L’expérience de Gaza se poursuit, et elle entraîne le monde plus loin qu’aucun de nous ne l’aurait cru possible. Dans notre article, La nouvelle politique d’exclusion : Gaza comme prologue, publié il y a plus de deux ans, nous affirmions qu’Israël avait transformé Gaza en laboratoire humain où des conditions entièrement nouvelles étaient créées artificiellement.
Maintenant, nous savons. La finalité de l’expérience de Gaza est d’assurer, non plus la séparation ou la répudiation, mais l’élimination par le massacre génocidaire ou, par une forme d’euphémisme, une émigration “forcée” ou “volontaire” vers d’autres pays qui, dans l’ensemble, ne désirent pas accepter ceux qui sont chassés.
Ivar Ekeland et Sara Roy
L’expérience de Gaza se poursuit, et elle entraîne le monde plus loin qu’aucun de nous ne l’aurait cru possible. Dans notre article, La nouvelle politique d’exclusion : Gaza comme prologue, publié il y a plus de deux ans, nous affirmions qu’Israël avait transformé Gaza en laboratoire humain où des conditions entièrement nouvelles étaient créées artificiellement. Une société comptant plus de deux millions de personnes s’est trouvée coupée du monde, réduite au moyen de clôtures et de murs à un petit morceau de terre et maintenue sous une surveillance constante, dénuée de tout droit excepté le droit à ce que le philosophe italien Giorgio Agamben appelle une “vie nue”, c’est-à-dire une vie réduite à la dimension purement biologique de l’alimentation et de la reproduction. Ces femmes et ces hommes étaient même privés des moyens d’exercer ce droit, puisqu’ils dépendaient presque entièrement du monde extérieur pour la nourriture, l’eau, les médicaments et les carburants, comme des animaux en cage. Nous affirmions que cette expérience était un présage de réalités à venir, que les pays occidentaux créaient des mini-Gaza partout dans le monde pour y parquer des indésirables, surtout des migrants non-blancs (les Ukrainiens sont les bienvenus en Europe, les Africains ne le sont pas), et nous nous demandions où ce terrible état de choses nous conduirait.
Maintenant, nous savons. La finalité de l’expérience de Gaza est d’assurer, non plus la séparation ou la répudiation, mais l’élimination par le massacre génocidaire ou, par une forme d’euphémisme, une émigration “forcée” ou “volontaire” vers d’autres pays qui, dans l’ensemble, ne désirent pas accepter ceux qui sont chassés. Lors d’un rassemblement tenu à Jérusalem le 28 janvier 2024 sous l’intitulé “Conférence pour la victoire d’Israël – les colonies apportent la sécurité : retourner dans la bande de Gaza et le nord de la Samarie”, les quelques milliers de participants, dont plusieurs ministres et membres de la Knesset, ont prôné la recolonisation de la Bande de Gaza et le transfert des Palestiniens qui vivent là. Shlomo Karhi, ministre israélien des Communications, a expliqué ce qu’il entendait par “émigration volontaire” en temps de guerre : “‘volontaire’, c’est parfois un état que vous imposez [à quelqu’un] jusqu’à ce que cette personne accorde son consentement.”1
Comme le montre cette conférence, l’objectif d’“exterminer les brutes” et le racisme qui le sous-tend ne sont plus dissimulés, mais ouvertement justifiés et valorisés. C’est ce qu’Israël proclame depuis longtemps, de façon répétitive et constante, du sommet à la base, du Premier ministre et d’autres membres du gouvernement, traitant les Palestiniens d’“animaux” et de “bêtes sauvages”, jusqu’aux soldats sur le terrain à Gaza, qui chantent et dansent dans les ruines sur l’air de “il n’y a pas de Palestiniens innocents”, selon les éléments convaincants recueillis dans le mémoire que l’Afrique du Sud a remis à la Cour internationale de justice. Pour Israël, de surcroît, non seulement les Palestiniens sont coupables, mais ils sont aussi criminels. Le président Herzog, chef de l’État d’Israël, l’expose en ces termes : “C’est une nation entière, là-bas, qui est responsable. Cette rhétorique sur les civils qui ne seraient pas conscients, pas impliqués, ça n’est absolument pas vrai. Ils auraient pu se soulever, ils auraient pu combattre ce régime maléfique.”2 Donc, non seulement les Palestiniens sont responsables de leurs propres morts justifiables, mais ils sont coupables de ne pas s’être battus contre le Hamas pour protéger les Israéliens. Ils existent soit pour protéger Israël soit pour le détruire.3
Cela se rattache à une autre dynamique critique du monde post-7-octobre : la criminalisation de la notion de contexte et l’abandon de l’histoire. L’histoire n’a pas commencé le 7 octobre, comme l’a prétendu Israël lorsqu’il a affirmé que l’attaque était non provoquée. Pourtant, toute tentative d’historiciser et de contextualiser la répression des Palestiniens par Israël, qui a eu des conséquences désastreuses sur la vie des Palestiniens au fil de plus de sept décennies, est considérée comme une façon de justifier le meurtre horrible d’hommes, de femmes et d’enfants israéliens, et donc comme moralement répréhensible et illicite. En fait, les ravages infligés par l’occupation aux niveaux individuel et sociétal ont été ignorés pendant les 56 dernières années, et même vus comme nécessaires et justifiables par Israël et l’Occident. Dans notre article d’origine, le but d’Israël—jusqu’au 7 octobre—n’était pas “la mort de ‘l’autre indigène’—comme c’est le cas maintenant—mais son annulation, et celle des contre-mémoires et contre-demandes que l’altérité comporte naturellement. De cette façon, Israël … a redéfini la distinction coloniale entre le soi et l’autre, l’espace que les Israéliens et les Palestiniens habitent. Dans cet espace redéfini, il ne pouvait y avoir ni approche ni proximité, sans parler de contact … de réciprocité ou de rédemption… Les Palestiniens étaient effacés du paysage affectif et politique d’Israël, ce qui excluait toute contestation, toute complexité, et restituait aux Israéliens juifs une clarté connaissable, dépourvue d’ambigüité, facilement interprétable.”4 C’est cette clarté que le 7 octobre a détruite.
En conséquence, expose la philosophe Judith Butler, les Palestiniens sont “privés de vie avant d’être tués, transformés en matière inerte ou en instrumentalités destructives… Tuer une telle personne ou, à vrai dire, une telle population, fait ainsi appel à un racisme qui différencie à l’avance celui qui comptera pour une vie et celui qui ne comptera pas… Dans de telles conditions, il devient possible de penser que mettre fin à la vie au nom de la défense de la vie est possible, et même vertueux.”5 C’est exactement l’argument qu’Israël utilise maintenant pour justifier son saccage de Gaza et la destruction de son peuple.
Dès lors, seule la vie israélienne est valide et importante, innocente et civile. Les Palestiniens existent comme “gardiens de la vie israélienne ou comme sujets colonisés… Que les Palestiniens méritent tout simplement de vivre, ou alors de mourir, dépend ainsi de leur acceptation active ou de leur refus de rester colonisés.”6 Toute possibilité de vivre une expérience partagée a été éliminée. Une question demeure : pourquoi la destruction de la vie palestinienne a-t-elle eu lieu dans “un tel calme, un tel manque d’intérêt, une absence de remords, reflétant, selon les termes de l’historien Gabriel Kolko, l’‘absence d’un sentiment plus grand d’horreur’” ?7 Ainsi répudiés, les Palestiniens, pendant longtemps, ne sont pas parvenus jusqu’à nos perceptions, sans parler de notre conscience— du moins jusqu’à maintenant, uniquement quand des vies israéliennes ont été détruites.
Autre point en rapport avec l’interdiction du contexte : l’incapacité de relier la nature quotidienne de l’oppression avec les actions palestiniennes, entre autres l’escalade militaire —une incapacité de tenir compte de ce que vivent les Palestiniens et de la détresse qui définit si profondément leur vie.8 En raison de cette incapacité, les Palestiniens sont vus comme des objets séparés et lointains, impénétrables, inassimilables à un autre que nous. Contraints d’exclure toute revendication fondée sur la justice, les Palestiniens continuent à rester absents aux yeux israéliens. “La véritable menace ne réside donc pas tant dans les actes de violence palestinienne contre Israël que dans le fait de comprendre que ces actes sont une réponse à l’injustice et à la déshumanisation… d’accéder à une intimité avec les Palestiniens, de voir le monde par leurs yeux … de rejeter toute démarche qui les verrait comme indéterminés et irréels, ou les enfermerait dans l’abstraction.”9 Ou, pour reprendre les termes du professeur Ghassan Hage, “[dans] la société de guerre/siège, l’explication sociale peut perturber la façon dont le soi et la société sont invités à se définir et à se stabiliser contre un autre qui doit rester différent et inconnaissable. L’explication sociale peut menacer de désintégration le soi entré en guerre, et c’est la raison pour laquelle elle suscite parfois des réactions passionnelles. L’explication sociale n’est pas simplement rejetée. La menace d’un autre humanisé qu’elle porte en elle entraîne une peur affective.”10 Dès lors, il faut comprendre que le mal réside dans les circonstances et non dans les personnes—c’est que d’autres penseurs ont appelé “péché structurel”11.
Pour ce qui est d’Israël et de l’Occident, le siège, y compris dans sa forme génocidaire actuelle, a été accepté, n’a pas été remis en question, ce qui revenait à dire aux Palestiniens de Gaza : c’est ainsi que vous devez vivre, et telle est la violence que vous êtes censés subir même si cela implique la suppression totale de votre mode de vie.
Par conséquent, les problèmes sociaux et politiques, qui naissent de la pauvreté, de la désorganisation et de la destruction, et les efforts des Palestiniens pour y répondre, ont été constamment traités comme une menace, et même comme une forme de terrorisme. Les privations ne sont pas examinées, n’ont rien de familier, ne sont rattachées ni à l’action ni à la compréhension, là où la justice est extraite du contexte et non pertinente. Par conséquent, le combat d’Israël contre Gaza, qui est aussi un combat contre la Palestine, doit s’inscrire dans la durée et continuer quel que soit le coût, comme nous le voyons à Gaza aujourd’hui.
Le degré d’inhumanité qui se manifeste est sans précédent depuis la Shoah et les guerres coloniales. L’expérience de Gaza a atteint le point où les Palestiniens sont enlevés à la société humaine, mais aussi à l’histoire, privés du seul droit qui leur restait, le droit à une vie, aussi “nue” soit-elle. Comment devons-nous donc penser à Gaza ? Comme à un lieu de non-vie ? Où cela nous amène-t-il, tous tant que nous sommes ? “Une fois de plus,” écrit l’historien Jean-Pierre Filiu, “ce qui se joue à Gaza va bien au-delà de cette enclave ravagée.”12
Les déclarations des responsables gouvernementaux israéliens— et les massacres auxquels elles conduisent— sont encore plus terrifiantes au vu de l’indifférence complète avec laquelle elles sont accueillies par les gouvernements et les médias occidentaux, une indifférence et un désintérêt qui ont une longue histoire dans ce conflit. En 2019, Michael Lynk, qui était alors Rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les Territoires palestiniens occupés depuis 1967, a saisi l’essence du dédain occidental :
[L’]occupation par Israël du territoire palestinien – Gaza et la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est – [est] une amère illustration de l’absence de responsabilité internationale face aux violations systémiques des droits des Palestiniens au regard du droit des droits de l’homme et du droit humanitaire… Pays relativement exigu du point de vue géographique et démographique, et particulièrement tributaire de la communauté internationale pour le commerce, les investissements et la coopération diplomatique, Israël n’aurait pu maintenir jusqu’ici une occupation à ce point répressive, en violation flagrante du droit international, sans le soutien actif, ou la négligence malveillante, de nombreux pays du monde industrialisé. Si la communauté internationale a publié de nombreuses résolutions et déclarations critiques à l’égard de l’occupation sans fin d’Israël et de ses projets constants d’annexion, ces critiques ont rarement eu des conséquences significatives… On est donc en droit de se demander s’il nous faut tout simplement accepter que, dans le cas de l’occupation de la Palestine par Israël, le droit international soit davantage du côté du pouvoir que de celui de la justice.13 (c’est nous qui soulignons)
La question posée par M. Lynk révèle de la part de la communauté internationale une position qui légitime l’occupation israélienne tant qu’il n’existe aucun accord collectif visant à y mettre fin. La mesure conservatoire prise récemment par la Cour internationale de justice (CIJ) sur la requête de la République sud-africaine contre Israël concernant son offensive effrayante contre Gaza répudie foncièrement l’acceptation occidentale de la violence israélienne contre les Palestiniens. La Cour a trouvé des éléments de preuve plausibles selon lesquels Israël a l’intention de commettre un génocide et des éléments de preuve plausibles selon lesquels Israël est en train de commettre un génocide, et a ordonné à Israël de cesser de commettre les actes qui apparaissent comme génocidaires et de conserver les éléments de preuve relatifs à de tels actes, en vue de la procédure ultérieure.14 À notre connaissance, il s’agit d’une des très rares décisions judiciaires demandant à Israël de répondre de ses crimes, en contestant l’impunité avec laquelle il a constamment violé les droits des Palestiniens.15 Sans surprise, les alliés occidentaux d’Israël, notamment les États-Unis, ont condamné la décision de la Cour. Même avant que l’arrêt soit rendu, les États-Unis ont estimé que l’incrimination était “sans fondement, contre-productive et dénuée de toute base factuelle.”16
Un autre exemple frappant de dédain occidental concerne l’UNRWA. Le jour où l’arrêt de la CIJ a été rendu, Israël a fourni à l’UNRWA des informations sur l’implication prétendue de 12 de ses employés (sur un personnel d’environ 13 000 personnes rien qu’à Gaza17) dans la révoltante attaque du 7 octobre contre Israël. En réponse, l’UNRWA a mis fin immédiatement aux contrats de ces individus et a lancé une enquête afin de déterminer la vérité. Pourtant, en l’absence de toute enquête et en violation évidente des principes d’une procédure régulière, plusieurs pays occidentaux, notamment les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Suisse, la Nouvelle-Zélande, la Finlande, l’Australie et le Canada18, ont suspendu leurs versements à l’UNRWA (soit environ 700 millions de dollars) dans une période de besoins urgents, où toute la population de Gaza court un risque imminent de famine.
En fait, selon l’évaluation de l’Integrated Food Security Classifications (IPC, Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire), l’ensemble de la population de Gaza, soit plus de deux millions de personnes, est “exposé à une insécurité alimentaire aigüe [ces personnes font face à des pénuries alimentaires aigües], tandis qu’un quart de cette population est exposée à un niveau catastrophique de faim et d’inanition, [ce qui] est sans précédent. Aucune analyse de l’IPC n’a jamais enregistré de tels niveaux d’insécurité alimentaire où que ce soit dans le monde.”19 Sur le total de la population mondiale qui fait face à la famine, 80 pour cent se trouve aujourd’hui à Gaza.20
Sur fond d’une telle réalité de besoins aigus, créés en grande part par le soutien occidental à l’attaque d’Israël contre Gaza, le refus de financer l’UNRWA est aussi révoltant que désastreux. Selon Philippe Lazzarini, Commissaire général de l’UNRWA, “[il] est choquant de voir une suspension des fonds destinés à l’Agence en réponse à des allégations contre un petit groupe d’employés, surtout étant donné l’action immédiate de l’UNRWA qui a mis fin à leurs contrats et a demandé une enquête transparente et indépendante. Ces décisions menacent la poursuite de notre travail humanitaire dans toute la région, notamment et surtout dans la Bande de Gaza.”21
La décision de suspendre temporairement les versements de la part de gouvernements occidentaux révèle leur mépris pour la souffrance palestinienne et pour la CIJ, étant donné son ordonnance demandant que soit fournie une aide humanitaire dont le besoin est urgent et pour laquelle l’UNRWA tient le rôle dominant. Le non-versement de fonds ferait-il de l’Occident un complice d’actes plausibles de génocide ? De surcroît, la réticence des gouvernements arabes, particulièrement l’Arabie saoudite et les EAU, à accroître leur financement de l’UNRWA—parce que celle-ci est accusée d’avoir des liens avec le Hamas—est également choquante, étant donné l’instabilité régionale que l’effondrement de l’UNRWA précipiterait.
Des déclarations ultérieures de responsables israéliens rendent évident le but réel de l’attaque contre l’UNRWA, celle-ci étant depuis longtemps la cible des assauts israéliens : forcer l’agence à fermer boutique, l’éliminer et faire en sorte qu’elle n’ait aucun rôle dans la Gaza d’après-guerre. Ce faisant, Israël (et l’Occident) a pour but de mettre à mal le statut de réfugié palestinien et les droits des réfugiés– en particulier le droit au retour– et de retirer des discussions futures la question des réfugiés et toute demande afférente telle que l’indemnisation. Et, comme le souligne de manière critique l’analyste Jonathan Cook, “l'[UNRWA] a un caractère unique, car c’est la seule agence qui unifie les Palestiniens partout où ils vivent, même lorsqu’ils sont séparés par des frontières nationales et par la fragmentation pratiquée par Israël sur le territoire qu’il contrôle. L’UNRWA réunit les Palestiniens même lorsque leurs propres leaders politiques ont été manipulés par la politique israélienne de ‘diviser pour régner’ au point de sombrer dans des dissensions sans fin…”22 L’UNRWA joue depuis longtemps le rôle d’une défense contre les efforts persistants d’Israël pour anéantir les droits des réfugiés palestiniens. La façon dont les responsables gouvernementaux israéliens exigent avec une force croissante d’expulser les Palestiniens de Gaza reflète le désir d’Israël de les voir s’intégrer dans d’autres pays, suspendant pour toujours la question du droit au retour, entre autres demandes.
Selon Israel Katz, ministre israélien des Affaires étrangères, “Nous avons lancé cette mise en garde depuis des années : l’UNRWA perpétue la question des réfugiés [cela veut-il dire qu’elle aide les réfugiés à se reproduire ?], fait obstacle à la paix, et sert de bras civil au Hamas à Gaza.”23 (c’est nous qui soulignons). Pourtant, ce n’est pas l’UNRWA qui perpétue le conflit comme Katz voudrait nous le faire croire ; c’est le conflit qui perpétue l’UNRWA.24 Quelle serait donc l’alternative à l’UNRWA ? Israël ou les États arabes veulent-ils assumer la responsabilité de plus de deux millions de réfugiés à Gaza et en Cisjordanie et de quelques millions de plus au-delà, en leur fournissant de la nourriture, une éducation, des soins de santé, un logement et des emplois ?
Malgré le mépris de l’Occident, Gaza a puissamment perturbé le regard colonial. Gaza apporte la preuve d’un futur qui est déjà là, dénué d’humanité, de règles de droit, et de droits humains. Nous nous trouvons à un croisement où, comme l’affirme Antonio Gramsci dans ses Cahiers de prison, “[l]a crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés.”25 À Gaza, cette morbidité se manifeste ainsi : énorme insécurité, famine, maladie, désintégration économique, destruction physique, déplacement et effondrement écologique.
Si Israël, avec le soutien de l’Occident, atteint ses buts à Gaza, cela constituera la fin de toute solidarité entre les habitants de cette planète, en imposant un affrontement entre un ordre international fondé sur des règles dans lequel l’Occident prédomine et donne la priorité à ses propres intérêts, et le droit international “qui a régi le comportement des États pendant plus de 500 ans.”26 Il sera clair pour tout le monde que les sociétés occidentales, c’est-à-dire les États-Unis et leurs alliés, estiment avoir une place à part et se considèrent comme exceptionnelles, si bien que les règles qu’elles appliquent aux autres ne s’appliquent pas à elles-mêmes, et que le plaidoyer pour la démocratie et l’état de droit n’est plus qu’un moyen de préserver leur hégémonie historique, à n’importe quel prix. Les institutions mondiales, comme l’ONU, créées après la seconde guerre mondiale pour que la diplomatie prime sur la force, la paix sur la guerre, sombreront dans le discrédit et l’inutilité.
Le Sud global et de vastes secteurs de l’opinion publique dans le monde occidental voient le danger et s’organisent pour faire pression sur Israël, les États-Unis et l’Europe pour qu’ils reconnaissent que l’expérience de Gaza est un échec, qu’elle est immorale et inacceptable. Cela rappelle quelques mots de l’écrivain américain James Baldwin sur le fait d’être un Noir en Amérique, une réflexion qui a une forte résonance pour les Israéliens et les Palestiniens : “Chaque personne blanche dans ce pays … sait une chose : elle peut ne pas savoir … ce que je veux mais elle sait qu’elle ne voudrait pas être noire ici. S’ils savent cela, ils savent tout ce qu’ils ont besoin de savoir.
Nous sommes tous, en tout cas, ici.”27
1 Nir Hasson, “Netanyahu Ministers Join Thousands of Israelis in ‘Resettle Gaza’ Conference Calling for Palestinians’ Transfer,” Haaretz, 28 janvier 2024, en ligne : https://www.haaretz.com/israel-news/2024-01-28/ty-article/ministers-from-netanyahus-party-join-thousands-of-israelis-at-resettle-gaza-conference/0000018d-512f-dfdc-a5ad-db7f35e10000.
2 Chris McGreal, “The Language Being Used to Describe Palestinians is Genocidal,” The Guardian, 16 octobre 2023, en ligne : https://www.theguardian.com/commentisfree/2023/oct/16/the-language-being-used-to-describe-palestinians-is-genocidal.
3 Ruba Salih, “Can the Palestinian speak?” Allegra Lab, décembre 2023, https://allegralaboratory.net/can-the-palestinian-speak.
4 Sara Roy, “I wish they would disappear,” Postcolonial Studies, volume 21, n° 4 (décembre 2018), Postcolonial Studies, p. 531.
5 Judith Butler, Frames of War: When is Life Grievable (Londres, Verso, 2009), pp. xxix-xxx.
6 Salih (décembre 2023).
7 Roy (décembre 2018), p. 534.
8 Certains de ces points apparaissent dans Sara Roy, “Gaza: Can you hear us?” Cambridge Journal of Law, Politics and Art, à paraître.
9 Roy, Postcolonial Studies, p. 532. Sur cet aspect voir aussi
10 Ghassan Hage, “‘Comes a Time We Are All Enthusiasm’: Understanding Palestinian Suicide Bombers in Times of Exighophobia,” Public Culture, volume 15, n° 1(2003), p. 87.
11 Hage, Public Culture, p. 89.
12 Jean-Pierre Filiu, “American Christian Zionists Crusade Against Palestinian ‘evil’” Le Monde, 30 janvier 2024, en ligne : https://www.lemonde.fr/en/international/article/2024/01/29/american-christian-zionists-crusade-against-palestinian-evil_6476239_4.html.
En français :
13 Michael Lynk, Report of the Special Rapporteur on the Situation of Human Rights in the Territories Occupied by Israel since 1967 (A/74/507), United Nations General Assembly, October 21, 2019, pp. 10 and 21, https://www.ohchr.org/en/documents/country-reports/2019-situation-human-rights-palestinian-territories-occupied-1967.
En français (texte officiel, original anglais) :
Michael Lynk, Rapport du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967(A/74/507), Assemblée générale des Nations unies, 21 octobre 2019, pp. 11 et 23, https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n19/328/23/pdf/n1932823.pdf?token=SCtvPUhFYhFFCSWPgS&fe=true
14 John J. Mearsheimer, Israel’s Day of Reckoning, 27 janvier 2024, en ligne : mearsheimer@substack.com.
15 Les autres sont l’avis consultatif de 2004 de la CIJ sur l’illégalité du mur de séparation (et des colonies israéliennes), et le rapport Goldstone de 2009 qui accusait Israël de divers crimes de guerre et mentionnait le caractère criminel du blocus. Voir les commentaires de Norman Finkelstein dans : https://www.youtube.com/watch?v=Kj7mqGVg554&list=RDCMUCUsMkDtVyel9USjCTaM42rw&start_radio=1.
16 Foundation for Defense of Democracies, U.S. Rejects “Meritless” South Africa ICJ Case Against Israel, 5 janvier 2024, en ligne : https://www.fdd.org/analysis/2024/01/05/u-s-rejects-meritless-south-africa-icj-case-against-israel.
17 Concernant ces employés, 3 000 d’entre eux se sont présentés à leur poste de travail pendant la guerre. Plus de 130 employés de l’UNRWA ont été tués dans le cours de la guerre. L’agence emploie un total de 30 000 personnes à l’échelle de la région.
18 Le Japon et l’Union européenne ont aussi bloqué leurs financements mais ni la Norvège ni l’Irlande ne l’ont fait, établissant une indispensable distinction entre une activité criminelle possible d’individus membres du personnel et l’UNRWA elle-même.
19 Gaza: Joint Statement by Hight Representative Josep Borrell and Commissioner for Crisis Management Janez Lenarcic on the risk of famine – European Commission, 22 décembre 2023, en ligne :
https://civil-protection-humanitarian-aid.ec.europa.eu/news-stories/news/gaza-joint-statement-high-representative-josep-borrell-and-commissioner-crisis-management-janez-2023-12-22_en
20 Sharon Zhang, “80 Percent of Global Famine Is Currently in Gaza, UN Expert Warns,” Truthout, 3 janvier 2024, en ligne : https://truthout.org/articles/80-percent-of-global-famine-is-currently-in-gaza-un-expert-warns ; et Isaac Chotner, “Gaza is Starving,” The New Yorker, 3 janvier 2024, en ligne : https://www.newyorker.com/news/q-and-a/gaza-is-starving. Voir aussi Human Rights Watch, Israel: Starvation Used as a Weapon of War in Gaza, 18 décembre 2023, en ligne : https://www.hrw.org/news/2023/12/18/israel-starvation-used-weapon-war-gaza ; et Leanna First-Arai, “Famine in Gaza Is a Culmination of Israel’s Long War on Palestine’s Food System,” Truthout, 10 janvier 2024, en ligne : https://truthout.org/articles/famine-in-gaza-is-a-culmination-of-israels-long-war-on-palestines-food-system/#:~:text=War%20%26%20Peace-,Famine%20in%20Gaza%20Is%20a%20Culmination%20of%20Israel’s%20Long%20War,a%20result%20of%20the%20war.
21 Philippe Lazzarini, UNRWA’s Lifesaving Aid May End Due to Funding Suspension, United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East, 27 janvier 2024, en ligne : https://www.unrwa.org/newsroom/official-statements/unrwa%E2%80%99s-lifesaving-aid-may-end-due-funding-suspension. Voir aussi Reuters, “More Countries Pause Fund for UN Palestinian Agency,” 27 janvier 2024, en ligne : https://www.reuters.com/world/britain-italy-finland-pause-funding-un-refugee-agency-gaza-2024-01-27.
22 Jonathan Cook, In waging war on the UN refugee agency, the West is openly siding with Israeli genocide, 30 janvier 2024, en ligne :
https://www.jonathan-cook.net/blog/2024-01-30/war-un-refugee-israel.
23 Mehul Srivastava et Neri Zilber, “UN Chief Urges Countries Not to Pull Funding Over Israel Attack Allegations,” Financial Times, 28 janvier 2024, en ligne :
https://www.ft.com/content/8576a0f1-a57c-4935-899b-84026f9efc5e.
24 Marilyn Garson, “With Gazans starving and freezing, the US withholding funds from UNRWA is unconscionable,” The Forward, 30 janvier 2024, en ligne : https://forward.com/opinion/578104/unrwa-gaza-united-states-funding-withheld/?utm_source=The+Forward+Association&utm_campaign=4a2be78128-AfternoonEditionNL_%2A%7CDATE%3AYmd%7C%2A_COPY_01&utm_medium=email&utm_term=0_-878b15fee9-%5BLIST_EMAIL_ID%5D.
25 Il existe de nombreuses références à cette formulation bien connue. Voir, par exemple, Gilbert Achcar, “Morbid Symptoms: What did Gramsci Really Mean?” Notebooks: Journal for Studies on Power, February 14 février 2022, en ligne : https://brill.com/view/journals/powr/1/2/article-p379_379.xml?language=en.
La traduction française de ce texte est empruntée à Gilbert Achcar :
26 John Dugard, “The choice before us: International law or a ‘rules-based international order’?” Leiden Journal of International Law, Volume 36 (2023), p. 224, en ligne : https://www.cambridge.org/core/journals/leiden-journal-of-international-law/article/choice-before-us-international-law-or-a-rulesbased-international-order/7BEDE2312FDF9D6225E16988FD18BAF0.
27 James Baldwin, Address, University of California, Berkeley, 15 janvier 1979.