Un adolescent palestino-américain a soi-disant jeté des pierres qui n’ont atteint personne. Les troupes israéliennes l’ont abattu de 11 balles

Des soldats des FDI en embuscade ont ouvert le feu sur un trio de jeunes Palestino-Américains de 14 ans qui ont peut-être jeté des pierres, mais inoffensivement. Deux se sont échappés, blessés ; le troisième a été tué après avoir été criblé de balles.

Un salon spacieux, élégant, brillamment éclairé. Accrochée au mur de couleur beige, il y a une carte dorée de la Palestine, avec, au-dessus, une image de la Mosquée Al-Aqsa de Jérusalem et, au centre, une photo d’un garçon mort. Elle est flanquée de chaque côté de deux grands drapeaux – de Palestine et des États-Unis. La dernière photo jamais prise du jeune Amer, adossé à une Mercedes blanche, est celle sur la carte ; une autre photo, prise par un ami, est posée en-dessous sur une petite table coincée entre deux fauteuils de velours brun clair. Il y a quelque chose de formel dans l’atmosphère qui règne ici.

Il y a un autre coin mémoriel présenté sur une table à l’autre bout de la pièce, présentant les restes d’une vie – un certificat scolaire d’excellence, des photos et des textes dédiés à Amer Rabee, qui n’a jamais atteint son quinzième anniversaire parce qu’il a été abattu par des soldats des Forces de Défense d’Israël.

Qu’Amer ait été en train de jeter des pierres sur la route ou non, la rage pure et simple des soldats, leur désir de vengeance à la gâchette facile n’a apparemment connu aucune limite en cette journée de début avril. Dans un enregistrement de la scène, on peut entendre 36 tirs de balles – qui sont décomptés par une appli spéciale installée sur le téléphone du père endeuillé – et puis il y a 11 autres tirs. Les armes des soldats ont été braquées sur trois élèves de troisième, qui tous avaient la citoyenneté américaine, qui jouaient dehors et peut-être jetaient aussi des pierres qui ne mettaient âme qui vive en danger.

Les soldats auraient pu arrêter les jeunes, ou auraient pu les blesser, mais il n’y avait aucune raison de tuer quiconque. Tout indique qu’Amer a été exécuté de sang-froid. Comment peut-on décrire autrement l’introduction de 11 balles dans le corps d’un adolescent de 14 ans ?

Turmus Ayya, où vit la famille du garçon, est l’un des villages les plus riches et paisibles des territoires. Quelque 85 pour cent des locaux sont des citoyens états-uniens ; la plupart de leurs maisons luxurieuses sont vides, utilisées seulement quand la famille d’Amérique vient en visite. Cette semaine aussi, quand nous sommes venus, le calme régnait dans les rues.

Amer Rabee.

Mohammed Rabee, 48 ans, père de cinq enfants, dont le fils décédé, et grand-père de six petits-enfants, est né ici d’un père palestinien et d’une mère d’origine brésilienne, qui ont décidé de revenir du Brésil dans le village ancestral de la famille en 2001. Mohammed et sa femme Majed, qui a maintenant 43 ans, ont déménagé à New York. Il possédait des magasins de vêtements dans le Queens et ensuite dans le Bronx ; et en 2006, il a rejoint l’entreprise de construction de son frère qui fonctionnait à New York et dans le New Jersey. Amer, son plus jeune fils, est né à Hackensack.

Trois ans plus tard, la famille est retournée à Turmus Ayya parce que Mohammed voulait qu’Amer développe une identité palestinienne et s’imprègne de la culture palestinienne. Le garçon a grandi dans une ville de Cisjordanie, mais a continué de parler couramment l’anglais. Les quatre aînés d’Amer étaient restés aux États Unis ; deux de ses frères travaillent encore dans l’entreprise familiale de construction.

Une fois par an en moyenne, la famille rend visite à ses parents en Amérique. Amer était dans le New Jersey en janvier et voulait y rester pour travailler avec ses frères, mais Mohammed a dit qu’il devait terminer ses études scolaires avant de repartir en Amérique.

En attendant, Mohammed a aidé son fils à monter une société en ligne pour vendre, via Amazon, des machines qu’on pourrait utiliser chez soi pour fabriquer de la barbe à papa, appelée en arabe « cheveux de femmes ». Une commande de 500 unités était déjà arrivée de Chine et le lancement devait bientôt se faire. Le matin du jour de sa mort, Amer a réveillé sa mère et lui a demandé une photographie de son passeport – la demande faite à Amazon était au nom de sa mère parce qu’il était mineur.

La chambre d’Amer raconte cette histoire : un large écran de télévision, un ordinateur portable et une console de jeux. Une vidéo familiale le montre utilisant les trois – et souriant à la caméra. Il voulait être entrepreneur et, plus tard, étudier la médecine.

Mohammed Rabee devant un coin commémoratif dédié à son fils défunt Amer. Dans l’enregistrement de la fusillade, on peut entendre 36 tirs, suivis d’une pause, puis de 11 autres tirs. Crédit : Alex Levac

Le dimanche 6 avril, c’était le jour où travail et école avaient repris après les vacances de l’Aïd al-Fitr qui célèbre la fin du Ramadan. Contrairement à son habitude, Amer s’est réveillé tout seul au lieu que sa mère ait à le faire lever. Son père était sur le site de la nouvelle maison qu’il construisait dans le village. Il est revenu dans l’après-midi et est allé dormir.

Amer est revenu de l’école, a mangé son déjeuner, est allé voir son tuteur pour qu’il l’aide à étudier en vue d’un examen, puis est allé avec deux amis dans la « zone interdite » : les vergers d’oliviers et d’amandiers à la périphérie de Turmus Ayya. Depuis le début de la guerre de Gaza, et même avant, les résidents locaux ont eu l’interdiction d’accéder à certains de leurs arbres, ceux qui sont proches de l’Autoroute 60 – la voie principale qui traverse la Cisjordanie – à cause d’incidents qui y ont eu lieu avec des jets de pierres.

Mohammed dit qu’Amer et ses amis supposaient que leur citoyenneté américaine les protégeait. « L’armée sait que toute attaque sur des résidents de Turmus Ayya est une attaque sur des Américains », nous dit-il.

A 18 H.30, Mohammed a été réveillé par un appel téléphonique. Un ami lui disait qu’il y avait des problèmes dans le voisinage et qu’Amer pouvait y être impliqué. Mohammed possède deux applis de sécurité familiale lui permettant de savoir tout le temps où se trouve son fils. Chaque fois que les colons de la Vallée voisine de Shiloh se sont déchaînés dans le village (la ferme des Rabee a été incendiée en juin dernier et, bien que l’incident ait été filmé par les caméras de sécurité, personne n’a été arrêté) – et chaque fois que l’armée a lancé ses raids, Mohammed a gardé un œil attentif sur Amer. Mais lors de ce sombre dimanche, il faisait sa sieste de l’après-midi.

Après l’appel téléphonique, il a activé son appli de suivi Life360 et est sorti dans la rue, mais son fils ne se trouvait pas là où l’appli disait qu’il était. Il a appelé Amer, mais sans réponse, et est finalement parti pour l’Hôpital Istishari de Ramallah, où il avait entendu que deux personnes blessées par l’armée avaient été évacuées. Les deux s’avérèrent être les amis d’Amer. Ils lui dirent qu’Amer avait été blessé, mais que eux étaient partis parce que les soldats continuaient de tirer sur eux. Amer était resté en arrière ; ils n’avaient aucune idée de ce qui s’était passé.

Turmus Ayya. « L’armée sait que toute attaque sur des résidents de Turmus Ayya est une attaque sur des Américains », dit Mohammed. Crédit : Alex Levac

Mohammed a appelé le Consulat des États Unis à Jérusalem pour annoncer que son fils avait disparu. Il pensait naïvement que le rôle du consulat était de veiller à la sécurité de ses citoyens, mais le fonctionnaire ne s’est enquis que de détails généraux. Ce n’est qu’aux environs de 22 H. – qui s’avéra être trois heures et demie après qu’Amer ait été abattu par balles – que le Bureau de Coordination et de Liaison du District Palestinien informa Mohammed qu’on avait reçu un message des autorités israéliennes confirmant que son fils avait été tué. On a dit à Mohammed d’aller à la base des FDI de Hawara, près de Naplouse, pour prendre le corps en charge. Mohammed pense, de façon très justifiée, que, si son fils n’avait pas été américain, son corps n’aurait pas été rendu.

Mohammed a exigé de voir le corps, qui était nu et enveloppé dans du plastique. Il a compté les 11 blessures par balles, dont sept dans la partie supérieure du corps : deux dans la poitrine, deux dans les épaules, deux dans le cou. En plus, une balle à expansion dumdum avait fait exploser le crâne.

Dans l’enregistrement des tirs, transmis via une appli, on peut entendre 36 coups, suivis d’une pause, puis 11 autres tirs. La fusillade provenait de soldats en embuscade ; ils étaient du côté opposé de la Nationale 60 par rapport aux jeunes. Mohammed pense que les soldats ont ensuite traversé et ont tiré à bout portant sur son fils pour confirmer le meurtre.

L’Unité des Porte-paroles des FDI a choisi d’ignorer cette semaine ces allégations et n’ont envoyé à Haaretz que le communiqué original émis le jour du meurtre : « Au cours d’opérations des combattants de l’Unité 636 dans la région de Turmus Ayya, dans [le secteur de la] Brigade de Samarie, la force a identifié trois terroristes qui lançaient de grosses pierres sur une autoroute où circulent des véhicules civils. Les combattants ont tiré sur les terroristes qui constituaient un danger pour des civils, ont éliminé l’un d’entre eux et ont touché les deux autres terroristes. »

Le communiqué était assorti d’une vidéo floue qui montrait des silhouettes dans l’obscurité en train de jeter quelque chose, mais qui ne ressemblait pas à de grosses pierres. Mais quand même, dit Mohammed, il aurait suffi aux soldats de crier un avertissement aux trois amis, ou de les arrêter. Mais 36 balles ? Et 11 dans le corps de son fils ?

Mohammed Rabee regarde, cette semaine à Turmus Ayya, une affiche commémorative en l’honneur de son fils. « En un instant, les soldats ont fait naître ici une haine plus grande que 10 ans d’incitation du Hamas. » Crédit : Alex Levac

Phil Murphy, Gouverneur du New Jersey, a appelé Mohammed pour lui exprimer ses condoléances, et les Sénateurs Andy Kim et Cory Booker ont écrit une lettre commune au Président Donald Trump, relatant l’histoire de l’assassinat d’un fils du New Jersey, Amer Rabee, et les blessures de ses deux amis, dont l’un d’entre eux est également natif du New Jersey, réclamant l’intervention de l’administration.

« Nous demandons un récit complet et transparent des faits et des circonstances concernant la mort d’Amer Rabee et sur les actions des forces de sécurité israéliennes », ont-il écrit, ajoutant, « nous exhortons votre administration à mener une enquête indépendante et transparente sur la mort d’Amer Rabee, ainsi que sur les blessures subies par Ayub Igbara et Abed Shehada…Nous exhortons votre administration a porter cette affaire au plus haut niveau lors de réunions avec vos homologues du gouvernement israélien et de l’Autorité Palestinienne ainsi que de la presse pour obtenir une totale coopération dans une enquête menée par les États-Unis. »

« Voilà comment on fait naître la haine chez nos enfants », dit Mohammed. « Qui vous combat maintenant à Gaza ? Ceux dont vous avez tué les familles en 2014. En un instant, les soldats ont suscité ici une haine plus grande que 10 ans d’incitation du Hamas. »

Nous sommes alors partis voir le site de l’incident avec Mohammad Romaneh, enquêteur de terrain pour l’organisation de défense des droits de l’Homme B’Tselem, mais n’avons pas pu y accéder : on ne doit pas s’approcher des vergers au bord de la route, parce que l’armée a une base sur la colline opposée et ouvre le feu sur quiconque ose s’en approcher.

Mais à distance, nous avons vu l’endroit où Amer Rabee a été abattu par balles. Un étrange silence planait sur le site, interrompu seulement par le faible vrombissement des voitures roulant à toute allure sur l’autoroute.

  • Photo : « Le salon de la famille Rabee cette semaine à Turmus Ayya. La famille est revenue des États-Unis pour que leur fils puisse s’imprégner de l’identité palestinienne. Crédit : Alex Levac