« Un État policier » : les universités imposent des règles pour éviter la répétition des manifestations sur Gaza

Étudiants, enseignants et avocats alertent sur le gel de la libre expression, alors que des établissements éducatifs des États-Unis introduisent des restrictions

Dans l’ensemble des États-Unis, les universités planifient des règles plus strictes pour restreindre les manifestations alors que les étudiants reviennent des vacances d’été, une tentative pour éviter le chaos du dernier semestre quand les manifestations contre la guerre d’Israël à Gaza a conduit à des répressions policières sur les campus dans tout le pays.

Les étudiants de l’université Columbia, qui étaient à l’avant-garde du mouvement, pourraient être confrontés aux changements les plus importants. La présidente de l’université, Minouche Shafik, a démissionné cette semaine à la suite de critiques sur sa gestion des manifestations, mais pas avant de superviser l’installation de grilles autour des pelouses centrales de l’université — coeur de vie du campus et site de vastes campements de protestation.

Les barrières ne sont pas la seule nouveauté introduite par l’université, qui cherche à éviter une répétition de la confrontation du printemps dernier avec les protestataires, dont le point culminant a été les 109 arrestations quand Shafik a appelé la police de New York pour la deuxième fois en avril. Dans un email envoyé aux étudiants le mois dernier, l’administration a aussi annoncé un système de « statuts du campus avec un code couleur » et des niveaux variés de restrictions d’accès « basés sur la perturbation potentielle pour notre mission académique et/ou les opérations du campus ».

Les administrateurs de l’université envisagent aussi de faire venir des « gardiens de la paix » avec l’autorité pour arrêter des étudiants — quelque chose que les 290 agents du personnel de sécurité de Columbia actuellement en poste ne peuvent faire, selon le Wall Street Journal.

La police arrête des manifestants au City College de New York en avril 2024. Photographie : Spencer Platt/Getty Images

« Ils sacrifient tout leur espace public pour réprimer [les étudiants] », a déclaré Jonathan Ben-Menachem, un doctorant en sociologie qui a participé aux protestations de l’an dernier. Il a comparé le système de code couleur aux avis sur les niveaux de risque mis en oeuvre par le Département américain de la Sécurité intérieure après les attaques de 11 septembre.

Le porte-parole de Columbia n’a pas répondu à une liste de questions du Guardian, mais a indiqué une déclaration de Shafik avant sa démission dans laquelle elle détaille les mesures prises par l’administration pour préparer l’année, y compris un engagement des enseignants et des étudiants et un examen des règles de l’université.

Columbia n’est pas isolé dans cette préparation. Alors qu’elles prévoient la nouvelle année universitaire et la perspective de nouvelles manifestations, les administrations universitaires dans tout le pays ont publié une rafale de nouvelles politiques et propositions visant à limiter les protestations. Étudiants, enseignants et avocats alertent sur le fait que ces politiques mettent en danger la libre expression, allant dans le sens contraire de la mission des institutions éducatives qui est d’encourager le débat, qu’elles risquent d’aggraver les tensions sur les campus et — dans le cas des universités publiques — qu’elles pourraient être contraires aux obligations constitutionnelles des établissements.

Des grilles ont été installées autour des pelouses centrales de Columbia — coeur de vie du campus et site de vastes campements de protestations. Photographie : avec l’autorisation de Layla Saliba

L’Association américaine des professeurs d’université a publié cette semaine une déclaration condamnant la vague des mesures anti-protestations. Les politiques « imposent des limites sévères sur la parole et les réunions, qui découragent ou étouffent la liberté d’expression », a écrit le groupe, qui représente plus de 44000 membres du personnel enseignant dans tout le pays. « Ceux et celles qui se soucient de l’enseignement supérieur et de la démocratie devraient être alarmés ».

Des militants étudiants pro-palestiniens ont suivi des «  écoles d’été  » avec des organisateurs chevronnés et se sont engagés à reprendre d’intenses protestations.

Des universités de tout le pays ont été secouées par les protestations depuis le début de la guerre d’Israël contre Gaza, après les attaques du Hamas le 7 octobre, étudiants et enseignants pressant leurs administrations de désinvestir d’Israël, au milieu d’autres demandes. Quand des dizaines de campements de solidarité ont jailli sur les campus de tout le pays, plusieurs établissements ont appelé la police, ce qui a conduit à plus de 3100 arrestations. De nombreux étudiants sont confrontés à des accusations criminelles et à des mesures disciplinaires, et plusieurs universités ont réduit les cérémonies de remise des diplômes.

Un bus de la police quitte l’université Columbia après des arrestations faites à New York en avril. Photographie : Julius Constantine Motal/AP

Des administrateurs se sont empressés de répondre aux protestations face à une pression grandissante des donateurs, aux poursuites judiciaires d’étudiants juifs alléguant de l’antisémitisme et aux auditions au Congrès dirigées par les Républicains et mettant sur le gril des présidents d’université — trois d’entre eux ont démissionné depuis, dont Shafik. Les dirigeants du campus qui ont appelé les forces de maintien de l’ordre ont été largement condamnés par les étudiants et les enseignants comme contribuant à l’augmentation des tensions.

La décision de Shafik, qu’elle a attribuée au « prix considérable » que les tensions ont fait payer à sa famille, a pris par surprise étudiants et enseignants — certains craignant que ce soit le signal de plus d’incertitude et de conflits à venir. Katrina Armstrong, la doyenne de l’école médicale de Columbia, qui a été nommée présidente par interim, a appelé à l’unité et au dialogue dans un email au corps étudiant. « L’habitude de la pensée critique et l’humilité qui donne naissance à la tolérance des points de vue opposés sont la leçon la plus essentielle dans les salles de cours de Columbia

« Un précédent dangereux »

À la suite des protestations du printemps dernier, beaucoup d’universités ont agi pour amender leurs politiques, plusieurs d’entre elles introduisant des interdictions et des restrictions sur le fait de camper, sur les protestations de nuit et sur l’utilisation de banderoles et de pancartes. Pendant l’été, l’université de Pennsylvanie a introduit une nouvelle interdiction concernant les campements et a interdit tout discours qui « prône la violence ». Les critiques notent qu’un tel discours est en fait protégé par la constitution – aussi longtemps qu’il n’inclut pas une menace claire. En tant qu’institution privée, UPenn n’est pas liée par les protections du Premier Amendement de la constitution des États-Unis, mais comme beaucoup d’universités privées, elle affirme défendre les valeurs de libre expression.

Ailleurs, l’université d’Illinois a proposé d’imposer des restrictions sur l’utilisation de « tentes, de tables, de murs, d’étalages extérieurs, de matériel gonflable, d’enseignes indépendantes, de cabanes, de sculptures, de stands, d’installations, de lumières clignotantes ou rotatives, d’enseignes lumineuses ou objets et structures similaires », même si, après des retours, elle a dit qu’elle décidait de ne pas mettre en oeuvre cette politique. L’university de Louisville, dans le Kentucky, a proposé des interdictions sur les inscriptions à la craie et les panneaux et a exigé que les autres affichages « soient en harmonie avec la mission de l’université ». (Un porte-parole pour l’université a dit au Guardian que la politique « n’a pas été promulguée ».) D’autres institutions, comme l’université Case Western Reserve, dans l’Ohio, a introduit la condition d’un préavis de sept jours pour toute manifestation. L’université du Michigan a introduit une «  politique sur l’activité pertubatrice  » que des avocats spécialistes de la liberté de parole ont critiqué comme excessivement large et punitive.

Un porte-parole de l’université a dit que ce projet de politiques était arrivé sur les talons d’une « sérieuse perturbation » lors d’une cérémonie de remise de prix en mars dernier et qu’après un retour de la communauté universitaire, la politique n’avait pas été implémentée. « Perturber les orateurs et les événements n’est pas un discours protégé par la loi, et c’est une violation de la politique universitaire », a ajouté le porte-parole.

Des officiers de police face à des manifestants pro-palestiniens au campus de l’université de Californie à Los Angeles en juin. Photographie : Étienne Laurent/AFP/Getty Images

L’université de Californie, un système de 10 campus qui a connu une partie de la pire violence en réponse aux protestations pro-palestiniennes, s’apprête à annoncer dans les prochains jours une nouvelle politique pour l’ensemble du système, incluant probablement une interdiction des campements. Les législateurs de l’État de Californie débattent aussi d’un nouveau projet de loi contre les conduites « créant un environnement hostile sur les campus » qui, alertent des avocats, «  constituerait un dangereux précédent ».

« Je m’inquiète car les étudiants vont arriver sur les campus [de tout le pays] en souhaitant participer à des protestations dont ils ont entendu parler quand ils étaient au lycée, et s’exprimer et partager des idées avec leurs camarades étudiants et je pense que s’ils entendent le message que ces sortes de choses sont intrinsèquement perturbatrices, que vous devez les planifier sept jours à l’avance, ils seront très découragés », a dit Laura Beltz, directrice de réforme politique à la Fondation pour les droits et l’expression individuels.

Le Guardian a contacté tous les établissements mentionnés ici pour avoir des commentaires sur les nouvelles politiques et leurs implications pour la libre expression, et a inclus les réponses reçues.

Pressions politiques

Alors qu’elles se préparent au retour des étudiants et des protestations sur les campus, les universités sont aussi aux prises avec des accusations grandissantes d’antisémitisme — beaucoup d’entre elles portées par des législateurs et dans deux douzaines de procès.

Plus tôt ce mois, un juge fédéral a ouvert la voie à des poursuites lancées par des étudiants juifs qui allèguent qu’Harvard avait échoué à les protéger du harcèlement quand des étudiants les ont appelés « assassins » et « colonisateurs » ou ont chanté « du fleuve à la mer » —un slogan populaire en soutien de la libération palestinienne, dont certains affirment qu’il a des connotations génocidaires. D’autres universités ont eu à régler des poursuites analogues, tandis qu’un juge fédéral en Californie cette semaine a statué que l’université de Californie à Los Angeles ne peut offrir aucun cours ou accès à des bâtiments du campus si les régents savent qu’ils ne sont pas accessibles aux étudiants juifs. La décision — le premier émis contre une université à propos des manifestations — a été prise après que des manifestants au printemps ont refusé l’entrée d’un campement pro-palestinien à des étudiants qu’ils identifiaient comme «  sionistes  ».

Depuis octobre, le Département de l’enseignement a ouvert plus de 100 enquêtes sur des allégations de discrimination, y compris d’antisémitisme – et a envoyé une lettre de 20 pages à plus de 5000 dirigeants de campus détaillant les obligations des établissements en réponse à « des augmentations récentes de plaintes déposées auprès du bureau du Département pour les droits civils », notait la lettre. Une porte-parole du département n’a pas offert plus de détails sur les investigations, mais a écrit dans une déclaration au Guardian : «  Les établissements ont plusieurs outils pour répondre à un environnement hostile — y compris des outils qui ne restreignent aucun droit protégé par le Premier amendement ».

La police utilise du gaz lacrymogène contre des manifestants à l’université George Washington à Washington DC en mai. Photographie : Sage Russell/AP

Les universités sont aussi sous la pression de responsables locaux et élus. En Californie, les législateurs de l’État retiennent 25 millions de dollars de subventions d’État jusqu’à ce que l’université clarifie sa politique sur les protestations. Au Texas, le gouverneur, Greg Abbott, a émis un ordre exécutif en mars, ce qui a incité les établissement dans tout l’État à se précipiter pour insérer dans leur code sur l’expression une définition englobante de l’antisémitisme visant à réduire au silence toute critique d’Israël. En Floride, l’administration du système universitaire d’État a essentiellement ordonné à ses 12 universités «  de rechercher des mots clés  » dans les programmes et les descriptions de cours, pour des termes comme Israël, Palestine et sionisme, et de rapporter tout matériel contenant ces mots au bureau des gouverneurs du système en vue d’un examen. Dans un email de suivi envoyé aux universités et partagé avec le Guardian par un porte-parole du système, le chancelier, Ray Rodrigues, a écrit que la directive visait à « signaler toutes les occurrences d’antisémitisme ou de biais anti-israélien ».

D’autres législateurs ont proposé de faire venir des «  surveillants d’antisémitisme » extérieurs sur les campus recevant des fonds fédéraux.

Ces pressions contradictoires ont placé les administrations universitaires dans une position difficile.

« Nous comprenons que comme dirigeants de vos communautés sur les campus, il peut être extraordinairement difficile de naviguer entre les pressions auxquelles vous êtes confrontés de la part des politiciens, des donateurs, des enseignants et des étudiants », a écrit l’Union américaine des libertés civiles dans une lettre ouverte aux dirigeants des campus en avril, notant leurs obligations légales à combattre la discrimination et leur responsabilité pour maintenir l’ordre. «  Mais alors que vous forgez des réponses au militantisme de vos étudiants (et de vos enseignants et personnel administratif), il est essentiel que vous ne sacrifiez pas les principes de la liberté académique et de la liberté d’expression qui sont au coeur de la mission éducative de votre institution respectée ».

Des étudiants pro-palestiniens se réunissent devant le bureau du président de l’université George Washington en mai. Photographie : Allison Bailey/NurPhoto/Rex/Shutterstock

Alors que les tensions sur la guerre à Gaza augmentaient, plusieurs établissements ont introduit des conversations avec des médiateurs, des formations sur l’antisémitisme et des initiatives visant à encourager le dialogue. Avant de démissionner, Shafik avait promis un programme « vigoureux » de formation sur l’antisémitisme pour les enseignants, le personnel et les étudiants à l’automne.

Les étudiants planifient déjà des façons de contourner les nouvelles restrictions sur les protestations.

« Cela va être davantage d’État policier que cela n’était, mais je ne pense pas que cela signifie que personne ne va faire quoi que ce soit », a dit Ben-Menachem, l’étudiant diplômé de Columbia. « La guerre est encore là … rien n’a changé en Palestine ».

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Cet article a été amendé le 20 août 2024. Une version antérieure disait que l’université de l’Illinois avait imposé des restrictions sur l’utilisation d’items variés tels que des tentes et des panneaux indépendants. L’université a dit que, bien qu’elle ait proposé ces restrictions, elle avait décidé de ne pas les mettre en oeuvre après des retours sur le projet. Cela a été clarifié. Cette version du texte clarifie aussi le fait qu’une décision d’un juge fédéral contre l’université de Californie interdise à l’université d’offrir des cours et des accès à des bâtiments à tout étudiant si les régents savent que des étudiants juifs ne peuvent y accéder ; une version précédente affirmait que l’université ne devait pas permettre aux manifestants étudiants d’empêcher des étudiants juifs d’accéder à des parties des campus.