Depuis le 7 octobre, l’armée israélienne s’est beaucoup appuyée sur les services de cloud et d’IA de Microsoft et de son partenaire OpenAI, et le personnel du géant de la tech a été intégré dans différentes unités pour soutenir leur mise en œuvre, révèle une investigation conjointe.

Microsoft a « un pied dans toutes les infrastructures militaires majeures » en Israël, et les ventes des services de cloud et d’intelligence artificielle (IA) à l’armée israélienne sont montées en flèche depuis le début de son assaut sur Gaza, selon des registres commerciaux du ministère de la Défense d’Israël et des dossier de la filiale israélienne de Microsoft qui ont fuité.
Les documents révèlent que des dizaines d’unités de l’armée israélienne ont acheté des services de la plateforme de cloud computing [informatique dématérialisée] de Microsoft, Azure, ces derniers mois — des unités dans les forces aériennes, terrestres et navales, ainsi que l’escadron de renseignement d’élite, l’unité 8200. Microsoft a aussi fourni à l’armée un accès étendu au modèle de langage GPT-4 d’OpenAI qui est le fondement de ChatGPT, grâce à l’étroit partenariat entre les deux compagnies.
Ces révélations sont le produit d’une enquête de +972 Magazine et Local Call en collaboration avec The Guardian. Cette enquête est basée en partie sur des documents obtenus par Drop Site News, qui a publié son propre reportage. L’enquête montre comment l’armée israélienne a renforcé sa dépendance des géants civils de la tech après le 7 octobre, et elle émerge au milieu de protestations croissantes des employés de la compagnie de cloud qui craignent que la technologie qu’ils ont développée ait aidé Israël à commettre des crimes de guerre.
Les unités de l’armée qui selon ces révélations utilisent les services fournis par Azure incluent :l’unité Ofek dees forces aériennes qui est responsable de la gestion de grandes banques de données de cibles potentielles en vue de frappes aériennes mortelles (connues comme « base cible ») ; l’unité Matspen, qui est responsable pour le développement des systèmes opérationnels et de soutien au combat ; l’unité Sapir, qui maintient l’infrastructure des technologies de l’information et de la communication à la Direction du renseignement militaire ; et même le Bureau de l’Avocat général des armées, qui a la tâche de poursuivre les Palestiniens et les soldats délinquants dans les territoires occupés.
Selon un document, comme The Guardian l’a révélé aujourd’hui, l’Unité 81, le bras technologique de la Division des opérations spéciales de la Direction du renseignement militaire qui fabrique l’équipement de surveillance pour la communauté israélienne du renseignement, reçoit aussi des services de cloud et de l’assistance d’Azure.
Les documents indiquent de plus que le système « Rolling Stone », que l’armée utilise pour gérer le registre de la population et le déplacement des Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza, est maintenu par Microsoft Azure. Azure est aussi utilisé dans une unité hautement classifiée à l’intérieur du bureau du Premier ministre israélien, où des employés de Microsoft dotés d’une habilitation de sécurité doivent approuver et superviser la fourniture des services de cloud.
Selon les documents, les services d’intelligence artificielle que le ministre de la Défense a achetés à Microsoft incluent la traduction (environ la moitié de la consommation mensuelle moyenne pendant la première année de la guerre), le modèle GPT-4 d’OpenAI (environ un quart de la consommation), un outil de conversion parole-texte et un outil d’analyse automatique de documents. En octobre 2023, la consommation mensuelle des services d’IA fournis par Azure à l’armée a grimpé jusqu’à sept fois celle du mois précédant la guerre ; en mars 2024, elle était 64 fois plus élevée.
Bien que les documents ne spécifient pas comment les différentes unités de l’armée utilisent ces outils de stockage et d’IA dématérialisés, ils indiquent qu’environ un tiers des achats étaient prévus pour des systèmes air-gap — des systèmes isolés d’internet et des réseaux publics—, renforçant la possibilité que les outils aient été utilisés pour des objectifs opérationnels — comme le combat et le renseignement —, et non pour des fonctions simplement logistiques ou bureaucratiques. De fait, deux sources dans l’Unité 8200 ont confirmé que la Direction du renseignement militaire a acquis des services de stockage et d’IA de Microsoft Azure pour des activités de collecte de renseignements, et trois autres sources de l’unité ont confirmé que des services similaires avaient été achetés à la plateforme d’informatique dématérialisée d’Amazon, AWS.
Les documents montrent de plus que le personnel de Microsoft travaille étroitement avec les unités de l’armée israélienne pour développer des produits et des systèmes. Des dizaines d’unités ont acheté « des services d’ingénierie étendus » à Microsoft, avec lesquels, selon le site web de la compagnie, « des experts de Microsoft deviennent partie intégrante de l’équipe [du client] ».
Les documents décrivent, par exemple, que dans les dernières années la Direction du renseignement militaire a acheté des rencontres de développement et des ateliers professionnels privés, que les experts de Microsoft ont donnés aux soldats pour un coût de millions de dollars. Rien qu’entre octobre 2023 et juin 2024, le ministère israélien de la Défense a dépensé 10 millions de dollars (c. 9,5 millions d’euros) pour acheter 19000 heures d’assistance d’ingénierie à Microsoft.
Un officier du renseignement qui a exercé une fonction technologique dans l’Unité 8200 au cours des dernières années, et qui a travaillé directement avec des employés de Microsoft Azure avant le 7 octobre pour développer un système de surveillance utilisé pour contrôler les Palestiniens, a dit à +972 et à Local Call que les développeurs de la compagnie étaient si intégrés qu’il se référait à eux comme à « des gens qui travaillent déjà avec l’unité », comme s’ils étaient des soldats.
La source a ajouté que pendant la phase de développement, le personnel de Microsoft Azure est venu pour des réunions à une base de l’armée afin d’examiner la possibilité de construire un système de surveillance au-dessus de l’infrastructure cloud de la compagnie. « L’idée était que cette chose serait gérée par Azure, parce qu’elle [utilise] tellement de données », a-t-il dit.
Sept sources du ministère israélien de la Défense, de l’armée et de l’industrie de l’armement ont confirmé que depuis le 7 octobre, l’armée est devenue de plus en plus dépendante des services qu’elle achète à des fournisseurs civils de cloud, pour son activité opérationnelle à Gaza. Selon les sources de l’armée, l’espace de stockage et la puissance de traitement fournis par les compagnies de cloud permettent aux soldats d’utiliser des quantités bien plus grandes d’informations de renseignement — et pour de longues périodes de temps — que celles qu’ils pourraient sinon maintenir avec leurs propres serveurs internes.
Microsoft n’a pas répondu à une demande de commentaires.
Le « monde merveilleux des fournisseurs de cloud ».
En 2021, le gouvernement israélien a publié un appel d’offres de 1,2 milliard de dollars [c. 1, 14 milliards d’euros] pour un Projet Nimbus, conçu pour transférer les systèmes d’information des ministères du gouvernement et des organismes de sécurité vers les serveurs publics de cloud des compagnies victorieuses et pour avoir accès à leurs services avancés. Microsoft a été l’une des compagnies à soumettre une offre, mais a perdu finalement face à Amazon et Google.
Malgré la défaite de Microsoft dans l’appel d’offres Nimbus, le ministère de la Défense a continué à acheter des services du géant du cloud. En particulier, les documents indiquent que Microsoft a conservé des liens profonds avec le ministère de la Défense d’Israël en gérant des projets relatifs à ses « systèmes spéciaux et complexes », dont des « charges de travail sensibles » qu’aucune autre compagnie de cloud ne traite.
Nous pouvons révéler qu’en août 2023 l’armée israélienne a commencé à acheter le dernier modèle de langage d’OpenAI, GPT-4. Cet outil, dont l’armée achète l’accès via la plateforme Azure plutôt que directement d’OpenAI, est capable d’analyser des milliards d’éléments d’information, en apprenant des cas passés et en répondant à des instructions tant orales qu’écrites.
Depuis que la guerre a commencé, l’armée a augmenté nettement ces acquisitions de GPT-4 : depuis octobre 2023, sa consommation a été 20 fois supérieure à celle de la période pré-guerre. Il est impossible de savoir d’après les documents à notre disposition si l’armée a utilisé GPT-4 dans des systèmes air-gap classifiés ou dans ceux qui peuvent se connecter à internet.
OpenAI n’a pas répondu aux questions sur ce que la compagnie sait de la manière dont l’armée israélienne utilise ses produits. Un porte-parole pour la compagnie a dit simplement : « OpenAI n’a pas de partenariat avec les Forces de défense israéliennes ».
Ces dernières années, Microsoft aurait investi environ 13 milliards de dollars [12, 4 milliards d’euros] dans OpenAI. En mai, un article sur le site web de Microsoft affirmait que les outils d’OpenAI ont le potentiel de « changer le paradigme » pour les agences de sécurité et de renseignement et d’améliorer leur exactitude et leur efficacité. « C’est un outil puissant pour analyser les photographies par satellite et les cartes de terrain, traduisant parole et texte, offrant une interprétation et créant des espaces virtuels pour l’entraînement », a noté l’article.
Avant 2024, les conditions d’emploi d’OpenAI incluaient une clause interdisant l’utilisation de ses services « pour des activités militaires et de guerre ». Mais en janvier 2024, alors que l’armée israélienne accroissait sa dépendance de GPT-4 tout en massacrant la Bande de Gaza, la compagnie a enlevé discrètement cette clause de son site web et a étendu ses partenariats avec les armées et les agences nationales de renseignement.
En octobre, OpenAI a affirmé publiquement qu’il examinerait la coopération avec les agences de sécurité aux États-Unis et « les pays alliés », pensant que « les démocraties devaient continuer à prendre la direction du développement de l’intelligence artificielle, guidées par des valeurs comme la liberté, l’équité et le respect des droits humains ». OpenAI a aussi annoncé qu’il coopère avec Anduril, une entreprise qui fabrique des drones intégrant de l’IA, et il a été rapporté l’an dernier que Microsoft a fourni son modèle à la CIA pour l’analyse de documents top-secrets dans un système interne fermé.
Les révélations dans ces documents correspondent aux déclarations de Col. Racheli Dembinsky, dirigeant l’unité du Centre d’informatique et des systèmes d’information de l’armée israélienne (« Mamram »), qui fournit le traitement de données à toute l’armée. À une conférence près de Tel Aviv en juillet dernier, comme +972 and Local Call l’ont révélé auparavant, Dembinsky a dit que les capacités opérationnelles de l’armée s’étaient « améliorées » pendant la guerre en cours à Gaza grâce au « monde merveilleux des fournisseurs de cloud » qui ont permis « une efficacité opérationnelle très importante ».
Cela, a dit Dembinsky, a eu lieu grâce à « la richesse insensée de services, de données massives et d’IA » qu’offrent les fournisseurs de cloud — alors que les logos de Microsoft Azure, de la plateforme cloud de Google (Google Cloud Platform, GCP), et les services web d’Amazon (AWS) apparaissaient sur l’écran derrière elle.
Dans son intervention de juillet, Dembinsky a expliqué que l’armée a commencé à travailler plus intensivement avec les compagnies de cloud à cause des exigences de la guerre. Avec le début de l’invasion terrestre de Gaza fin octobre 2023, les systèmes de l’armée ont été débordés et « les ressources étaient épuisées ». Cette pénurie d’espace de stockage et de puissance de traitement, a dit Dembinsky, a conduit à une décision de l’armée d’« aller à l’extérieur, vers le monde civil », où il était possible d’acheter des outils d’IA et de la puissance de calcul « sans plafond de verre ».
Les documents qui ont fuité montrent que l’utilisation mensuelle moyenne par l’armée israélienne des installations de stockage dématérialisé d’Azure dans les six premiers mois de la guerre a été de 60% plus élevée que dans les quatre mois la précédant.
En août, le porte-parole des Forces de défense d’Israël a souligné, à l’intention de +972 et de Local Call, que « l’information classifiée des FDI n’est pas transférée à des fournisseurs civils et reste dans les réseaux séparés des FDI » — bien que notre investigation à l’époque ait montré que l’armée israélienne avait en fait stocké une partie de l’information de renseignement collectée via la surveillance de masse de la population de Gaza sur les serveurs gérés par l’AWS d’Amazon.
Cette fois, l’armée et le ministère de la Défense d’Israël n’ont pas souhaité faire de commentaires.
Harry Davies du Guardian a contribué à ce rapport.
- Photo: L’officier en charge du Commandement du Nord des FDI, le major général Ori Gordin, visite les commandants et les soldats de la 7e Brigade pendant leur exercice à la frontière nord d’Israël le 25 septembre 2024. (Porte-parole des FDI).