Conférence et Débat avec le Docteur TAREK LOUBANI, professeur à l’Université de Western Ontario (London, Canada) Delivering Health Care under Fire in Gaza: The problems and the promise Jeudi 7….
Conférence et Débat avec le Docteur TAREK LOUBANI, professeur à l’Université de Western Ontario (London, Canada)
Delivering Health Care under Fire in Gaza: The problems and the promise
Jeudi 7 mars, 18h-20h (en anglais, débat en français et anglais)
ENS, Salle Dussane (45 rue d’Ulm, 75005)
Dr. Tarek Loubani est un médecin urgentiste qui a prodigué des soins sur les lignes de front et dans les hôpitaux de Gaza. Il a contribué au projet EmpowerGAZA consistant à utiliser l’énergie solaire dans les hôpitaux de Gaza, et contribue au projet Glia pour créer des dispositifs médicaux imprimés en 3D à accès ouvert. Durant la Grande Marche du retour de 2018, il a été blessé aux jambes.
Conférence organisée par l’Association des Universitaires pour le Respect du Droit International en Palestine (AURDIP), l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) et le Séminaire « Penser l’expérience palestinienne entre occupation, relégation et exil » de l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM)
Vous pouvez aider le projet Glia en effectuant un don ici
Transcription et traduction de l’exposé du Dr. Tarek Loubani : «Prodiguer des soins de santé sous les tirs à Gaza : les problèmes et la promesse»
Merci beaucoup ! Merci aux organisateurs qui ont fait un excellent travail pour organiser mon séjour ici, trouver une salle et obtenir le soutien de l’Université.
Je vais vous parler de plusieurs choses, principalement de la façon dont on peut prodiguer des soins médicaux sous les tirs, de certains problèmes que nous avons rencontrés et de la façon dont nous avons pu transformer ces problèmes pour en faire des forces.
Je vais d’abord me présenter : je m’appelle Tarek Loubani. Il est très facile de me trouver et de me contacter. Je travaille pour le projet Glia, qui dispose d’un site sur lequel vous pouvez envoyer des messages (glia.org). Ou vous pouvez m’écrire à mon adresse personnelle si vous avez une question à me poser, ou sur les réseaux sociaux (info[at]glia.org, tarek[at]tarek.org, [at]trklou). Je suis un médecin urgentiste : il y a parmi vous des médecins qui savent que cela ne ressemble en rien à l’activité des personnes montrées à l’écran, même si celles-ci sont vêtues de la tenue habituelle des médecins. Dans mon temps libre, je travaille sur des dispositifs médicaux. Vous voyez là une imprimante 3D qui imprime un stéthoscope. C’est le genre de travail que nous faisons, utiliser la technologie pour fournir du matériel aux gens.
Je vais d’abord vous raconter une histoire. Il s’agit d’un bateau et de moi. À Gaza, je vivais dans un endroit proche du rivage. Très souvent, le paysage était absolument magnifique : à Gaza, la côte est orientée à l’ouest et jouit de splendides couchers de soleil. Je m’asseyais et je regardais la mer – ce que tant de Gazaouis, tous les Gazaouis, font ou ont fait : s’asseoir face à la mer et regarder au loin, parce que c’est le seul endroit où l’on peut commencer à imaginer qu’on est libre. Et quand nous regardons au loin, nous remarquons qu’il y a des bateaux, pas de simples bateaux, mais d’énormes navires, des bateaux si gros que je pouvais les voir de l’endroit où je me tenais, alors que je savais qu’ils étaient à des kilomètres de distance, des bateaux auxquels il fallait des heures pour disparaître à l’horizon.
Et je les regardais sans cesse en me disant dans mon for intérieur : virez de bord. N’importe lequel de ces bateaux quittant le port d’Ashdod en Israël, ou arrivant dans le port d’Ashdod en Israël, un seul de ces bateaux, s’il avait accosté à Gaza, aurait mis fin au problème posé par les objets qu’il transportait.
Aujourd’hui, après une conversation antérieure, je me suis demandé quels bateaux font route en ce moment même vers Ashdod. Voici [à l’écran] un bateau qui navigue en ce moment même, ce qui veut dire que, très probablement, même s’il est sans doute trop tard pour que les gens puissent vraiment voir le bateau, ils peuvent voir ses lumières s’ils sont assis à l’endroit où je me tenais, discerner ce grand bateau approchant du rivage. Ce bâtiment s’appelle le Fides, il vient de Grèce, il est probablement grec, mais il bat un autre pavillon. Voilà à quoi il ressemble. Ce bateau, je me suis renseigné sur son tonnage : son port en lourd est de 16 802, ce qui veut dire qu’il peut transporter 16 000 tonnes. Pas 16 000 kilos : 16 000 tonnes.
Alors, sachant qu’il y a des mathématiciens dans l’assistance, j’ai décidé de traduire ceci en termes relatifs à l’un des objets qui me tiennent le plus à cœur : les ambulances. Une ambulance du modèle le plus perfectionné, chargée de tout le matériel imaginable, aura un poids maximum qui ne dépassera pas 5 tonnes. Si l’on suppose que le bateau ne transporte que la moitié de son tonnage maximum, cela ferait 1 500 ambulances. Si l’on suppose que chaque ambulance a une durée de vie de 10 ans et que Gaza a besoin de 150 ambulances (ce qui représente 3 fois le nombre d’ambulances dont Gaza dispose actuellement), on en aurait pour 100 ans avec les ambulances que transporterait un seul bateau. Si seulement il virait de bord. Mais en réalité, cela n’est jamais arrivé, et cela n’arrivera jamais, parce que les bateaux ne font pas ça. Les supertankers n’approvisionnent pas Gaza.
Ceux qui le font, ce sont des gens comme elle. C’est une femme pêcheur à Gaza. Elle s’appelle Madeleine et pilote un petit bateau pour nourrir sa famille ; des pêcheurs comme elle, il y en a beaucoup. Ce sont des gens comme elle et sa famille, et d’autres familles, qui nourrissent Gaza, un bateau à la fois, quelques kilos à chaque fois. Si vous parliez à l’un de ces pêcheurs d’un tonnage de 16 000 tonnes, il ne le comprendrait pas, car cela représente probablement le poids cumulé de tous les bateaux de Gaza. Comment pourrait-il comprendre cela ?
Quand nous pensons à des endroits comme Gaza, quand nous pensons à la guerre, quand nous pensons aux conflits, nous y pensons de façon globale, nous pensons grand, et nous sommes dépassés par la quantité. Regardez ça ! [écran] Regardez comme ces gens sont nombreux. Regardez toute cette humanité. Et pourtant, bien que nous sachions ce que c’est que l’humanité, il n’y a pas un seul humain visible, nous ne voyons pas un seul individu sur cette image ! Nous ne le pouvons pas parce que nous pensons trop globalement.
Mais savez-vous qui ne pense pas globalement ? Ce sont ceux qui tirent sur les manifestants. Pour tirer sur les manifestants, ils ne bombardent pas les manifestations en larguant des bombes de 2000 kg. Ils tirent sur un seul manifestant à la fois. Ils les canardent un par un. C’est un acte profondément intime, absolument intime.
[Musique]
Voici un tireur d’élite qui repère sa cible, s’imaginant qui est cette personne et comment l’abattre. La vidéo est granuleuse : c’est parce qu’un des snipers l’a partagée sur des réseaux sociaux. Afin de tuer quelqu’un, de l’abattre, vous devez vous unir à lui, vous devez ne voir personne d’autre. Si l’un d’entre vous a déjà tiré un coup de feu (moi, je n’ai jamais tiré, ni même tenu une arme à feu, mais je cite ce que les snipers m’ont dit), la seule façon pour que ça marche, c’est de viser, puis de suivre les mouvements de la personne que vous ciblez en oubliant tout ce qui l’entoure, de vous unir à elle. Et la dernière chose que vous faites en visant, c’est de retenir votre respiration.
[Son de la vidéo]
Ouah ! Je l’ai eu, yes !
[Musique, rires, enthousiasme des snipers]
La scène suivante est chaotique. Vous voyez les gens courir ; juste avant de leur tirer dessus, on les gaze. Voilà à quoi ça ressemble quand vous êtes sur le terrain. Nous n’avons jamais pu récupérer quelqu’un sans nous faire gazer en même temps. Ils sont gazés, nous sommes gazés, et puis quelqu’un est blessé et nous devons nous en occuper au milieu de tout ça. Mais vous avez vu : une balle était décochée, un seul tir à la fois, une personne, un lien intime, profondément intime.
Je vais résumer l’histoire de Gaza à une vitesse sans précédent : 2006, le Hamas gagne les élections. Presque immédiatement après, plus un seul sou du Canada, qui appuie le blocus – on ne peut pas vraiment en être fier en tant que Canadiens. Je sais que vous êtes fiers du « canadianisme », ce qui est probablement justifié pour beaucoup de raisons.
Les États-Unis et certains de leurs alliés complotent pour renverser le Hamas. Le Hamas s’oppose au coup d’État. La première guerre a lieu en 2008-2009, la deuxième guerre en 2012, la troisième guerre en 2014. Dévastation absolue, horrible, destruction totale presque partout. Je me souviens d’un moment précis où j’ai titubé sous le choc et réalisé à quel point la situation était mauvaise.
[Musique]
Quand j’étais en prison – j’ai été incarcéré en Israël en 2003 – un type m’a dit : « Tu vois, Tarek, il y a vous et il y a nous. Il y a les loups et il y a les brebis. Et tout le monde doit accepter sa place, c’est la nature. »
En 2016, Benjamin Netanyahu a déclaré : « Un mur doit être construit pour nous défendre contre les bêtes sauvages » – les bêtes sauvages ! Si les Palestiniens sont les bêtes sauvages, alors vous les exterminez. Vous vous protégez d’eux. Vous faites ce qu’il faut faire. C’est la nature des choses, c’est comme ça que c’est censé marcher. Mais nous tous, le matin en nous levant, nous tous, quand nous sommes venus ici aujourd’hui, moi, quand j’arrive à l’hôpital – je ne suis pas là, nous ne sommes pas là pour accepter la nature des choses mais pour la rejeter, et non pour dire « Ce qui arrive ne me concerne pas, peu m’importe que le loup gagne ». Je dois arrêter ça, je dois le faire changer.
Oui… je me souviens, quand ce type m’a fait cette remarque à propos de la nature des choses, je me suis dit : – Au diable ! Ce n’est pas pour cela que je suis ici – pour laisser arriver ce qui doit arriver, pour laisser les gens mourir. Mais ce n’est pas non plus ce qui est arrivé historiquement. Et ce n’est pas arrivé non plus grâce aux supertankers. Le monde va mieux. Regardez ! Les gens qui vivent dans une pauvreté absolue : ça s’améliore ; le travail des enfants : en baisse ; la mortalité avant 5 ans : en baisse ; le ver de Guinée : presque disparu ; naissances chez les adolescentes aux États-Unis : en baisse ; crimes de sang en Europe de l’Ouest : en baisse ; taux de violence criminelle aux États-Unis : en baisse ; nombre d’années de scolarisation : en hausse ; niveau d’alphabétisation : en hausse. Le monde va mieux.
Et ce n’est pas arrivé grâce à un super-héros, un supertanker ou une super personne, ce n’est certainement pas arrivé parce que les gens sont restés assis et ont dit : Acceptons la nature des choses – des enfants meurent, des gens ne savent pas lire. Personne n’a dit ça. Ou, en fait, des gens l’ont dit, mais qu’ils aillent se faire foutre ! Parce que les gens qui ont travaillé dur, ceux qui ont décidé de faire ce qu’ils pouvaient, d’aider un peu, petit à petit, ce sont ces gens-là qui sont en train de gagner. Ce sont ces gens qui ont gagné. Regardez les chiffres, regardez toutes ces améliorations. Alors, j’en viens à me demander, en tant qu’individu, en tant que personne appelée Tarek Loubani, qu’est-ce que je peux faire ? Et, auparavant, je m’étais interrogé: qui suis-je ? À ce stade, j’étais devenu un universitaire, un médecin. Et là, j’ai regardé autour de moi, dans mon université, dans mon hôpital et je me suis demandé : voyons, quel est le problème ?
Je lisais The Economist, le journal de référence du capitalisme, et voilà ce qu’il avait à dire : « Les chercheurs » – moi, les gens comme moi – « sont devenus des mercenaires intellectuels pour des équipes de production : ils sont là pour trouver une solution aux besoins immédiats ». Ça résume tout, n’est-ce pas ? Quand j’ai regardé mes collègues, c’est ce que j’ai vu. Nous menons des essais cliniques pour un médicament à 5 milliards de dollars qui ne sera jamais accessible ni abordable et, au moment où il devient générique, accessible, abordable, quelqu’un le vend à quelqu’un d’autre, qui le manipule, qui fait exactement ce qu’il faut pour recommencer. Et moi, je suis associé à cela chaque fois que je recrute quelqu’un pour participer à une étude menée par une énorme compagnie, chaque fois que j’accepte une subvention octroyée par l’armée, le gouvernement ou une société. Je ne voulais plus y être associé.
J’ai regardé autour de moi et j’ai dit : Voyons, qu’est-ce que je peux faire ? Y a t-il un petit problème que je peux régler ? À ce moment-là, j’allais régulièrement à Gaza depuis un an, presque deux ans, et j’avais déjà une guerre dans mes bagages – à Gaza. J’avais déjà vécu d’autres guerres dans d’autres endroits, malheureusement. En 2012, j’y étais en tant qu’urgentiste ; à un moment donné, nous étions une dizaine de médecins. Les patients arrivaient par vagues parce que, généralement, les Israéliens bombardaient un immeuble, l’immeuble s’écroulait, les secours arrivaient et tout le monde se précipitait. Nous avions alors une vague d’une centaine de personnes, et nous devions nous faire une idée : qui est atteint, qui ne l’est pas ? Qui a besoin d’un drain thoracique, une des interventions vitales à faire immédiatement ? Et comment faire ? Comment savoir s’il y a besoin d’un drainage thoracique ? Un drainage thoracique est nécessaire quand il y a de l’air là où il ne devrait pas y en avoir dans le thorax : alors, vous devez écouter, vous devez entendre s’il y a ou non de l’air, et puis prendre une décision. Je n’entends pas d’air, je dois poser un tube, j’entends de l’air, je ne pose pas de tube. Ce que moi et mes collègues avons fait alors, c’est de faire circuler le seul stéthoscope. Quel est le médecin veinard qui a le stéthoscope ? Nous, les neuf autres, nous devions utiliser nos oreilles. Nous posions littéralement l’oreille sur la poitrine du patient et écoutions. Est-ce que j’avais appris cela à l’école de médecine ? Non. Est-ce la bonne méthode ? Non. Le seul petit avantage, je suppose, c’est que le patient était toujours couvert de sang, ce qui créait un joint d’étanchéité autour de notre oreille. Après, nous étions tous là avec nos oreilles rouges, et nous demandions : « As-tu détecté un pneumothorax ou non ? As-tu posé un drain ou non ? » Certains médecins n’arrivaient pas à le faire et ils inséraient un drain au hasard, plus ou moins. On y va plus ou moins au hasard quand on ne peut pas faire l’examen comme il se doit.
Je vous propose un petit jeu, que j’appelle « repérez le stéthoscope » : quand je parle de stéthoscope à des publics du monde développé, quand j’en parle à des médecins au Canada, aux États-Unis, en France, en Allemagne, ils me disent « Un stéthoscope, pourquoi faire ? J’utilise des échographies et des scanners ». Super ! Vous croyez que nous pourrions aussi avoir des poneys à Gaza ? Parce que là, ce serait complet ! Quand nous pourrons avoir des échographies et des scanners, nous n’aurons plus besoin de stéthoscopes – mais notre situation est ce qu’elle est.
[Musique, poème de Mahmoud Darwish « Je suis Arabe »]
Le médecin dans ce dernier cliché, c’est le Dr Mads Gilbert – vous l’avez peut-être reconnu : un médecin norvégien qui a apporté un sac littéralement plein de stéthoscopes – en effet, quand il a demandé aux gens de quoi ils avaient besoin, c’est ce qu’ils lui ont demandé. Au moment où il les a distribués, un des médecins avec lesquels j’avais parlé de ce projet était là ; je lui ai montré la vidéo et il m’a dit : « Oh, tu ne peux pas imaginer, c’était l’Aïd, [un peu comme le Noël musulman]. C’était l’Aïd, c’était formidable : nous avons des stéthoscopes, nos oreilles seront en paix et nous n’aurons plus à nous faire de souci ».
Je suis rentré chez moi, j’ai réfléchi à ce problème et je me suis dit : « Qu’est-ce que je peux faire ? » Je me souviens, je m’en voulais à moi-même d’être là, dans ce magnifique Canada, alors que la situation était si terrible en Palestine. Et mon neveu est venu jouer. Il a probablement vu que j’étais abattu, et il est venu jouer. Il a apporté son propre stéthoscope – qui coûte probablement moins d’un euro – et il a fait mine de m’ausculter. Puis il me l’a passé et une idée m’est venue : « Tiens, je me demande… ». J’ai écouté avec ce stéthoscope à un euro qu’un ingénieur chinois avait probablement fabriqué en une demi-journée. Et je me suis dit : ce truc-là n’est pas dégueulasse. Il était mauvais, mais pas complètement nul, c’était acceptable ! Et j’ai pensé : si on peut fabriquer ça si rapidement, que pouvons-nous faire avec la technologie moderne, avec la technologie de cette époque, en 2013 ? Voilà comment nous avons commencé.
À gauche, vous voyez l’une des personnes qui a en quelque sorte fait démarrer le mouvement des imprimantes 3D en libre-accès. Il s’appelle Adrian Bowyer. Et là, c’est une des toutes premières imprimantes 3D en libre-accès. À droite, c’est une imprimante 3D que l’autre imprimante 3D a fabriquée. C’est ce qu’on appelle une imprimante 3D autoréplicative, ou RepRap (Replicating Rapid Prototyper). Et nous avons apporté cette idée à Gaza. Voilà les premières imprimantes de Gaza. Je crois que celle-ci est la première que nous ayons fabriquée – celle-ci, avec du vert – et après, nous avons imprimé toutes les autres avec elle. C’était formidable de réaliser que nous pouvions faire ça.
Nous savions qu’il n’y aurait jamais de supertanker qui viendrait avec des dispositifs médicaux. Nous savions que nous ne pourrions jamais ouvrir une usine de matériel médical ! Ne croyez pas qu’il n’y en avait jamais eu à Gaza. Avant, à Gaza, il y avait des fabriques de matériel médical. Elles ont été bombardées. Tout lieu qui fabrique du plastique est bombardé. Tout lieu qui fabrique du métal est bombardé. Toute usine, quelle qu’elle soit, est bombardée. Nous faisons donc ce qu’on est censé faire quand la centralisation est impossible : nous décentralisons. Nous avons des imprimantes 3D dans ce bureau, qui pourrait être bombardé. Nous avons des imprimantes 3D dans les universités et les hôpitaux. Une à la fois.
Et nous nous sommes mis au travail sur notre premier appareil. Là, c’est le pavillon de notre tout premier stéthoscope imprimé. C’était une horreur, c’était nul ! Mais la fabrication nous a coûté environ 30 centimes. Il a fallu dans les deux heures et demie pour le jeter à la poubelle et en fabriquer un autre. Et nous avons continué à travailler, à recommencer et à modifier jusqu’à avoir ce premier modèle qui, en fait, était d’une qualité équivalente au Littmann Cardiology III, l’étalon-or, à l’époque, et toujours un excellent stéthoscope, le deuxième à usage cardiologique en matière de qualité.
Et voilà, rien que des pièces imprimées assemblées à des tubes de fontaine à Coca Cola. C’est tout. C’est simple, incroyablement simple. Mais est-ce que ça marche ? Nous voulions que les normes de qualité que nous exigeons au Canada soient appliquées à Gaza. Bien trop souvent, les gens du tiers monde sont censés accepter des choses terribles. Nous nous sommes dit : ce n’est peut-être pas aussi bien, mais nous allons mesurer à quel point c’est moins bien pour que les gens puissent prendre une décision. Et puis, nous l’avons testé, et re-testé, et nous l’avons reproduit et nous nous sommes arrêtés là. Ce n’est probablement pas le meilleur matériel que nous puissions obtenir, mais il est aussi bon que le Littmann Cardiology III. Là, vous voyez deux courbes, la noire et la rouge. Partout où la rouge est sous la noire, ça veut dire que le stéthoscope 3D, appelons-le simplement le modèle Glia, dépasse les performances du stéthoscope à 300 $. Et partout où la noire est plus basse – il y a deux points, difficiles à voir, juste là, à 2 000 hertz – le Littmann dépasse la performance du nôtre.
En fait, personne n’écoute les bruits du cœur à 5 kilohertz ; les bruits du cœur sont en principe en dessous de 1,5 kilohertz. Pour ce qui nous concerne, notre but en le testant n’était pas de prouver qu’il était supérieur mais, si nous voulions refaire ce test, c’est probablement ce que nous constaterions. Il est aussi bon, beaucoup moins cher et, surtout, il sera le meilleur du monde si on peut le fabriquer à Gaza. Ça n’a pas vraiment d’importance parce qu’il n’y aura pas de concurrence. À Gaza, nous avons un taux de 100 % de recyclage. Ce qui veut dire que tout le plastique utilisé à Gaza échappe au système des décharges : il est broyé, lavé, fondu, et il sert à quelque chose. Entre parenthèses, on trouve aussi à Gaza le domaine agricole bio le plus grand du monde – si vous étiez israélien, donneriez-vous aux Palestiniens des engrais azotés ? Sans doute que non ; c’est de bonne guerre. Mais c’est ainsi que les Palestiniens ont transformé leurs difficultés en opportunités.
Quand nous avons eu les stéthoscopes, nous avons commencé à travailler sur d’autres instruments. Au fait, le stéthoscope… Vous êtes assez peu nombreux pour que je puisse vous montrer le dernier modèle de stéthoscope. Sur celui-ci, chaque couleur correspond à une des versions testées. Il est plus bigarré que ce stéthoscope-ci que nous distribuons, totalement rouge, et en pièces détachées parce que nous voulons que les gens le montent eux-mêmes. Nous ne faisons pas que produire des dispositifs médicaux ; nous cherchons à agir sur le plan culturel, afin que les gens comprennent que ces appareils leur appartiennent, qu’ils peuvent les monter. Ce n’est pas un objet à jeter, c’est quelque chose qu’on peut réparer.
Voici la première version de l’oxymètre de pouls. C’est un instrument qu’on vous met sur le doigt et qui nous dit combien d’oxygène vous avez. Cette version ne fonctionnait pas. Voici la deuxième. Tout aussi nase que la première. Mais nous avons persévéré, de version en version, jusqu’à ce que nous arrivions à celle-ci, qui a marché. Elle marche très bien. Nous sommes de nouveau face au même problème : comment prouver que ça marche ? Aussi bien que les meilleurs sur le marché ? C’est pourquoi nous venons d’entamer le processus d’essais cliniques. Pour les personnes qui ont des compétences en médecine, je vais donner quelques précisions : voici un patient dont le système respiratoire a été mis en circuit fermé et chez qui on a provoqué une hypoventilation, suscitant une suffocation. Sa saturation en oxygène est très basse, à peine 66 au taux maximum. Quand on est médecin et qu’on voit un taux de 66, on a très peur. On doit avoir peur. Mais c’est la méthode permettant de tester ces appareils. Vous devez faire baisser la saturation en oxygène des sujets, puis noter et mesurer les valeurs données par le dispositif. Voici le modèle actuel. Je l’ai apporté, si quelqu’un veut le voir. Il est intéressant pour deux raisons : l’une est qu’il ne mesure pas seulement ce que vous pourriez supposer, c’est-à-dire l’oxyhémoglobine et la désoxyhémoglobine, indiquant ainsi l’oxygénation du sujet. Nous avons constaté qu’en ajoutant la carboxyhémoglobine, la substance que vous mesurez chez quelqu’un qui a subi un empoisonnement au monoxyde de carbone, et la méthémoglobine, une autre forme d’hémoglobine liée à cet empoisonnement, le coût n’augmente que de quelques cents, environ 20 cents pour les deux. Alors que ces appareils coûtent habituellement environ 1 000 $, nous les fabriquons pour 25 $. L’appareil pour la carboxyhémoglobine coûte environ 5 000 $ et celui pour la méthémoglobine coûte 10 000 $. Nous savons tous à quel point ces instruments sont coûteux : c’est absurde. Nous n’allons pas tester ces modèles-là pour l’instant, mais peut-être le ferons-nous : nous nous occupons seulement de la première version, puis nous irons vers d’autres versions dans la mesure de nos moyens. Ce n’est pas vraiment essentiel.
Cet oxymètre de pouls va, je suis très fier de le dire, invalider tout un domaine d’études. Il existe un véritable domaine d’études concernant la saturation en oxygène, avec des examens fondés sur des signes cliniques. Vous regardez les patients sous les yeux et vous dites : ah oui, c’est un peu blanc. Vous examinez la peau, vous la touchez, vous exercez une pression çà et là, et vous tirez des conclusions. Vous dressez un tableau et vous dites : oui, c’est probablement ceci, ou cela. Cet ensemble de procédés s’est principalement développé en Asie du Sud-Est et dans l’Afrique subsaharienne. Étant donné que notre oxymètre de pouls atteint une qualité clinique pour 25 $, j’espère que ces méthodes disparaîtront.
Cela nous amène à un autre projet, survenu par hasard. Le travail que nous faisons n’est pas centré sur les dispositifs médicaux, mais sur l’indépendance et l’autosuffisance. C’est le but réel de notre travail. Il se trouve que l’autosuffisance fait appel à des imprimantes 3D dans certains contextes et à d’autres moyens dans d’autres contextes. Or notre association a été contactée par un comité de crise, à Gaza, qui avait mené une recherche approfondie sur l’ensemble des morts survenues au cours de la guerre de 2014. En 2014 – c’est une évaluation approximative, ce n’est pas un chiffre de référence, même si je peux fournir le chiffre exact en cas de nécessité – il y a eu environ 2 500 morts. Environ la moitié des morts sont dues à une hémorragie abondante d’un membre, c’est-à-dire que ces personnes ont reçu une balle ou ont été blessées à un ou plusieurs membres, bras ou jambe, après quoi elles ont saigné jusqu’à en mourir. Dans la moitié des cas, le décès est survenu au bout d’au moins une demi-heure. D’un point de vue médical, ces morts sont absolument évitables. Personne ne devrait se vider de son sang pendant plus d’une heure. Ni même pendant une demi-heure. Personne. Nous nous sommes dit que le nombre de survivants aurait été bien supérieur à la moitié si nous étions parvenus à une durée moins aberrante, mettons 15 minutes. Le changement aurait probablement été exponentiel, le pourcentage aurait probablement atteint 75 %.
Ce qu’il fallait, c’était un garrot. On était en 2017, vers le milieu de 2017. On s’est dit : allons-y, essayons d’être prêts pour la prochaine guerre ! Pendant que nous développions le dispositif, tout d’un coup, en décembre, quelques événements sont survenus. Nous n’étions pas proches du résultat, loin de là. Trump annonce qu’il veut déménager l’ambassade, les Palestiniens annoncent la Grande Marche du Retour. C’est un choc pour nous. Nous étions convaincus que nous avions le temps, nous pensions qu’une guerre allait survenir, mais plus tard – or, elle arrive maintenant.
Voici le tout premier prototype que nous avons réalisé, une copie presque exacte du Combat Application Tourniquet (C-A-T) [appareil utilisé sur le terrain, notamment par l’armée américaine]. Nous avons très vite compris que nous devions le modifier et réaliser notre version, l’imprimer, l’utiliser. Et nous nous y sommes mis. Nous avons aussi commencé à faire des formations, parce que les gens n’avaient pas la formation nécessaire. Il ne s’agissait pas de lancer des garrots contre un mur et de voir si ça tenait. Il fallait former les gens, leur enseigner comment les utiliser. Nous avons aussi dispensé une formation sur leur fabrication, parce que nous savions qu’il faudrait attendre un an, deux ans, avant d’en avoir en nombre suffisant pour Gaza. Cela allait prendre longtemps, trop longtemps.
Et c’est là que les choses sont devenues urgentes.
[Journal télévisé] :
« Dix Palestiniens ont été tués vendredi dans des accrochages avec les forces israéliennes le long de la frontière de Gaza. Ces violences ont éclaté après que des milliers de Palestiniens ont marché vers la frontière où était prévu un rassemblement massif. Selon certaines sources, des manifestants ont commencé à lancer des pierres. Selon le ministère palestinien de la Santé, plus d’un millier de personnes ont été blessées dans ces échauffourées. Cette journée est celle où le nombre de morts a été le plus élevé à Gaza depuis l’automne dernier. »
Nous avons dû déplacer la formation sur le terrain. C’est ce que nous appelons la formation en juste-à-temps. Pas question de rester à l’arrière en espérant que tout ira bien. Nous nous sommes regroupés sur le terrain et nous avons lancé la formation. [À l’écran] Certaines des personnes qui portent des gilets à haute visibilité sont des secouristes de la défense civile, d’autres sont des auxiliaires médicaux du ministère de la Santé – il y a quatre services de secourisme à Gaza. Un médecin urgentiste leur apprend comment poser un garrot, comment le serrer avec le tourniquet, etc. Ces gens, dans quelques minutes, seront sur le terrain pour mettre en application ce qu’ils ont appris. Il était important pour nous de faire cette formation en juste-à-temps – on parle de just-in-time (JIT) dans les milieux de la médecine de catastrophe. Nous nous activons dans un climat de panique, parce que chaque garrot qui n’est pas fabriqué, c’est une personne qui ne reçoit pas les soins nécessaires, et c’est donc une mort potentielle. L’équipe qui était à Gaza travaillait presque jour et nuit pour que tous reçoivent les soins répondant à leurs besoins.
Les chiffres étaient atterrants. Ceux que vous voyez ici [à l’image] datent de décembre 2018, et les chiffres sont pires maintenant, puisque ceux-ci remontent à environ deux mois. Mais je n’ai pas pu avoir d’infographie plus récente. Le bilan total des blessés était alors de 18 000. Je crois qu’il atteint maintenant 22 000. On a ici le total des personnes atteintes par balles, compte non tenu des effets des gaz – en fait, les lésions causées par les gaz sont rarement prises en compte, alors qu’elles peuvent entraîner la mort. Ce chiffre est d’environ 10 400. Sur ce total, les parties du corps atteintes sont les membres inférieurs – dans presque 60 % des cas – et les membres supérieurs – 13 %. Dans seulement 4 % des cas, c’est le torse qui est touché ; 8 % si on considère l’ensemble poitrine et abdomen. Dans la plupart des situations, ce sont ces parties du corps, désignées comme masse centrale, qui sont touchées par les tirs. On n’enseigne pas aux soldats à viser les bras et les jambes. Ils sont entraînés à cibler le torse, parce que c’est ce qu’on est censé faire si quelqu’un est apparemment si inquiétant qu’on doit lui lui tirer dessus à balles réelles. Or, énormément de gens ont été atteints aux jambes et, manifestement, beaucoup d’entre eux risquaient la mort par hémorragie suite à ces blessures. Grâce au programme Stop Hémorragie, jusqu’au 14 mai, nous n’avons pas eu un seul mort. Quelques milliers de blessés étaient concernés. Aucun d’entre eux n’est mort par hémorragie.
Le 14 mai, nos secouristes ne pouvaient pas être présents car les tirs étaient meurtriers. C’était terrible ! Il y a donc eu des morts sur le terrain parce qu’ils n’ont pas bénéficié à temps de la pose d’un garrot. L’autre chiffre que l’on voit, c’est 7 % de blessures à la tête et au cou et c’est à nouveau un chiffre invraisemblablement élevé. On ne voit jamais rien de pareil.
L’image suivante est choquante – si vous n’êtes pas habitué à la vue du sang, fermez les yeux. Voici à quoi ressemblent les blessures les plus typiques. J’ai oublié la date exacte de cette image. Vous avez là une blessure typique : le patient, la victime a été atteinte juste sous le genou. C’est le kneecapping [on parle en français de jambisation]. Il est très peu probable que le soldat n’ait pas délibérément visé le bas des jambes, étant donné le nombre de blessures de ce type et sachant qu’il est difficile d’atteindre le bas des jambes. Cet enfant a donc été touché. Vous pouvez voir qu’il n’y a personne en uniforme autour de lui, qu’il n’y avait pas de secouristes : ce sont des civils. Ils ne savent pas ce qu’il faut faire. Ils ramassent la victime et partent en courant. En médecine d’urgence, on parle de scoop and run [en français, recueillir et courir]. Ils essayent de l’évacuer mais, vu la quantité de sang sur sa jambe, une artère a sans doute été touchée et la situation est probablement encore pire. Il va rester sur le terrain. Si un garrot n’est pas posé d’ici quelques minutes, cet enfant va mourir.
Cette image remonte au 11 mai, je crois, et c’est une des fois où je suis intervenu. Ce patient était visiblement un manifestant. Comme vous le voyez, il porte une cagoule. Il a été atteint à un membre inférieur. Regardez – c’est difficile à voir parce que l’image est sombre – son pied ne devrait pas être plié à un angle pareil ; il a été touché juste au-dessus de la cheville. Vraisemblablement, avec une telle blessure, il va perdre son pied. On pourrait croire que, si une balle vous touche, il vaut mieux que ce soit le plus bas possible ; mais dans ce cas, la surface qui va recevoir l’impact est réduite. Puisqu’il a été touché dans cette zone, les conséquences risquent d’être catastrophiques. Son pied ne pourra sans doute pas être sauvé. Quand je me suis approché de lui, il saignait abondamment. Nous avons posé un garrot ; de toute évidence, c’est ce qui a stoppé l’hémorragie. Nous avons mis moins d’une demi-minute à intervenir, et il faut à peu près 15 secondes pour installer le garrot.
Ce que vous ne pouvez pas voir là, ce sont les gaz lacrymogènes. Il y en a eu évidemment pendant l’opération. Les premiers garrots que nous avons utilisés n’ont pas marché. Pas tous, mais un grand nombre : 30 % n’ont pas marché le premier jour, ce qui est beaucoup trop. Là, c’est ma faute : j’avais estimé que nous n’avions pas assez de garrots, et nous avions constaté que certains de nos garrots étaient défectueux. Nous avons ici quelques garrots fabriqués à Gaza, et en voici un qui fait partie du lot défectueux – si vous voulez, vous pouvez l’examiner de plus près – mais en résumé, cette partie par laquelle passe le tissu est coupante ; quand vous la faites tourner, elle coupe ce nylon. Nous le savions parce que nous avions déjà utilisé des garrots de cette série, mais nous n’en avions pas suffisamment de nouveaux. J’ai donc décidé de prendre les anciens en supposant que dans peut-être 50 % des cas, ils seraient efficaces ; mais en fait, lorsqu’ils ne l’étaient pas, cela causait des problèmes en cascade et il aurait mieux valu ne jamais les avoir. J’ai fini par m’en rendre compte.
Voici l’un de ceux qui n’ont pas marché et là, on voit la partie défectueuse, cause du mauvais fonctionnement. Ce garrot a été utilisé : il porte encore des traces de sang. Au dessous, vous voyez celui qui a été amélioré. S’il y a des ingénieurs ici, la différence, c’est que l’appareil qui fonctionne a été chanfreiné. Ainsi, il peut sauver des vies. Qui le savait ? Qui a appris cela dans une école d’ingénieurs ?
Voici quelques membres de l’équipe qui travaillait ce jour-là. Cette photo n’a pas été prise le 14 mai, mais le 11 mai. Toutefois, le 11 ou le 14, c’est la même équipe, nous avions tous la même apparence, nous faisions tous la même chose. Vous pouvez me voir ici et, à côté, les collègues. Je ne tenais pas à ce que cette photo soit prise. Mais ils m’ont dit : allez, viens, nous voulons une photo. En fait, je n’aime pas les photos, je ne souris pas sur les photos. Je ne conserve pas les photos, ça ne sert à rien. Mais là, j’ai pensé : d’accord, nous avons travaillé ensemble, allons-y. Ils m’ont envoyé la photo et je l’ai jetée. Qu’est-ce que j’allais en faire ? La mettre dans un cadre ? C’est juste une photo de nous au travail. Le 14 mai, cette photo est devenue quelque chose qui… me hantera plus ou moins jusqu’à la fin de mes jours.
Là, c’est Mohammed Miqdad. Il a été atteint à la cheville. L’homme à gauche, c’est le photographe qui a pris la photo. Lui aussi a reçu une balle. Et celui de droite, c’est le gars qui m’a sauvé quand j’ai été atteint le 14 mai. Il est arrivé, il m’a vu à terre. C’était un secouriste aguerri. En tant que médecin urgentiste à Gaza et même simplement en tant que médecin, je suis très vieux maintenant : j’ai 38 ans – regardez ces cheveux gris – et là-bas, on atteint vite l’épuisement professionnel. Mais lui, il était vraiment aguerri. Je crois qu’il a 36 ans – il les avait. Il est arrivé, il s’est un peu moqué de moi – c’est tout à fait normal de plaisanter dans des situations comme celle-là. En anglais, nous appelons cela « gallows humour » [humour macabre]. Et puis il s’est occupé de moi, il a veillé à ce que je me remette. J’attendais l’ambulance. En fait, je n’étais pas grièvement blessé; j’avais juste été touché aux deux jambes. Ma blessure n’était pas assez grave pour que j’aie besoin d’être évacué immédiatement. Tout le monde savait, je savais que je n’en mourrais pas. Moussa a sorti un garrot de sa poche, il m’a regardé, je l’ai regardé, et finalement, j’ai eu le courage de regarder mes jambes, parce que je ne savais pas ce que j’allais voir. Et il me dit : tu as vu ? Tu veux un garrot ? S’il y avait une personne sur ce terrain qui savait combien nous manquions de garrots, c’était moi. Nous en avions 8 à ce moment-là, il n’était même pas encore midi, et la manifestation était supposée ne s’arrêter qu’à 15h.
Alors, j’ai regardé ma jambe et j’ai pensé : Non, je ne veux pas de garrot, pas en pleine guerre. Si j’avais été au Canada, j’aurais eu 7 garrots avant même de toucher le sol. Tout le monde autour aurait sorti un garrot. Et si un secouriste m’avait apporté un patient dans cet état-là sans garrot, j’aurais hurlé : qu’est-ce que tu fais ? Mais ce jour-là, nous avions besoin de garrots pour d’autres personnes. J’étais donc assis dans l’hôpital de campagne, guettant l’ambulance dont je savais qu’elle allait me transporter à l’hôpital principal, et j’attendais. Toutes les quelques minutes, j’entendais un tir, puis, peut-être cinq minutes plus tard, ils mettaient quelqu’un d’autre près de moi. Nous étions deux à attendre, puis nous étions trois. Les Gazaouis ont aménagé leurs ambulances pour pouvoir transporter, non plus une, mais six personnes. Nous étions donc empilés. Comme j’étais médecin et qu’ils voulaient bien me traiter, ils m’ont mis en haut, au-dessus des autres blessés. Là-haut, vous serez bien. Rien ne vous coulera dessus. Eh oui, les gens saignent.
Quand nous avons été six, nous sommes partis pour l’hôpital. J’ai remarqué que mes collègues avaient chargé un secouriste de m’accompagner, compte tenu de ma qualité de médecin. J’avais donc un secouriste avec moi. J’ai remarqué qu’il s’écartait et qu’il baissait le son de sa radio. Je devais gérer mes propres préoccupations, mais j’ai fini par lui demander : qu’est-ce qui se passe ? Dis-moi ce qui se passe, parce que je sais que quelque chose ne va pas. Et il m’a répondu : Moussa s’est fait tirer dessus.
[Silence]
On l’entendait à la radio, il disait qu’il ne pouvait pas respirer. On entendait juste la radio et : je ne peux pas respirer. À mesure que le temps passait, il pouvait de moins en moins respirer et, lorsqu’ils sont arrivés jusqu’à lui, il avait perdu connaissance – mais il était vivant. En fait, il avait un pneumothorax, ce qui signifie qu’il y a de l’air au mauvais endroit. Une personne qui aurait eu un stéthoscope, un de ceux que j’avais dans ma poche à ce moment-là, à l’hôpital, aurait pu ausculter ses poumons et peut-être remédier à la situation. Mais personne ne pouvait l’approcher parce que les Israéliens maintenaient un feu nourri, ils tiraient sans relâche. Les secouristes se rendaient compte qu’ils ne pourraient pas s’approcher de lui ; ils ont essayé, mais n’ont pas pu. Quelques civils ont essayé d’aller le chercher, mais ils se sont fait tirer dessus. La règle numéro un du secourisme, c’est : ne faites pas deux victimes quand il y en a déjà une. Et quand ils ont pu finalement ramper jusqu’à lui, il était trop tard.
[Silence – image]
J’ai beaucoup pensé à ce qui lui était arrivé. La raison principale, c’est que – j’ai toujours sur moi ce stylo, celui-ci, oui. C’est un Zebra, si vous voulez tout savoir. Il est entièrement en métal, d’un bout à l’autre. Et parce que j’avais ce stylo-là, je me suis déjà dit : je pourrais l’utiliser pour l’enfoncer dans la poitrine de quelqu’un, pour servir de drain thoracique. Sur ce terrain, j’étais probablement la seule personne qui aurait pu agir face à ce pneumothorax, moi qu’il avait sauvé juste une heure avant. Vous savez, les secouristes n’ont pas la formation voulue pour traiter des pneumothorax, ils ne savaient pas quoi faire. Le temps qu’ils arrivent, il était probablement trop tard de toutes façons. Moussa est mort.
Ce dont je me souviens toujours, c’est qu’il y a un prix à payer. Nous payons tous un prix pour faire changer les choses. Pour certains d’entre nous, c’est leur réputation qui est en cause. Je sais qu’en France, certains sont mis en cause lorsqu’ils défendent les droits des Palestiniens. Ils ont subi des accusations délirantes. J’ai regardé les informations. Je me forme en français en regardant les informations françaises et j’ai vu Macron dire toutes sortes de choses folles. Je tiens à dire que, personnellement, je ne suis pas « anti » quoi que ce soit. Je suis « pro » certaines choses, pro-droits de l’homme, pro-soins de santé. Je veux que tout le monde puisse en bénéficier. Je ne pense pas être dans l’erreur. Et je sais que j’en ai payé le prix. Si je continue, peut-être quelqu’un sera-t-il ici pour faire un discours racontant que je me suis fait tuer. Nous avons tous un prix à payer, à un moment ou à un autre. C’est ainsi.
[écran]
Regardez le gars en tee-shirt bleu. Les secouristes sont là, et ils sortent les garrots presque immédiatement. Vous pouvez voir les tours des snipers là-bas. Il y en a trois : une là, une autre sur le côté, une autre plus loin. Sans doute que seules les personnes les plus attentives ont pu remarquer que deux personnes ont été touchées. Le jeune homme vêtu de bleu a été abattu, et un autre. Voilà comment c’était, un chaos évident, mais aussi une forme d’intimité : vous savez bien, un à la fois. Et nous, nous voyions ce qui se passait. Nous savions que quelqu’un d’autre allait tomber. Les Israéliens qui tiraient le savaient aussi, ils savaient comment ils devaient le faire, un à la fois.
Eh bien, je sais que j’ai plongé la plupart d’entre vous dans la dépression, et j’en suis désolé. Je sais que, lorsque nous pensons à cette situation, nous voyons toujours à quel point elle est mauvaise, nous pensons à toutes ces tragédies. Quand vous pensez aux Palestiniens, vous pensez probablement à des scènes terribles de mort et de destruction.
[écran]
Cette femme était devant l’un des hôpitaux pendant que nous soignions des membres de sa famille.
[Cris de femmes – chanson]
Lui, il demande : Où est le monde ? Quand je travaillais, j’ai vu ce genre de scènes et je ne les supportais pas. Tous ces gens qui criaient et gesticulaient, je les chassais des urgences parce que, à ce moment-là, nous avions un travail à faire. Mais pour ce qui est des tragédies, en réalité, ce n’est pas de cette façon que les Palestiniens envisagent leur vie. Pour eux, la guerre est une toile de fond devant laquelle ils sont braves, devant laquelle ils dansent, bondissent et jouent. Ils la considèrent comme une chose qu’ils dominent par la simple réalité de leur existence. Les Palestiniens pleurent mais ils ne sont pas tristes pour eux-mêmes. Ils résistent. Ils survivent. Et, au bout du compte, ils gagnent. Ils gagnent.
Alors, oubliez tout ce que vous voulez, mais n’oubliez pas ce point essentiel. Ce n’est pas une soirée de compassion. Nous ne sommes pas là pour nous lamenter sur nous-mêmes, ou sur les Palestiniens. Nous sommes là pour être solidaires. Quelle que soit la forme que choisissent les Palestiniens. Si c’est de danser sur fond d’explosions, alors, c’est ce que je vais faire.
Je pense que nous allons nous arrêter là. Ils ont du courage, et nous devrions nous aussi en avoir, je crois : du courage et de l’espoir. Qu’est-ce que nous sommes censés avoir d’autre ?
Je m’arrêterai donc là. Avec mes remerciements, je vous présente mes excuses. Je sais que c’était abondant, je sais aussi que c’était très lourd. Je serai heureux de rester autant que vous voulez pour discuter. Je ne me sentirai pas offensé si vous voulez partir. Ce n’est pas un problème. Je crois que ce que nous devons faire, c’est ouvrir la porte aux questions. L’assemblée n’est pas très nombreuse et le mieux, c’est que les gens lèvent la main. Il y a un micro ici. Veillons simplement à ce qu’il circule.
(Questions)