‘Un univers de souffrances caché’ : les enfants palestiniens envoyés en prison

Une nuit de 2005, des soldats israéliens sont arrivés pour le fils adolescent de Huda Dahbour. Il a été absent un an et demi. Le tort causé à leur famille – et à tant d’autres comme eux – fut incommensurable.

Huda Dahbour avait 35 ans quand elle a déménagé en septembre 1995, avec son mari et ses trois enfants, en Cisjordanie. C’était le deuxième anniversaire des Accords d’Oslo, qui ont défini des poches d’auto-gouvernement palestinien dans les territoires occupés. Jérusalem était encore relativement ouverte quand ils sont arrivés à East Sawahre, quartier juste à l’extérieur des zones de Jérusalem annexées en 1967 par Israël. Huda pouvait envoyer ses enfants à l’école à l’intérieur de la ville. Ils avaient moins de 12 ans et Israël leur permettait d’y entrer sans carte d’identité bleue spéciale. Mais au cours du temps, les restrictions se sont accrues et, d’un jour à l’autre, Jérusalem a été fermée aux Palestiniens par des checkpoints, des barrages routiers et un renforcement toujours plus élaboré du régime de permis. Un jour, le bus scolaire a été empêché de ramener les élèves chez eux à Sawahre. Huda et la moitié des parents du quartier ont passé l’après-midi à rechercher leurs enfants, qui sont finalement réapparus au coucher du soleil après avoir marché plusieurs heures. Huda les a immédiatement retirés de leurs écoles de Jérusalem.

Ce fut une funeste décision. Jusque là, son fil aîné, Hadi, avait vécu à la hauteur de la signification de son nom – « calme ». C’était un garçon tranquille qui avait rarement eu des problèmes. Cela a changé quand il a dû intégrer une nouvelle école, cette fois-ci à Abu Dis où se trouvait l’Université al-Quds et lieu de fréquents affrontements entre la jeunesse locale et les soldats israéliens. Pendant la deuxième Intifada, le sanglant soulèvement palestinien de 2000-2005 contre l’occupation, Israël a séparé Abu Dis de Jérusalem en érigeant un mur de ciment de 8 mètres de haut, la « barrière de séparation ». Ce fut un désastre pour Abu Dis, dont les affaires dépendaient énormément de la clientèle de la ville. Les magasins ont fermé, la valeur des terrains a chuté de plus de la moitié, les loyers de presque un tiers et ceux qui en ont eu la possibilité sont partis.

Les troupes israéliennes stationnaient pratiquement quotidiennement devant l’école de Hadi. Pour Huda, leur présence semblait faite pour provoquer les élèves afin de pouvoir en arrêter autant que possible. Les soldats les arrêtaient lorsqu’ils sortaient de classe, les alignaient contre un mur, les fouillaient et parfois même les frappaient.

Dans son travail de médecin à l’UNRWA, l’agence de secours et de travaux de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, Huda a vu des choses qui lui ont fait peur pour ses enfants. Elle avait été témoin d’un soldat tirant sur un garçon qui jetait une pierre sur un tank. Les soldats l’avaient empêchée de lui porter secours alors qu’il tombait par terre. Chez elle à Sawahre, écoutant les nouvelles de nuit d’assassinats et de fermetures en Cisjordanie, elle avait du mal à trouver le sommeil. Elle savait que Hadi était dehors et jetait des pierres.

Le stress a commencé à se manifester dans son corps. Cela a commencé avec des maux de tête qui se sont aggravés. Puis, un jour au travail, elle a eu la sensation d’un liquide froid dans sa tête. Elle avait un dédoublement de la vision et des difficultés à marcher. Quand elle est rentrée chez elle, elle a fait une sieste et s’est réveillée 24 heures plus tard. Huda comprit qu’elle avait été dans le coma, signe qu’elle avait fait une hémorragie cérébrale.

Cela nécessitait une opération, mais les hôpitaux palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem Est n’avaient pas l’équipement nécessaire. Elle ne pouvait pas s’offrir un traitement en Israël. Finalement, elle a obtenu une lettre de l’Autorité Palestinienne – de Yasser Arafat lui-même – lui promettant de couvrir à 90 % les frais de 50.000 shekels (représentant alors 6.000 £) – et l’apporta à l’hôpital Hadassah de Jérusalem.

L’opération fut une réussite, mais le stress qui avait probablement provoqué l’hémorragie ne fit que s’intensifier. Un dimanche de mai 2004, alors que Hadi avait 15 ans, la police israélienne des frontières a tiré sur lui et ses amis. Des témoins visuels ont dit à l’association israélienne des droits de l’homme B’Tselem et à l’agence de tresse AFP que les garçons n’avaient pris part à aucune hostilité. Hadi a dit a sa mère qu’ils ne s’occupaient que de leurs affaires, buvant des cocas, quand les soldats ont commencé à leur tirer dessus. L’une des balles a touché un ami de Hadi, qui était assis juste à côté de lui. Le garçon est mort sur le coup.

Par la suite, Hadi a affronté les soldats avec une nouvelle détermination. Huda les voyait lui et ses amis dans la rue, le reconnaissant malgré le keffieh noir et blanc qui recouvrait son visage. Elle garda cependant ses distances, ne voulant pas que les soldats voient qu’elle était sa mère, ce qui leur permettrait de voir où il vivait, puis de venir chez eux la nuit pour l’arrêter. Mais, moins d’un an après l’assassinat de l’ami de Hadi, des jeeps et des véhicules blindés israéliens ont encerclé la maison de Huda à 1 H.30 du matin. Les troupes ont approché de tous les côtés et ont frappé lourdement à la porte. Huda savait pourquoi ils étaient là.

Huda a voulu retarder l’inévitable, avoir quelques secondes de plus avec son garçon, aussi ignora-t-elle les coups, n’ouvrant la porte que lorsque les soldats ont commencé à taper dessus. Ils tenaient leurs armes braquées sur elle alors qu’elle demandait calmement ce qu’ils voulaient, les larmes coulant sur son visage.

« Nous voulons Hadi », dit l’un de soldats. Huda voulut connaître l’accusation. « Votre fils le sait », lui fut-il répondu.

« Je suis sa mère. Je veux savoir », a-t-elle dit. Ils l’ont ignorée.

Le jeune frère de Hadi, Ahmad, âgé de 13 ans, l’accompagna alors qu’elle les conduisait vers la chambre de Hadi. Ahmad a dit à sa mère de ne pas pleurer ; cela ne ferait que rendre les choses plus difficiles pour Hadi. Huda essaya de contenir sa peur, sachant que toute tentative pour empêcher les soldats de prendre Hadi pourrait mettre sa vie en danger. Elle les imagina le tuant là devant elle, disant que c’était de l’autodéfense.

Huda voulait étreindre son fils, mais elle savait que, si elle le touchait, elle s’effondrerait. Elle demanda aux soldats de le laisser prendre un manteau. Il faisait encore froid. Où pourrait-elle le retrouver, elle voulait le savoir. On lui dit de venir le voir dans la matinée dans la colonie voisine de Maale Adumim. Elle les a regardés lui mettre des liens serrés autour des poignets, le poussant hors de la maison et à travers le jardin vers l’une des jeeps. Elle eut l’impression que son cœur était parti avec lui.

Pendant deux semaines, Huda roula d’un centre de détention à l’autre à la recherche de Hadi, de Ma’ale Adumim à la prison d’Ofer, au Complexe Russe à Jérusalem, au bloc colonial de Gush Etzion, utilisant son permis de travail de l’UNRWA pour passer les checkpoints et entrer dans les colonies interdites à presque tous les Palestiniens. Mais elle n’a jamais trouvé Hadi et n’a jamais pu apprendre où il était détenu. Elle ne pouvait plus manger, ne pouvait plus dormir, ne pouvait plus rire, ne pouvait plus sourire. Elle ne pouvait plus se mettre à préparer aucun des plats qu’aimait Hadi. Elle ne voulait pas quitter sa maison ni aller où que ce soit où elle pourrait être obligée de mener une conversation normale, comme si elle n’était pas dans le chagrin le plus profond, comme si Hadi n’était pas parti.

Elle embaucha un avocat palestinien qui lui demanda 3.000 $, mais elle m’a dit qu’Ismaïl, son mari, refusa de payer. Il accusa Hadi et Huda pour l’arrestation. Pourquoi Hadi était-il sorti jeter des pierres au lieu d’aller à l’école ? Pourquoi ne l’avait-elle pas empêché ?

C’était plus que ce que Huda pouvait supporter.

Huda avait fait la connaissance d’Ismaïl à Tunis, peu après la fin de ses études de médecine à l’Université de Damas. Son père lui avait suggéré de se joindre au Croissant Rouge en Tunisie où son oncle, haut fonctionnaire dans l’Organisation de Libération de la Paletine (OLP), pourrait veiller sur elle. A l’époque, le quartier général de l’OLP était à Tunis, après que l’organisation avait été obligée de quitter le Liban en 1982.

Ismaïl était arrivé dans sa clinique avec une amygdalite lors d’une visite depuis Moscou, où il achevait son doctorat en relations internationales. Il était également à la tête du syndicat des étudiants palestiniens, voie rapide vers la direction politique nationale, et se trouvait à Tunis pour une réunion de militants syndicalistes étudiants du monde entier. De cinq ans plus âgé que Huda, Ismaïl ressemblait un peu à un héro de film d’action, avec une crinière hirsute de cheveux bruns sableux et une épaisse moustache.

Huda avait trois conditions pour tout partenaire potentiel : Il devait être éduqué, membre du parti Fatah de l’OLP – ce qui pour elle signifiait une personne modérée, comme son père – et, à la différence de tous les hommes qu’elle connaissait, pas impressionné par une femme intelligente ayant réussi. Concrètement, cela impliquait de soutenir son projet de retour à ses études de médecine pour devenir une spécialiste. Ismaïl remplissait les trois. Ils se sont fiancés cinq jours après leur rencontre, puis Ismaïl est retourné à Moscou. Huda l’a rejoint l’année suivante, vivant dans les dortoirs de l’université. Elle a aimé Moscou et la culture russe et a été impressionnée par le degré d’instruction et d’éducation de la population.

Après avoir appris le russe, elle a commencé à étudier la pédiatrie, mais se trouva rapidement enceinte, ce qui la changea d’une façon à laquelle elle ne s’attendait pas. Elle ne pouvait plus supporter la vue et le son d’enfants dans en souffrance. Huda était prête à changer de spécialité quand Ismaïl a appris qu’Arafat l’avait nommé à un poste diplomatique à Bucarest. Elle parla à l’une de ses professeurs de la possibilité de rester seule à Moscou pour terminer sa formation. Le professeur le lui déconseilla : mari et femme sont comme l’aiguille et le fil, dit-elle – là où va l’aiguille, le fil doit suivre.

A Bucarest, Huda a dû recommencer, apprendre le Roumain et s’inscrire à une nouvelle école de médecine. Elle le prit comme une opportunité de changer sa spécialité pour l’endocrinologie. Elle apprécia la logique et le raisonnement critique qu’impliquait cette discipline et, plus pratiquement, pensa qu’il n’y aurait pas de cas d’urgence, si bien que, après la naissance de son enfant, elle ne serait pas appelée la nuit hors de chez elle.

Ils ont appelé leur petite fille Hiba, « don ». Cette naissance a mis leur mariage à rude épreuve. Hiba était difficile, pleurant tout le temps, et Hiba a dit qu’elle recevait peu de soutien ou de sympathie de la part d’Ismaïl. Elle s’occupait et prenait soin toute seule de Hiba, étudiant l’endocrinologie, portant de la nourriture aux étudiants palestiniens pauvres de Roumanie et organisant des dîners pour des diplomates, rendant visite à des responsables palestiniens et roumains.

Quelques mois après la naissance de Hiba, Huda fut à nouveau enceinte. Vers la fin de son troisième trimestre, elle était épuisée après une année à calmer les pleurs incessants de Hiba, aussi choisit-elle un nom ambitieux pour le deuxième bébé – Hadi, « calme ». Elle alla en Syrie pour accoucher, où elle eut le soutien de sa famille. De retour chez elle, se souvint-elle, Ismaïl a maintenu que le stress était de son fait. : c’est elle qui avait choisi de continuer ses études de médecine tout en élevant deux jeunes enfants qui n’avaient qu’un an d’écart. Si elle voulait poursuivre sa spécialité, il n’avait pas d’objection. Mais il n’aiderait pas à la cuisine, aux soins aux enfants ou aux réceptions ; elle était libre d’étudier quand tout cela était fait.

D’une certaine façon, elle y arriva, apprenant le roumain, terminant sa formation, élevant ses enfants, organisant des dîners et même ayant un troisième enfant, Ahmad, en 1991. Bien qu’épuisée et malheureuse dans son mariage, elle paraissait chanceuse et contente : une médecin performante avec un mari distingué et trois jeunes enfants.

Après la signature des accords d’Oslo en 1993, des milliers de cadres de l’OLP exilés purent revenir dans les nouvelles zones autonomes. Bien que Huda, n’ayant pas travaillé pour l’OLP, ne soit pas éligible pour partir seule, elle put le faire avec Ismaïl. Mais il ne voulait pas quitter Bucarest, élégante capitale au bord d’un fleuve bordé de bâtiments des Beaux-Arts, surnommée le Paris oriental. Il appréciait sa vie de diplomate. Huda insista cependant pour partir. Elle savait comment fonctionnait Israël, dit-elle : s’ils n’y allaient pas maintenant, ils ne seraient pas autorisés à entrer en Palestine plus tard. Personnellement,elle avait une autre raison pour vouloir y aller. Elle rêvait d’avoir un enfant né sur la terre de Palestine. C’était sa chance de replanter une graine dans la terre de laquelle sa famille avait été déracinée un demi-siècle plus tôt.

Ils arrivèrent en septembre 1995. Un an plus tard, Israël a interrompu l’entrée du personnel de l’OLP. Huda a donné naissance à leur quatrième enfant, nommant sa fille Lujain, ce qui signifie « argent » et venait de la première phrase d’une de ses chansons favorites par Fairouz, la chanteuse iconique libanaise. On était au sommet de ce qu’on a appelé le processus de paix. Le premier ministre Yitzhak Rabin venait juste de conclure le deuxième accord d’Oslo, connu sous le nom d’Oslo II, qui définissait toutes les îles de l’autonomie palestinienne limitée dans les territoires occupés. Huda sentit que cela n’avait aucun sens.

Rabin a été catégorique sur le fait qu’il n’y aurait pas d’État palestinien, pas de capitale à Jérusalem, davantage de colonies annexées à Jérusalem, davantage de blocs de colonies en Cisjordanie et qu’Israël ne se retirerait jamais derrière les frontières qu’il avait avant la guerre de 1967, même si elles représentaient 78 % de la Palestine historique. En quelque sorte, à l’intérieur de la Cisjordanie et de Gaza – ou la partie qu’Israël n’avait pas colonisée, annexée ou mise à part pour un contrôle militaire permanent – on accorderait aux Palestiniens « moins qu’un État » comme l’a dit Rabin. Mais, même ces miettes étaient encore trop pour certains Israéliens : Rabin a été assassiné par un Juif orthodoxe nationaliste un peu plus d’un mois après l’entrée de Huda, Ismaïl et leurs enfants en Cisjordanie. Entendant les nouvelles chez lui à Gaza, Arafat pleura.

Les Palestiniens venus dans les territoires occupés en vertu des accords d’Oslo sont appelés « rapatriés ». Huda trouvait cette étiquette ridicule. En Syrie, elle était une réfugiée, une expatriée lorsqu’elle vivait brièvement avec ses parents dans le Golfe, une immigrée en Roumanie et maintenant rapatriée. Elle se trouvait sur une terre palestinienne, mais où était-elle retournée ? Pas dans un endroit qu’elle, son père, son oncle ou sa grand-mère connaissaient. Le mari de Huda ne fut pas autorisé à retourner dans la maison de sa famille à Jabal Mukaber, parce qu’elle se trouvait à l’intérieur de Jérusalem annexée. Huda et lui ont donc déménagé dans une partie de la ville voisine de Sawahre, juste à l’extérieur des limites de la municipalité. Sawahre et Jabal Mukaber étaient autrefois un seul et même village mais, après Oslo, les Palestiniens de l’est de Sawahre eurent besoin de permis pour rendre visite à leurs proches à Jabal Mukaber, et même pour enterrer leurs morts dans le cimetière. Plus tard, le mur de séparation a traversé le centre de Sawahre.

Huda ne se sentait pas à sa place. Les villageois lui semblaient rudes, comme venus d’un autre temps. Leur dialecte lui était difficile à comprendre et elle était gênée de ne pas comprendre le langage élémentaire de ses compatriotes palestiniens. Ses voisins lui paraissent également endurcis. C’étaient des montagnards, rien à voir avec les citadins cosmopolites des histoires que lui avait racontées sa grand-mère, qui avait été contrainte de fuir la ville côtière de Haïfa en 1948. Même Haïfa, lorsqu’elle a pu s’y rendre, ne ressemblait en rien aux descriptions de sa grand-mère.

En tant que rapatriée, Huda s’est sentie de plus en plus éloignée de la société qui l’entourait. Les rapatriés qui étaient venus avec Arafat occupaient les postes les plus élevés au sein de la nouvelle Autorité, la sulta, au détriment des Palestiniens locaux qui avaient mené la première intifada. Ce n’est que grâce au sacrifice de la population locale, ceux de « l’intérieur », que ceux de l’extérieur ont pu revenir. Mais la vie de ceux de l’intérieur n’a fait qu’empirer après Oslo. En plus des restrictions accrues au mouvements, l’emploi a chuté, Israël remplaçant les travailleurs palestiniens par des travailleurs étrangers, recrutés pour la plupart en Asie. L’année suivant l’arrivée de Huda, près d’un Palestinien sur trois était sans emploi. En revanche, presque tous les rapatriés avaient un emploi dans le réseau de patronage en expansion d’Arafat.

Les gens ordinaires en vinrent à en vouloir aux rapatriés, les tenant pour responsables des contraintes d’Oslo, de la collaboration des services de sécurité palestiniens avec Israël et de la corruption de la sulta. Les proches d’Arafat empochaient des dizaines de millions de dollars d’argent public, dont une grande partie a transité par un compte bancaire à Tel-Aviv, et certains ont même profité de la construction de colonies. Arafat a tenté de faire la lumière sur cette affaire. Il a dit un jour à son cabinet que sa femme venait de l’appeler pour lui signaler un voleur dans la maison ; il lui a assuré que c’était impossible parce que tous les voleurs étaient assis juste à côté de lui.

Blague à part, Arafat se savait menacé par le mécontentement général à l’égard d’Oslo et du régime autoritaire qu’il avait instauré. Lorsque 20 personnalités ont signé une pétition contre la « corruption, la tromperie et le despotisme » de la sulta, plus de la moitié d’entre elles ont été arrêtées, interrogées ou assignées à résidence. D’autres ont été battues ou ont reçu des balles dans les jambes.

C’est la coopération de la sulta avec Israël en matière de sécurité qui a le plus troublé Huda. Ismail travaillait au ministère de l’intérieur qui, s’appuyant sur un vaste réseau d’informateurs, supervisait la surveillance et l’arrestation des Palestiniens qui continuaient à résister à l’occupation israélienne. Huda a été horrifiée par le nombre de Palestiniens qui se trahissaient les uns les autres. Même au sein de son propre personnel à la clinique de l’UNRWA, des informateurs dénonçaient leurs collègues, ce qui entraînait des visites et des interrogatoires de la part des services de renseignement israéliens. Huda a toutefois refusé de changer de comportement ou de s’autocensurer, restant résolument politique au travail. Pour elle, le travail à l’UNRWA n’a jamais été seulement humanitaire. Il a toujours été nationaliste. Traiter les réfugiés signifiait qu’elle faisait quelque chose pour son peuple.

L‘arrestation de Hadi mit le mariage à rude épreuve. Si Ismail refusait de payer un avocat, Huda estima qu’il n’était plus disposé à se comporter en père et qu’elle ne voulait plus de lui dans sa vie. Citant un passage du Coran dans lequel Khader, un serviteur de Dieu, se sépare de Moïse, elle demanda le divorce. Si tu refuse de l’accorder, dit-elle, je dirai à tout le monde que tu n’es pas un nationaliste et que tu ne soutiens pas ton fils. Huda vit qu’elle l’avait effrayé et Ismail accepta de lui accorder le divorce.

Au bout de deux semaines, l’avocat appela pour dire que Hadi était détenu dans un centre de détention à Gush Etzion, au sud de Bethléem, et qu’il aurait bientôt une audience au tribunal militaire de la prison d’Ofer, entre Jérusalem et Ramallah. On lui a dit qu’il avait eu de la chance d’être entendu si tôt. D’autres parents ont attendu trois, quatre ou cinq mois avant que leurs enfants ne soient jugés et qu’ils puissent les voir.

Huda reçut l’ordre d’arriver tôt pour un contrôle de sécurité approfondi. Après plusieurs heures d’attente, elle entra dans une salle d’audience exiguë. Seuls le juge militaire, le procureur, Hadi, son avocat, un traducteur et quelques soldats et agents de sécurité étaient présents. Les chances de libération de Hadi étaient nulles ; le taux de condamnation du tribunal militaire était de 99,7 %. Pour les enfants accusés d’avoir jeté des pierres, le taux est encore plus élevé : sur les 835 enfants accusés au cours des six années qui ont suivi l’arrestation de Hadi, 834 ont été condamnés, et presque tous ont purgé une peine de prison. Des centaines d’entre eux avaient entre 12 et 15 ans.

Juste avant l’audience, Huda a appris que Hadi avait avoué avoir jeté des pierres et écrit des graffitis anti-occupation. On lui a dit qu’il était interdit de parler à Hadi ou d’essayer de le toucher – le juge la jetterait dehors si elle essayait. Quand Hadi fut amené dans la salle du tribunal, il était enchaîné à la jambe d’un autre prisonnier. Huda se força à rester silencieuse, mais eut le souffle coupé quand elle aperçut une large trace brune sur son visage. Alors en pleurant, Huda se leva et, via le traducteur, exigea un arrêt de la procédure. Elle était médecin, dit-elle, et pouvait voir que son fils avait été torturé.

Le juge militaire israélien lui dit en aboyant de rester tranquille et de se rasseoir. Huda refusa, insistant pour que Hadi soulève sa chemise et baisse son pantalon afin que la cour puisse voir que ses aveux avaient été obtenus sous la torture. Le juge l’autorisa. Le corps de Hadi était couvert de bleus, comme s’il avait été frappé à coups de bâtons. Huda cria que les soldats qui l’avaient torturé devaient être jugés. Comme le juge ajournait l’audience, Huda se précipita vers son fils, ignorant les hurlements des gardes, et lui donna l’étreinte qu’elle avait réprimée la nuit de son arrestation. Elle imagina qu’elle pouvait le réconforter dans cette étreinte, avant son séjour dans la froide cellule de prison. Le juge beugla : ce serait la dernière fois qu’elle toucherait son fils jusqu’à sa libération.

L’avocat de Hadi, qui encourageait la famille à accepter tout proposition de marché, fit une proposition de 19 mois de prison, avec une réduction à 16 mois, contre une commission de 3.000 shekels, alors environ 360 £. La sentence fut plus légère que celle de certains amis et camarades de classe de Hadi ; environ 20 d’entre eux, âgés de 12 à 16 ans, avaient été arrêtés en même temps. Un certain nombre d’élèves avaient des cartes d’identité bleues, à la différence de Hadi. Cela leur accordait une certaine liberté de mouvement à Jérusalem et en Israël, et leurs peines furent environ deux fois plus longues que les autres. Une condition était attachée au marché de Hadi : Huda devait abandonner toute plainte contre les soldats qui avaient torturé son fils. De toutes façons, dit l’avocat, il n’y avait aucune chance pour que les soldats soient poursuivis. Personne ne témoignerait contre eux. Hadi accepta le marché.

Il fut transféré dans une lointaine prison sous tente dans le désert du Naqab, où Huda lui a rendu visite aussi souvent qu’elle l’a pu. Tout ce qu’elle apportait à Hadi, elle l’apportait aussi aux autres prisonniers. Il y avait des adolescents, dont certains très pauvres. Sur son salaire de l’UNRWA, elle pouvait se permettre de faire des cadeaux que leurs parents ne pouvaient leur offrir. Elle apporta des livres, espérant qu’ils les aideraient à garder le moral. Les amis de Hadi lui donnaient les noms des filles dont ils étaient amoureux, et elle est revenue avec des grains de riz sur lesquels étaient inscrits les initiales des filles. Un jour de vacances, elle est arrivée avec une tapisserie d’un ciel bleu étoilé pour le toit de leur tente.

Huda devait faire 24 heures de voyage pour chaque visite de 40 minutes. Les parents étaient assis d’un côté d’une vitre de séparation, les prisonniers de l’autre.

Certains prisonniers n’avaient pas droit aux visites de leur femme, de leurs parents ou de leurs enfants de plus de 15 ans, et d’autres n’avaient droit à aucune visite quelle qu’elle soit. Les prisonniers et leurs proches se parlaient à travers un petit trou dans la vitre, les voix étant à peine audibles de l’autre côté. Seuls les jeunes enfants avaient l’autorisation d’avoir un contact physique. Huda observait la façon dont les mères poussaient les garçons et les filles qui hésitaient à embrasser leurs pères qui étaient devenus des étrangers. Les enfants pleuraient et les pères aussi étaient en larmes.

L’année et demie de prison de Hadi a été la période la plus durement étirée de la vie de Huda. Elle lui a couvert les yeux sur un univers caché de souffrances qui touchait presque chaque foyer palestinien. Un peu plus d’un an après la libération de Hadi, un rapport de l’ONU a révélé que 700.000 Palestiniens avaient été arrêtés depuis le début de l’occupation, l’équivalent d’environ 40 % de tous les hommes et garçons des territoires. Les dommages ne touchaient pas que les familles concernées, chacune d’entre elle pleurant les années perdues et les enfances perdues. Ils touchaient la société tout entière, chaque mère, chaque père et chaque grand-parent, dont tous en viendraient à apprendre qu’ils étaient impuissants à protéger leurs enfants.

Ce texte est un extrait édité de Un Jour dans la Vie d’Abed Salama : Une Histoire de la Palestine, publié le 3 octobre par Allen Lane et disponible à guardiansbookshop.com