Un monde d’extase partagée

Une nouvelle suite pour quatuor à cordes marie musique occidentale et musique arabe avec intelligence, intégrité et sensibilité.

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Le roman de Mathias Enard, Boussole, prix Goncourt 2015, a été salué pour son portrait élégiaque, plein de détours de lettrés occidentaux du monde musulman. Peu de critiques ont remarqué que c’est aussi un roman sur les musiciens et compositeurs européens charmés par les sonorités du Moyen Orient et d’Afrique du Nord. Le narrateur, Frank Ritter, est un musicologue autrichien ou, selon ses propres mots, « un pauvre universitaire raté avec une thèse révolutionnaire qui n’intéresse personne ». Sa thèse, qui intéresse évidemment Enard, c’est que la musique de concert européenne moderne « doit tout à l’Orient ».

« Partout en Europe souffle le vent de l’altérité, tous ces grands hommes utilisent tout ce qui leur vient de l’Orient pour modifier le moi, l’abâtardir, car le génie a besoin de la bâtardise, de l’utilisation de procédures extérieures pour saper la dictature du chant d’église et de l’harmonie. »

La boussole de Ritter est invariablement orientée à l’Est, et une exagération délirante est sa signature rhétorique, mais le roman offre un récit suggestif de la rencontre de la musique occidentale avec l’autre orientale. Beethoven, Mozart et Liszt ont tous écrit des marches turques ; Debussy, Bartok et Hindemith étaient fascinés par les gammes arabes et asiatiques. Le compositeur polonais Karol Szymanowski était si follement amoureux de l’Afrique du Nord qu’il a écrit « Chants d’un entiché du Muezzin », dont les paroles s’écrient à un moment donné « Allah Akbar ! ». Certains musiciens occidentaux se sont réinventés en musiciens arabes, notamment le défunt maître suisse du qanoun (et converti à l’islam) Julien Jalal Eddine Weiss. Comme le suggère Enard, la musique s’est avérée être un terrain exceptionnellement fertile pour le dialogue et les échanges interculturels, « un monde d’extase partagée, de possibilité de changement, de participation à l’altérité ». Elle a rejeté « la violence des identités imposées » en faveur de « la dualité, de l’ambigu ».

Comme Enard le reconnaît un peu à contrecoeur, cette foi dans le pouvoir presque magique de la musique a été reprise, quoique dans un mode plus circonspect, par Edward Saïd, dont le spectre accusateur hante Boussole. Saïd, bien sûr, avait peu de respect pour les chers orientalistes d’Enard ; dans L’Orientalisme, sa monographie classique de 1978, il les égratignait pour avoir produit des images statiques, essentialistes des habitants de l’Orient, contribuant ainsi à un projet impérialiste. Il ne partageait pas plus l’affection d’Enard pour les aventuriers et voyageurs occidentaux qui s’habillaient dans la tenue des autochtones, ou se déguisaient en scheiks, les regardant au mieux comme des dilettantes. Je soupçonne Ritter, qui étudie le persan, de parler pour Enard lorsqu’il qu’il se plaint de ce que Saïd ait négligé les aspects rédempteurs de l’orientalisme, surtout la façon dont il a introduit l’Occident dans les grandes traditions culturelles et intellectuelles du Moyen Orient. L’orientalisme, déclare-t-il à un moment, « a achevé a posteriori le scénario de domination auquel la pensée de Saïd avait l’intention de s’opposer ».

Cependant, Saïd, pianiste amateur accompli de musique classique et critique musical éclairé, croyait ardemment que performance et éducation musicales pouvaient créer les conditions d’un échange créatif égal et une collaboration entre des cultures divisées par la politique. En 1999, il a joint ses forces à celles du chef d’orchestre et pianiste Daniel Barenboim pour créer le West-Eastern Divan, orchestre de jeunes arabes et israéliens, nommé d’après un cycle de poèmes que Goethe a écrit sous le charme de Hafez, mystique Soufi persan du 14ème siècle. Pour Goethe, a-t-il dit, l’art permettait « le voyage vers ‘l’autre’ », un moyen d’abandonner le soi et de regarder, ou d’écouter, le monde autrement. En réunissant de jeunes musiciens arabes et israéliens dans un programme musical commun, Saïd, qui est mort en 2003, espérait faciliter ce voyage – non par souci de « normalisation » des relations entre Israël et le monde arabe (comme ses critiques arabes le lui reprocheraient plus tard), mais pour jeter les bases de la coopération une fois qu’Israël aurait mis fin à son occupation et que la Palestine aurait acquis sa liberté. Il a décrit le Divan – maintenant installé à Séville, au coeur de ce qui fut autrefois l’Espagne musulmane – comme « la chose la plus importante que j’ai faite dans ma vie ».

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Saïd, je pense, aurait apprécié l’extraordinaire suite pour quatuor à cordes de John King, Free Palestine, récemment sorti chez New World Records, et pas seulement parce que King l’a dédiée à la même cause que Saïd à servie en tant que porte-parole officieux. Rarement les traditions des musiques arabe et occidentale ont fusionné avec autant d’intelligence, d’intégrité et de sensibilité. King, compositeur expérimental de New York né en 1953, a découvert la musique arabe tard dans sa vie, mais il a fait plus que rattraper le temps perdu dans son étude du maqam’at (modes mélodiques) et Iqa’at (unités rythmiques), composantes de la forme improvisatrice connue sous le nom de taqsim. Cependant, Free Palestine utilise son zèle avec légèreté. Bien que rigoureuse dans son exploration de la musique arabe, elle est également enjouée, détendue et joyeuse, l’oeuvre d’un compositeur mature qui s’est reconstitué grâce à une histoire d’amour sous une nouvelle forme. La liberté qu’évoque le titre de King a autant à faire avec la libération du son qu’avec la libération de la Palestine.

L’inspiration de Free Palestine est venue de la Vieille Ville de Jérusalem, que King a visitée en 2011 lors d’une tournée avec la Compagnie de Danse Merce Cunningham. Sa flânerie le mena dans un café palestinien, où il commanda un thé à la menthe, et se mit à écouter les hommes autour de lui. King ne parle pas l’arabe, mais dans la conversation, et dans les silences occasionnels, il a entendu « rythme, intonation et densité ». Les bruits du café le hantaient et, deux ans plus tard, il a commencé à apprendre à jouer du oud, le luth arabe, en utilisant un site internet appelé Oud pour Guitaristes. Il a trouvé un professeur – Kinan Abou-Afach, distingué compositeur, violoncelliste et joueur de oud syrien installé à Philadelphie – et s’est plongé dans les enregistrements des vedettes de l’instrument.

Dans le taqsim, il a découvert une sorte de jazz arabe dans lequel un soliste pouvait improviser librement à l’intérieur d’un maqam, ou moduler vers d’autres maqam’at, à condition qu’elle revienne à l’original. (Les maqama’at se composent de 7 notes qui se répètent à l’octave.) Il a aimé la « disponibilité du temps », la façon élastique dont le taqsim évolue entre l’entraînement rythmique de l’air et les improvisations riches d’embellissements mélodiques, de glissements et de trémolos. Aspirant à retrouver le son et l’ambiance du taqsim sans se contenter de le reproduire sur des instruments occidentaux, King s’est demandé comment résonnerait le taqsim s’il l’associait aux harmonies complexes, au contrepoint et à l’imitation en canon de la musique de quatuor à cordes qu’il aimait, ainsi que des techniques aussi répandues que le col legno [avec le bois], dans laquelle la corde est frappée par la crosse ou le bois de l’archet. Il a entamé l’écriture de Free Palestine comme une réponse à cette question.

Chacun des quinze morceaux de l’album a un double titre. La première partie fait référence au maquam prédominant utilisé ; la deuxième est le nom d’une ville ou d’un village palestinien ravagé par la guerre ou littéralement effacé de la carte en 1948, lorsque quelque 400 villages palestiniens ont été rasés par les forces israéliennes. Tandis que King écrivait Free Palestine, la guerre de 2014 à Gaza a éclaté entre Israël et le Hamas. Plus de deux mille Palestiniens ont été tués, la très grande majorité étant des civils. (Plus de 70 Israéliens ont été tués aussi, tous soldats à l’exception de sept.) King, qui s’était informé sur l’histoire du conflit en lisant Saïd, Mahmoud Darwish et Hannah Arendt, dit qu’il s’est senti poussé à commémorer les villages de Palestine « vidés de leur population ». Ces endroits, écrit-il dans sa note du compositeur, « sont historiquement significatifs pour ce qui est arrivé aux gens qui y vivaient ainsi que pour les continuelles conditions d’apartheid, d’occupation et de dépossession, dans les territoires de 1948 comme de 1967 de la Palestine historique ». La musique de Free Palestine n’est cependant ni programmatique, ni didactique. Elle nous invite à réfléchir à la destruction de la Palestine d’avant 1948, à la Nakba, ou catastrophe, sans nous dire ce qu’il faut en penser.

Le « free » [libre] de Free Palestine s’étend aussi à la partition, largement inspirée de l’improvisation et des procédures de hasard inventées par John Cage, l’un des mentors de King. Dans le premier morceau, « Sultani Yakah-Ijlil al-Qibliyya », œuvre minimaliste énergique, vivifiante qui évoque In C de Terry Riley, on peut répéter chaque mesure autant de fois que l’on veut et les musiciens passent indépendamment de mesure en mesure, tout en maintenant une stricte et rapide pulsation à huit notes. Ce pourrait être la recette d’une cacophonie, mais les remarquables musiciens du Quatuor Secret – les violonistes Cornelius Dufallo et Jennifer Choi, l’altiste Ljova Zhurban et le violoncelliste Yves Dharamraj – sont d’attentifs auditeurs et ils traduisent les instructions de King avec brio, passion et imagination. Il en résulte une musique d’une impressionnante cohérence et d’une grande expressivité. Il y a le drame tourmenté de « Hamayun un-Nuris », qui commence très lentement, Dufallo jouant des phrases sinistres, tortueuses au violon sur un faux-bourdon d’un autre monde, jusqu’à l’entrée de Dharamraj avec des notes courtes, presque brutales, en staccato sur son violoncelle, lançant une série de dialogues en contrepoint. Il y a le lent, presque aguichant « Bayati Shuri-Al Sarafand », délicatesse en 5/8 de phrases tourbillonnantes entrecroisées, volant juste au-dessus d’une piste d’atterrissage de pizzicato. (Chaque maqam est censé évoquer une émotion ou une qualité, et le « bayati » représente la vitalité, la joie et la féminité.) Encore plus étonnant peut-être est à quel point la musique semble naturelle : on n’a jamais l’impression navrante d’écouter un morceau artificiel de musique « hybride » ou un pastiche. A mes oreilles, l’utilisation du maqam et de l’iqa’at par King est fermement installée dans la tradition moderniste vernaculaire de Shostakovich, Janacek et Bartok, qui se sont inspirés de la folk music dans leurs quatuors à cordes. Cela rappelle aussi les compositions de John Zorn fondées sur les gammes juives séfarades qui, bien sûr, partagent une histoire ancestrale avec le maqam.

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Dans son effort pour combiner les musiques occidentale et arabe, King se heurte par hasard à une ancienne mais toujours puissante série de préjugés. Pierre Boulez, gardien auto-proclamé de la pureté moderniste, a déversé son mépris sur les compositeurs occidentaux qui ont emprunté des idées à ce qu’il a appelé la « musique orientale », les comparant à « des touristes partant voir un paysage sur le point de disparaître ». Bien qu’il ait fait l’éloge de formes orientales de musique pour leur « intensité d’écoute », « cette finesse de l’intervalle horizontal dégagé de l’épaisseur de la polyphonie », il a affirmé que toute tentative de « transfert de ce genre d’éléments » dans la musique orientale « est une erreur absolue ; c’est la recherche du paradis perdu », qui ne pourrait aboutir qu’à du kitsch. « Les systèmes musicaux de l’Est et de l’Ouest ne peuvent avoir aucun rapport l’un avec l’autre, ce qui sera rapidement réalisé par des compositeurs expérimentés de caractère », a-t-il déclaré, avec son assurance dogmatique caractéristique.

Boulez a fait ces remarques en 1967 quand, indifférente à ses critiques restrictives, une nouvelle école de composition avancée, connue plus tard sous le nom de minimalisme, rassembla ses forces, s’appuyant explicitement sur les traditions musicales non-occidentales, dont le raga indien, le gamelan balinois et les tambours ouest-africains. L’hostilité du mandarin Boulez à la pollinisation croisée ne survivrait pas au défi du minimalisme et de ses ramifications. Cependant, l’impact de l’Orient arabe sur la grande musique a été moins prononcé que celui de l’Inde ou de l’Afrique, en grande partie pour des raisons politiques plutôt qu’esthétiques. Depuis 1967 – également l’année où Israël a démarré son occupation, maintenant cinquantenaire, de la Cisjordanie, de la Bande de Gaza et de Jérusalem Est – la relation entre l’Occident et le monde arabe s’est de plus en plus définie à travers des guerres, des invasions, du terrorisme, des crises des réfugiés et des restrictions de circulation, rien de tout cela n’ayant nourri une compréhension mutuelle, encore moins des échanges artistiques. John Adams a été l’auteur d’une noble tentative pour traiter de la tragédie israélo-palestinienne avec son opéra de 1991 La Mort de Klinghoffer, juxtaposant un Choeur des Juifs Exilés et un Choeur des Palestiniens Exilés, rien que pour affronter des accusations d’antisémitisme et des appels à la censure. Quand cet opéra a été repris après le 11 septembre, Richard Taruskin a accusé Adams d’« idéaliser romantiquement » les Palestiniens qui ont arraisonné l’Achille Lauro et a félicité le Boston Symphony pour avoir annulé son concert. Ce qui semblait particulièrement rendre furieux les ennemis de Klinghoffer, c’est qu’Adams racontait l’histoire de la Nakba et, pire, la traduisait avec certaines des plus magnifiques musiques dans son opéra.

Free Palestine a hérissé le poil pour des raisons similaires. Roulette, la salle de concert de Brooklyn où cette musique a été jouée pour la première fois en 2014, a reçu quantité d’appels furieux à propos de l’introduction d’une œuvre pro-palestinienne dans son programme, les poussant à publier une déclaration soulignant que la composition de King n’était pas une défense du « terrorisme ». (Au lancement de l’album début juin au Théâtre Public, une équipe de quinze policiers a été enrôlée en tant que « protection ».) Mais les objections à Free Palestine peuvent juste aussi vraisemblablement venir d’opposants de l’appropriation culturelle de ce qui reste de la politique identitaire, qui peuvent demander ce qu’un mec blanc de Minneapolis fait à composer une musique de style arabe sur la Palestine. Pour ces critiques, le droit de représenter un groupe opprimé, de raconter son histoire, de jouer sa musique, même de faire sa cuisine, appartient exclusivement à ce groupe. Presque tout emprunt par un non autochtone peut être perçu comme un acte d’exploitation illégitime.

Dans un brillant essai de 1992, la philosophe Lida Akoff a avancé que ce genre de critiques trouvait racine dans une opposition incompréhensible à un « impérialisme discursif », ou ce que Gilles Deleuze a appelé « l’indignité de parler pour les autres ». Peut-être que le cas emblématique de notre époque est Rachel Dolezal, femme blanche qui s’est réinventée en militante noire des droits civiques. Mais King fait quelque chose de très différent dans Free Palestine. Il ne prétend pas tant « parler pour » les Palestiniens que – pour emprunter l’utile distinction d’Alcoff – « parler avec » eux. King m’a dit qu’il concevait sa suite comme « une sorte de dialogue » entre musique arabe et musique occidentale. Dans cette conversation, les deux se transforment, fusionnant dans un nouveau langage.

Ce dialogue mutuellement transformateur est particulièrement suggestif dans le plus long morceau de l’album, « Athar Kurd-Deir Yassin », qui fait allusion au village où plus de cent villageois palestiniens ont été tués par les milices paramilitaires sionistes en avril 1948. C’est une lente mélodie funèbre construite sur un rythme à 10/8 ; sept de ses accords sont joués simultanément en un seul point, ce qui élève son impact à une intensité presque insoutenable. Parfois le maqam est joué doucement, et à d’autres moments, si violemment que le quatuor semble poignarder ses instruments. « Athar Kurd-Deir Yassin » combine la densité harmonique du modernisme occidental et la « plainte » émotionnelle viscérale de la musique arabe. Cela me rappelait les quatuors de Bartok, mais King m’a dit qu’il s’était inspiré du mouvement lent de la Septième symphonie de Beethoven, « sa forme et son intensité », « ce genre de chose légèrement irréelle mais légèrement réconfortante ». Il voulait que ce morceau soit « juste aussi intégré dans ces choses que j’avais ressenties avec Beethoven, jusqu’à ce que je chante le quatuor sans savoir si j’étais dans ce monde-ci ou dans ce monde-là ».

Dans l’Islam, la sensation que King décrit comme être dans un espace indéterminé entre deux mondes – que ce soit ce monde et la vie après la mort, le ciel et l’enfer, la mort et la résurrection – est connue sous le nom de barzakh, le mot arabe pour barrière, voile ou rideau. Pour le savant Soufi Ibn Arabi, barzakh est un isthme, situé entre le Monde des Corps Physiques et le Monde des Esprits. Barzakh n’est pas seulement leur point de contact mais la condition de leur existence même. Comme en musique, c’est un intervalle : celui qui sépare mais aussi connecte. Free Palestine a été écrite par un compositeur américain de New York, mais elle construit un barzakh de son cru, une république provisoire de l’imagination entre l’Occident et le monde arabe. Elle regarde au-delà de la cruelle impasse vers un avenir possible, comme seule la musique peut le faire.