La Cour pénale internationale sous pressions incessantes dans le dossier Gaza-Israël

Pour éviter la délivrance des mandats d’arrêt contre Benyamin Nétanyahou et le ministre de la défense, Yoav Gallant, l’Etat hébreu, mais aussi plusieurs pays occidentaux, multiplient les manœuvres de paralysie.

Les représailles diplomatiques contre la Norvège, annoncées le 8 août par Israël, viennent s’ajouter aux nombreuses tractations visant à empêcher la Cour pénale internationale (CPI) d’émettre des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, et le ministre de la défense, Yoav Gallant. Ce jour- là, le ministre des affaires étrangères israélien, Israël Katz, avait justifié la décision de révoquer le statut diplomatique du personnel norvégien auprès de l’Autorité palestinienne en reprochant à la Norvège d’avoir, fin mai, reconnu la Palestine, et de s’être jointe au « procès sans fondement contre [Israël] devant la CPI » . Le 20 mai, le procureur de la Cour, Karim Khan, avait requis des mandats d’arrêt contre Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant.

Trois semaines plus tard, fait inhabituel, le Royaume-Uni demandait à intervenir en qualité d’ amicus curiae (« ami de la cour ») censé apporter son expertise aux juges. Londres affirmait alors que les accords d’Oslo – signés en 1993, à la Maison Blanche, par Israël et l’Organisation de libération de la Palestine – ne permettent pas aux Palestiniens de demander à la Cour d’enquêter sur des crimes commis par des Israéliens, comme ils l’ont fait en 2018. Cette demande avait conduit à l’ouverture d’une enquête en mars 2021, puis, cette année, aux mandats d’arrêt – lesquels n’ont toujours pas été délivrés.

Les juges ont alors autorisé les Britanniques à remettre un mémoire de dix pages, avant que le nouveau gouvernement travailliste de l’ancien avocat et directeur des poursuites du Royaume-Uni Keir Starmer n’y renonce finalement. S’il s’agissait de manœuvrer pour gagner du temps, l’opération est réussie puisque, en acceptant la demande de Londres, les juges de la CPI ont permis à d’autres d’intervenir. Ils ont reçu plus d’une soixantaine de réponses, émanant de professeurs de droit international, d’avocats, d’ONG, de think tanks, d’un sénateur américain, d’anciens généraux de l’OTAN, des experts de l’ONU, et d’une vingtaine d’Etats. Parmi eux, la Norvège, qui revendique son rôle de médiatrice dans les négociations précédant les accords d’Oslo, mais doit aujourd’hui essuyer les représailles diplomatiques de l’Etat hébreu.

Ralentissement de la procédure

L’initiative britannique, qui avait été discutée mi-juin par le G7, s’ajoute aux tentatives pour empêcher l’émission des mandats d’arrêt contre des responsables israéliens. Le premier ministre israélien a lui-même fait campagne. Début juillet, lors d’un entretien téléphonique avec Emmanuel Macron, Benyamin Nétanyahou a demandé à Paris de devenir à son tour un « ami de la cour ». La France s’est abstenue, non pas qu’elle soit en désaccord, mais parce que « cela aurait pu conduire certains Etats à reconnaître la Palestine pour contourner l’obstacle d’Oslo, et c’était donc risqué », dit au Monde une source diplomatique. Le ralentissement de la procédure, en tout cas, était bienvenu aux yeux de Paris. Début juin, Emmanuel Macron avait assuré que les mandats ne seraient pas délivrés avant longtemps.

Selon le Royaume-Uni, l’accord Oslo II de 1995 stipule que l’Autorité palestinienne n’a pas de juridiction sur les ressortissants israéliens et ne peut donc pas la déléguer à la CPI. A lire les mémoires déposés à la Cour, on comprend que cet argument n’est pas le plus pertinent pour obtenir la clôture de l’affaire. En rendant sa copie, l’Allemagne, qui s’oppose aussi aux mandats, a d’ailleurs fait l’impasse sur ce point, mais a ouvert le débat de la «< complémentarité », un principe auquel s’accroche Israël depuis avril. Selon ce dernier, la Cour n’intervient qu’en dernier recours, lorsqu’un Etat n’a pas les capacités ou la volonté politique de juger les auteurs de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. Si Israël démontre qu’il peut juger à domicile, alors la CPI doit se dessaisir.

La « complémentarité » est l’un des outils pour mettre fin à l’impunité des crimes de guerre. Elle est aussi le meilleur moyen pour un Etat d’échapper à la CPI et à sa chambre d’écho. Israël et ses alliés ne sont pas les premiers à jouer cette carte. Beaucoup l’ont tenté. Le Royaume-Uni, notamment, y a eu recours avec succès lorsque la Cour a inquiété Londres sur des allégations de torture en Irak.

« Tentatives d’intimidation »

Alors que, mi-avril, Benyamin Netanyahou semblait paniquer face à l’imminence de mandats d’arrêt, accusant la CPI d’ « antisémitisme », les Etats-Unis tentaient donc d’organiser la « complémentarité » d’Israël. C’est ce qui ressort du mémoire que le sénateur américain Lindsey Graham a remis à la Cour. Malgré une parenthèse presque apaisée – lorsque, en 2021, Karim Khan a mis en sommeil l’enquête sur les crimes de l’armée américaine en Afghanistan, puis lorsqu’il a inculpé Vladimir Poutine, le républicain est l’un des plus virulents pourfendeurs de la CPI.

Dans son mémoire, il dit avoir parlé avec Karim Khan, le 1er mai. « Le procureur et son bureau ont assuré qu’ils collaboreraient avec Israël pour enquêter sur ces questions et pour procéder judicieusement », écrit ainsi M. Graham. Comme l’avait mentionné dans un communiqué le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, peu après l’annonce du procureur, le 20 mai, les services de Karim Khan ont annulé à la dernière minute le déplacement d’une équipe, prévu ce jour-là, en Israël et à Gaza.

Une fois que les mandats d’arrêt seront émis, Israël pourra toujours demander à la Cour de se dessaisir. Mais, pour l’emporter, il lui faudra alors prouver qu’elle a lancé des poursuites contre Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant pour crimes contre l’humanité, pour des faits d’extermination et de persécution, ce qui paraît aujourd’hui peu réaliste. Pour l’association Juristes pour le respect du droit international et la Fédération internationale pour les droits humains, « les diverses tentatives d’intimidation des autorités israéliennes envers le personnel de la Cour démontrent qu’Israël n’a aucunement l’intention d’ouvrir des enquêtes (…) et de juger ».

Manœuvres pour empêcher la délivrance des mandats

L’initiative britannique, en tout cas, est révélatrice des manœuvres en cours pour tenter d’empêcher la délivrance des mandats. C’est ce qu’a dénoncé le représentant palestinien à l’ONU, Riyad Mansour, à New York, lors d’une réunion du Conseil de sécurité, convoquée après la frappe israélienne sur l’école Al-Tabiyn, dans la bande de Gaza, le 10 août, qui a fait une centaine de morts. Le diplomate a interpellé « ceux qui ont encore l’audace de demander à Israël d’enquêter sur ses propres crimes, comme si les actions de ses soldats ne reflétaient pas les politiques actuelles de ses chefs politiques et militaires ». Il s’en est pris ensuite à « ceux qui osent essayer de dissuader les cours internationales d’assurer la responsabilisation au lieu de dissuader les auteurs d’atrocités ». « Réveillez-vous ! », a-t-il exhorté.

Le procureur a également requis trois mandats d’arrêt pour crimes contre l’humanité commis, le 7 octobre 2023, par le Hamas, ayant provoqué la mort de plus de mille Israéliens et la capture d’otages. Mais le chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, a été tué le 31 juillet, à Téhéran, ainsi que le chef de la branche armée du mouvement, Mohammed Deif, lors d’opérations attribuées à Israël. Le troisième homme architecte du 7 octobre 2023 visé par le procureur, Yahya Sinouar, a succédé à M. Haniyeh.

Karim Khan a jusqu’au 26 août pour répondre aux mémoires déposés par les différents intervenants. Les juges, eux, n’ont aucun délai pour délivrer – ou rejeter – les mandats d’arrêt. Parmi les chefs d’Etat poursuivis dans le passé par la CPI, il leur avait fallu moins d’un mois pour confirmer le mandat demandé après vingt- deux jours d’enquête contre l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, six semaines pour statuer sur le sort du Libyen Mouammar Kadhafi et huit mois pour confirmer le mandat contre le soudanais Omar Al-Bachir. Pour Vladimir Poutine, les juges ont confirmé en trois semaines le mandat d’arrêt requis par le procureur, après un an d’enquête.

  • Photo : Dominic Raab (à gauche), alors vice-premier ministre et ministre de la justice britannique, et le procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan (au centre), à la fin de la conférence internationale des ministres de la justice, à Londres, le 20 mars 2023. ALASTAIR GRANT / AP