaza. La seule façon de répondre durablement à ces exigences est de mettre fin au blocus, et de permettre la liberté de circulation.
L’impact d’un déclin économique continu sur Gaza : quelques changements critiques
Comment les Palestiniens ont-ils géré les énormes pressions croissantes qui les entourent ? Il y a une variété de réactions, répondant à la fois au désespoir et au manque d’options, mais aussi aux initiatives créatrices visant à soigner et à réhabiliter leur communauté.
Une expression puissante a été, jusqu’au début de 2020, les manifestations régulières à la clôture périphérique de Gaza avec Israël, connues sous le nom de Grande Marche du retour (GMR). La GMR, qui a commencé en mars 2018 comme manifestation non-armée, a abouti à des blessures massives et à des victimes. L’utilisation par Israël de munitions réelles contre des manifestants non-violents a été dévastatrice.
Entre le 30 mars 2018 et le 30 décembre 2019, plus de 36000 Palestiniens ont été blessés, la majorité d’entre eux à balles réelles, à balles en caoutchouc et par inhalation de gaz. Des milliers de blessés —dont 300 auraient eu besoin d’une amputation — souffriront de handicaps permanents souvent aggravés par le manque de traitement médical adéquat disponible à Gaza. Aujourd’hui, selon une estimation, 2,4% de la population de Gaza souffrent d’une forme ou d’une autre de handicap (environ 48000 personnes).
Une personne souffrant d’une incapacité multiplie de manière critique le fardeau économique d’une famille par un facteur de cinq, un fardeau que la plupart des familles de Gaza ne peuvent supporter. Pourtant, à l’époque de la Grande Marche, un collègue m’a dit que les jeunes gens de Gaza étaient préparés à subir des blessures invalidantes, comme la perte d’un membre, qui mèneraient à un handicap permanent, à vie, parce que « de telles blessures les qualifieront pour un soutien financier qui, dans le cas d’un homme jeune, permettrait à sa famille de payer le loyer pour quelques mois supplémentaires ».
Cette population blessée récemment met une pression énorme sur le système de soins de Gaza, déjà fragile et submergé. Cette situation prédatait l’impact de la crise de Covid. Depuis mars 2020, cependant, les manifestations se sont effectivement arrêtées. L’explication officielle a été la crise du Covid ; en réalité, les gens ont cessé de participer en grand nombre.
Les gens manifestent aussi sous une autre forme — la désobéissance civile — malgré la répression des autorités du Hamas. En 2019, par exemple, les Palestiniens de Gaza ont manifesté — dans les cinq gouvernorats — contre l’aggravation continuelle des conditions à Gaza. Les manifestations étaient organiques et apolitiques, et elles n’étaient pas dirigées spécifiquement contre le Hamas. Elles ne s’alignaient pas sur une faction politique quelconque. Leur slogan était : « Nous voulons vivre » (“Bidna na’aish”). Selon la source, entre 3500 et 7000 personnes ont participé à ces manifestations. Les gens manifestaient à propos de plusieurs dispositions (la plupart économiques) dont : les conditions critiques de la vie à Gaza ; les taux d’inflation ; la hausse des impôts du Hamas sur les biens de consommation, qui était vue comme excessive ; les sanctions économiques de l’AP, particulièrement en ce qui concernait les coupes salariales ; la division politique entre Palestiniens ; et le blocus.
En juillet 2020, les activistes palestiniens ont aussi essayé d’organiser des manifestations pour protester contre la détérioration de la situation économique à Gaza en utilisant les plateformes des réseaux sociaux. Ils ont été avertis par le Hamas qu’ils seraient arrêtés et accusés de collaboration avec Israël. Cependant des dizaines de personnes se sont présentées devant les bureaux du Conseil législatif palestinien à Gaza, scandant « Nous voulons manger. Nous voulons vivre ». La colère dirigée contre le gouvernement du Hamas et l’Autorité palestinienne ne s’est pas arrêtée même si ses manifestations ont été plus sporadiques et ont renforcé l’anxiété croissante du Hamas.
Une autre réponse a été l’émigration. Bien que les nombres exacts soient difficiles, sinon impossibles, à établir, des sources disponibles, venant du gouvernement du Hamas, des Nations Unies et du point de passage de Rafah, indiquent qu’entre 30000 et 50000 personnes ont émigré de Gaza entre 2016 et 2019. La fuite des cerveaux et l’évasion des capitaux sont palpables.
Le directeur d’une organisation locale de défense des droits humains l’a décrit ainsi : « C’est une nouvelle Nakba, plus intelligente. C’est lent, mais bien en cours — comment les Palestiniens sont-ils poussés à bout au point que leurs jeunes sont prêts à payer pour partir ? Tout l’objectif de notre lutte avant était de revenir. »
Dans un retournement ironique, des Gazaouis commencent à revenir. Ayant perdu leur travail et leurs sources de revenus dans leurs pays de destination à cause du coronavirus, quelques Palestiniens retournent à Gaza où ils ont au moins un filet de sécurité familial. Pourtant, le retour d’un membre de la famille à Gaza n’est pas seulement coûteux, car cela coûte cher de revenir à Gaza, il signifie aussi, et de manière plus cruciale, la perte pour une famille d’une source de revenus sous la forme d’envois de fonds, ce qui accroît le fardeau sur la famille. Une amie à Gaza me disait qu’elle croit que les Gazaouis qui reviennent après avoir travaillé à l’étranger le font aussi parce que la pression d’être la seule personne qui doit assurer pour la famille était si grande que c’était plus facile d’être à Gaza.
Je devrais aussi ajouter que les envois de fonds reçus de l’étranger sont typiquement dépensés pour des coûts liés à l’éducation, comme les frais de scolarité, qui sont une priorité. Les gens préféreraient chercher de l’aide pour la nourriture et sauver ce qu’ils ont comme argent pour l’éducation.
En l’absence d’alternatives, l’unité familiale est devenue une source cruciale de soutien et de protection. Plus de personnes se tournent vers moins de membres de leur famille pour obtenir de l’aide et cela représente un changement clé. Il n’est pas inhabituel — en fait on me raconte que c’est maintenant assez commun — qu’un individu avec une quelconque forme de revenu soit la seule source de soutien pour de nombreuses personnes, à la fois sa famille nucléaire et sa famille étendue. Un collègue disait que typiquement un salaire soutiendra cinq familles, ce qui veut dire que les ressources, y compris la nourriture, sont de plus en plus dispersées. Les pressions sur l’unité familiale sont immenses à un moment où cette unité a des charges bien plus lourdes et des ressources bien moindres.
Mendier est aussi devenu un phénomène répandu — quelque chose qui m’a été dit par plusieurs personnes — avec des familles entières dans les rues du matin jusqu’à la nuit. Ce n’est plus une vision inhabituelle.
La prostitution est aussi un problème grandissant. Pendant mon dernière voyage à Gaza en 2016 un informateur de confiance m’a raconté l’histoire suivante : il était assis dans un restaurant et il a vu une jeune femme essayant de racoler un homme, alors que ses parents à elle étaient assis à une table à côté. Quand je lui ai demandé comment il expliquait un tel comportement, particulièrement incompréhensible dans la société socialement très conservatrice de Gaza, il m’a répondu : « Les gens qui vivent dans un environnement normal se comportent de façon normale ; les gens qui vivent dans un environnement anormal, non. »
D’autres réponses, particulièrement depuis la guerre de 2014 à Gaza, incluent : l’utilisation de drogues, la violence domestique, le divorce et le suicide (y compris chez des enfants aussi jeunes que 14 ans) ; tous ces phénomènes horribles augmentent et ne sont sans doute plus considérés comme exceptionnels. En fait, le suicide et les tentatives de suicide sont des problèmes grandissants chez les hommes et les femmes, et de plus en plus un objet de préoccupation sociale. Au début de juillet 2020, par exemple, deux jeunes diplômés de l’université incapables de trouver du travail et un vendeur de rue se sont suicidés, et une femme a essayé de se pendre mais a échoué. Le nombre de mariages a aussi décliné à cause du simple fait que beaucoup de gens n’ont plus les moyens de se marier.
Si tous ces phénomènes peuvent être liés à la situation économique et à la crise financière, le facteur le plus alarmant est que, même en infusant plus d’argent dans l’économie, ces problèmes ne disparaîtront pas facilement.
Mais il y a un côté plus positif, aussi. A Gaza, aujourd’hui, il y a un foisonnement de la production culturelle, comme on le voit en littérature — fiction, essais, nouvelles et poésie —, en art, au théâtre, en photographie, en musique et en danse. Une série d’initiatives a émergé, essayant, chacune à sa manière, de faire face à la situation difficile de Gaza. En 2017, j’écrivais : « Sans une autorité centrale (et fonctionnelle) pour les guider, ces efforts sont par nature isolés et restreints ; pourtant, ils demeurent vibrants et persistants ». Ils incluent le renouveau d’une agriculture à petite échelle, la surveillance des droits humains, la réhabilitation de la santé mentale, la reconstruction environnementale et l’innovation technologique. Cette dernière a été fortement marquée. Gaza a une population très talentueuse, « technophile » ; s’il y avait un jour la paix, a affirmé un investisseur américain, « le secteur internet de Gaza deviendrait une autre Inde ». Le nombre d’utilisateurs d’Internet à Gaza serait égal à celui de Tel Aviv, et un nombre limité de personnes y sont déjà des sous-traitants pour des compagnies en Inde, au Bangladesh et en Israël, pour Google et Microsoft ». On m’a dit que c’est encore le cas malgré une adversité croissante.
Le facteur contraignant à Gaza n’a jamais été un manque de talent.
Un autre changement — en fait c’est plutôt une observation — concerne le rôle des femmes, au moins de quelques femmes. Plusieurs de mes collègues à Gaza m’ont dit qu’étant donné le chômage très élevé chez les hommes, leurs épouses, filles et sœurs sont dans certains cas le principal soutien de famille. En plus des rares qui sont employées comme enseignantes ou dans une ONG internationale, ont apparemment émergé des entreprises qui recrutent des femmes pour nettoyer les maisons des riches — quelque chose qui était autrefois considéré inacceptable et honteux. Quand j’ai demandé si cela a impacté le statut des femmes ou les relations à l’intérieur du foyer, la réponse était que probablement non, mais que cela a donné davantage aux femmes l’autonomie à l’extérieur de la maison à laquelle les hommes ont accédé.
L’élargissement de l’espace pour les femmes à l’extérieur de la maison et peut-être dans les rôles sexués a été mentionné dans Nation Magazine quand, pour la première fois, un programme de boxe pour femmes et filles a été établi à Gaza. Il y a jusqu’à 45 boxeuses de 7 à 21 ans. Selon Nation, « Une telle équipe a la capacité de construire des réserves d’espoir et de plus de briser les normes de genre et d’écraser l’idée même de passivité ».
Quand on lui a demandé comment la société de Gaza a réagi, le coach (masculin) de l’équipe a répondu : « Il y a eu un peu de surprise. Mais ensuite cela a été accepté, parce que j’entrainais les filles au bord de la mer, à la corniche [le front de mer] et dans des endroits publics pour que l’idée soit acceptée par la société gazaouie. » Il a dit aussi : « Les femmes sont égales aux hommes et elles forment la moitié de la société ici à Gaza. Cela les aide aussi à construire leur force et à se protéger du danger. » Bien que la boxe féminine ne soit pas acceptée très largement à Gaza, l’équipe féminine projette de participer à une compétition au Koweit ce mois-ci dans le cadre de l’équipe nationale palestinienne de boxe.
Lors de mon dernier voyage à Gaza il y a quatre ans et demi, on m’a parlé d’un activisme en ligne comme forme de protestation et d’expression, et j’ai écrit là-dessus. Il a ensuite été utilisé pour critiquer le Hamas et l’utilisation de la religion par le Hamas comme outil coercitif et comme justification pour un comportement violent. Les réseaux sociaux sont plus sûrs qu’une manifestation dans les rues et leur utilisation a augmenté, particulièrement pour faire honte à l’autorité et, comme quelqu’un l’a dit, « mettre le pouvoir sur la défensive ». Cette critique a lieu entièrement sur les réseaux sociaux —Facebook, Twitter, WhatsApp— au-delà du contrôle du Hamas, qui est apparemment très frustré par son incapacité à contrôler ou éteindre les commentaires de plus en plus sévères. Selon mes sources, ce phénomène des réseaux sociaux atteint des dizaines de milliers de followers—peut-être plus— et même s’il ne devrait pas remplacer le militantisme en personne et s’il pose des problèmes qui lui sont propres, il offre un moyen d’expression important et stimulant.
Ce qui va se passer : qu’est-ce que Gaza peut attendre de l’administration Biden ?
A Gaza et en Cisjordanie il y a un sentiment fort et envahissant que le projet national a pris fin. A sa place, il y a la politique des factions, l’absence d’un leadership crédible, a fortiori charismatique, l’autoritarisme et l’absence d’un projet unificateur aux niveaux local et national. Par conséquent, ce qui ve se passer est douloureusement peu clair, ce qui crée un profond sentiment d’insécurité, d’apathie et de peur. La pandémie de COVID-19 n’a fait que renforcer le sentiment d’insécurité, de même qu’une série de frappes aériennes israéliennes de représailles sur Gaza pendant les derniers mois. Une source affirme que l’armée israélienne a mené environ 300 attaques sur la Bande de Gaza en 2020.
Pour les Palestiniens il y a très peu de confiance, et il y a même du dédain pur et simple, envers les deux autorités, y compris l’Autorité palestinienne et le président Abbas. A Gaza, la critique populaire du Hamas existe depuis longtemps comme je l’ai mentionné, particulièrement par rapport à sa fonction inégale de gouvernement, par rapport au contrôle croissant et, certains ont argué, monopolistique du Mouvement sur les activités commerciales et entrepreneuriales.
Le rôle du Hamas comme organisation de résistance a été rarement contesté mais dans les trois dernières années spécialement, cela a commencé à changer, en réponse au manque de cohésion à l’intérieur des différentes composantes du Hamas et entre elles, particulièrement par rapport aux stratégies et aux objectifs politiques futurs. Pour beaucoup de gens, l’affaiblissement du rôle de résistance du Hamas dérive de nombreux facteurs, dont : l’absence de rhétorique de résistance du leadership du Hamas ; la réduction au silence de la dissension par des arrestations et l’emprisonnement, ou pire ; et une conviction populaire croissante qu’Israël travaille avec le Hamas pour maintenir les Islamistes au pouvoir en échange du calme. Le sentiment est que le Hamas est devenu un atout stratégique d’Israël et un outil pour maintenir sa propre occupation de Gaza.
Peu de gens croient à la possibilité d’une réconciliation politique. Au contraire, les gens perçoivent la désunion et l’absence d’une véritable stratégie qui les propulserait en avant. Ils ne voient aucun organe qui posséderait une responsabilité politique. Cela inclut le système judiciaire et le Conseil législatif palestinien qui sont considérés soit moribonds, soit co-optés et « un moyen pour l’humiliation ». (Un sondage récent de Palestine Transparency a montré que les deux-tiers des Palestiniens croient qu’il y a de la corruption dans les tribunaux et parmi les procureurs).
De plus, un OLP actif qui, comme l’a observé un analyste, est maintenant hors de la mémoire vive de plus de la moitié de la population palestinienne, et a donc lui aussi peu de crédibilité. Aucune confiance n’est placée dans la volonté ou la capacité de la communauté internationale d’aborder les questions les plus urgentes des Palestiniens. Le vide politique et économique qui en résulte est, selon un collègue, « sans précédent dans les 60 dernières années ». Ce vide est rempli, en partie, par la justice tribale, qui apporte son propre ensemble de problèmes critiques. Le sentiment d’exclusion et d’abandon à Gaza est réel et s’intensifie.
La solution à deux états est risible, particulièrement pour les jeunes Palestiniens. Au lieu de cela, ils demandent une « vie de dignité » et que tous les partis politiques, pas seulement Israël, rendent des comptes pour leurs échecs à ce propos. Comme un informateur l’a dit : « La communauté internationale doit se détourner de ‘il n’y a pas de plan B’ quand personne — pas même eux — ne pense que le plan A est réalisable en pratique. »
Pourtant, l’administration Biden croit que le plan A est en fait réalisable (au moins rhétoriquement) selon les annonces récentes ; de fait, pour elle, la solution à deux états est la seule position de négociation acceptable (et maximum), ce qui n’augure rien de bon pour Gaza, pour les Palestiniens ou pour une résolution réaliste du conflit. Le nouveau gouvernement des États-Unis a aussi appelé à restaurer les programmes d’assistance aux Palestiniens et à la réouverture des missions diplomatiques.
Bien que Biden ne soit pas d’accord avec les colonies ou même avec l’occupation, il reste un supporter indéfectible d’Israël et du « droit d’Israël à se défendre », y compris pendant la guerre de 2014 sur Gaza. Il y a eu un moment, comme je l’ai dit plus tôt, où les gens croyaient que la paix et l’occupation étaient incompatibles et que mettre fin à l’occupation était un prérequis essentiel pour la paix. Et, comme je l’ai expliqué, ce n’est plus vrai et cela se voit aussi dans le fait que Biden a spécifiquement enlevé le mot « occupation » de la plateforme du comité national démocratique. La Palestine restera probablement au bas de la liste des priorités de politique étrangère des États-Unis et dans la mesure où des priorités [la concernant] existent, elles se focaliseront probablement sur le fait de faciliter la distribution de l’aide humanitaire, ou sur des améliorations limitées des conditions de vie, ou sur le fait d’assurer et de renforcer la coordination de la sécurité avec Israël. Cela reste à voir.
Quelques voix palestiniennes
Avant de conclure, je voudrais partager avec vous quelques extraits d’interviews que j’ai faites avec des amis et des collègues de Gaza au cours des quelques derniers mois. Ces citations sont prises dans un article que j’écris sur la vie à Gaza telle qu’elle m’a été racontée par ceux et celles qui y vivent.
D’une trentenaire, professionnelle et mère : « Notre plus grand problème est d’obtenir assez de nourriture. Les gens ont besoin d’argent. Ils ont besoin de travail, mais aussi de sécurité, de la sécurité de l’emploi. » Elle a souligné que les Gazaouis sont tellement plus que des victimes mais « comment pouvez-vous maintenir votre dignité … si vous ne garantissez pas assez de nourriture pour vous-même et vos enfants ? » Elle m’a dit que les gens étaient obsédés par l’argent, mais pas pour devenir riches mais simplement afin d’en avoir assez pour nourrir leur famille. Elle a décrit plusieurs phénomènes nouveaux à Gaza ; l’un d’eux était de demander de la nourriture sur les réseaux sociaux. Une femme a posté : « J’ai quatre enfants et pas de nourriture dans la maison. Je suis veuve. S’il vous plait, aidez-moi. » Ma collègue a dit : « Je sais ce que je veux de la vie mais c’est lié à tellement de choses qui sont hors de mon contrôle. »
Une personne s’est lamentée : « Le changement ne peut aller au-delà de l’initiative individuelle ».
Un homme de 27 ans, hautement qualifié, m’a dit ceci : « Ce qui préoccupait les Palestiniens d’ordinaire après 1948 était de retourner dans les maisons qu’ils avaient été forcés de quitter pendant et après la Nakba. C’était la manière d’élever leurs enfants, de leur enseigner qu’ils avaient des villes après lesquelles languir et où retourner. Mais après les Accords d’Oslo, ce qui a préoccupé les Palestiniens, c’est comment construire des maisons en Cisjordanie et à Gaza. Ce qui était une tente provisoire en 1948 est devenu une maison permanente.…
Quand j’étais enfant, j’allais régulièrement dans des manifestations pour protester contre l’occupation, la violence, les colonies, l’assassinat de mes frères palestiniens. [Maintenant] les gens vont dans les rues pour protester contre le chômage, les pénuries d’électricité, les impôts …. »
Quand je lui ai demandé : « Qu’est-ce vous voulez que le monde sache sur Gaza et les Gazaouis », il a dit : « Que les Gazaouis sont créatifs, déterminés et généreux. Moi, en tant que Gazaoui, je ne souhaite pas que le monde me voie comme une personne opprimée qui mendie la sympathie du monde, mais comme quelqu’un à qui on ne donne pas la chance de prouver qu’il est capable non seulement de se changer lui-même et sa société mais aussi de changer le monde pour le meilleur ».
Quand je lui ai demandé : « Quel est votre vœu pour Gaza dans l’avenir ? », une autre personne m’a dit que c’est d’être « une société normale, avec la pauvreté, les différences de classes, l’inefficacité du gouvernement, les problèmes que toute société a ».
Le trait peut-être le plus frappant de la vie à Gaza est l’atténuation — un rétrécissement de l’espace et la certitude que cet espace [restreint] est l’endroit pour vivre, et un rétrécissement du désir, des attentes et de l’imagination. Étant donné les difficultés immenses de la vie quotidienne, maintenant rendues pires par la pandémie de Covid, le particulier et le banal — avoir assez de nourriture, de vêtements ou d’électricité — ont été élevés au rang d’aspirations. Un jeune homme, un réfugié, m’a dit : « Mon rêve est de voir une plaque de béton sur mon toit ». Les gens sont devenus tournés vers l’intérieur et confinés, focalisés, de manière compréhensible, sur eux-mêmes et leur famille.
Il n’y a pas une soif de la patrie, ni la peur de son absence. Il y a une soif de moyens de subsistance (même s’ils sont maigres), d’eau potable et d’un sanctuaire, et la peur qu’ils ne soient pas accessibles.
Une pensée pour conclure
Les pressions sur la population doivent être levées. Les gens ont besoin d’eau potable, d’une fourniture d’énergie fiable, de logement, de meilleurs services de soins et d’éducation, de médicaments, etc. La création d’emplois est absolument cruciale mais elle doit être liée à la fin de la fermeture ou du blocus à long terme par Israël, qui se trouve au cœur de la misère économique de Gaza. Sans la circulation sans entraves des personnes et des biens, Gaza sera condamné à une ruine prolongée. Les Nations Unies l’affirment ainsi : « La question n’est pas si Gaza est vivable, mais combien de temps encore elle peut exister sur le système de survie que lui fournissent les Nations Unies et ses partenaires internationaux ». Certains ont argumenté que Gaza est maintenant dans un état de post-effondrement.
Le combat d’Israël contre le peuple palestinien porte, à mon avis, fondamentalement sur leur présence et leur représentation au monde. Il porte sur la diminution, sinon la suppression de leur sécurité en les privant de capacité d’action, en les condamnant pour leur propre privation. Les Palestiniens ont résisté. Pourtant, leur résistance sous toutes ses formes n’est pas suffisante. Les Palestiniens, comme tous les peuples du Moyen-Orient, doivent être vus et compris bien au-delà des caractérisations négatives et statiques qui leur sont imposées. Ils doivent être vus comme une société civile avec des aspirations qui ne sont pas différentes des nôtres. Ils doivent être vus comme la solution aux problèmes de leur région, une solution bien plus efficace que les dirigeants autoritaires ou les interventions militaires.
Les Palestiniens veulent vivre leurs vies en paix, travailler, prendre soin de leurs enfants, se déplacer librement et créer. Si Israël continue à nier leurs droits fondamentaux fondamentaux et si l’Occident continue à soutenir Israël dans ce déni, il n’y aura pas de résolution au conflit et aucune possibilité de paix réelle et de stabilité dans la région, quelque soit le nombre d’accords qu’Israël signe avec les états arabes. Comme mon amie, la militante Mary Khass, maintenant décédée, me l’a dit il y a plus de trente ans : « Il n’y a pas de liberté si vous êtes un occupant ».