Nourrir une nouvelle maison destinée à la littérature palestinienne

Depuis des photos de timbres postaux de Gaza jusqu’à des fictions sur Shakira, le magazine Fikra entend être une plateforme créative, non censurée pour écrivains et artistes. Le lancement du….

Depuis des photos de timbres postaux de Gaza jusqu’à des fictions sur Shakira, le magazine Fikra entend être une plateforme créative, non censurée pour écrivains et artistes.

Couverture du premier exemplaire du magazine Fikra. (Avec l’aimable autorisation de Fikra)

Le lancement du magazine Fikra, une publication littéraire palestinienne apparue en juillet a été, selon ses cofondateurs, inspiré par une vision qui transcende les confins géographiques. Tandis que le monde numérique devient la norme pour les médias écrits, Fikra (« idée » en arabe) entend offrir une plateforme unique pour combler le fossé entre la diaspora palestinienne éparpillée et les communautés locales palestiniennes vivant la ségrégation.

Ce projet a ses racines dans le sens profond de la littérature, des arts et de la philosophie des membres de l’équipe de Fikra et de leur croyance que le pouvoir du mot écrit peut transformer des points de vue, susciter des échanges et honorer la richesse des diverses communautés palestiniennes et leurs expériences. La série limitée d’exemplaires imprimés de Fikra reflète aussi la nostalgie de générations passées qui ont grandi en lisant des journaux et magazines en papier, bien avant l’existence d’internet.

Dans le contexte d’une réalité répressive, le concept de Fikra a pris forme comme projet par et pour les Palestiniens, suscité par l’étouffement croissant d’espaces de libre expression pour les Palestiniens de l’intérieur d’Israël, de Cisjordanie et de la bande de Gaza – chacun étant confronté à ses propres séries de défis.

Aisha Hamed, la cofondatrice est palestinienne-néerlandaise et elle a grandi entre les Pays-Bas et la ville de Nazareth d’où son père est originaire. Elle et son partenaire, Kevin Kruiter, également cofondateur de Fikra, ont décidé il y a un an de s’installer à Ramallah pour démarrer leur projet.

« Auparavant, nous étions tous les deux diplomates (pour le gouvernement néerlandais), principalement dans le champ de la coopération pour le développement et sur la région du Moyen Orient, pendant environ cinq ans » dit Hamed. « Nous en avions vraiment assez de la politique néerlandaise à l’égard de certains pays et groupes dans ces pays. La Palestine était un sujet très difficile à traiter pour moi qui ai à la fois des racines néerlandaises et palestiniennes ».

Kruiter, qui a une formation en philosophie et en littérature, a travaillé sur la politique du climat mondial au Moyen Orient pendant cinq ans pour le ministère néerlandais des affaires étrangères à La Haye avec Hamed. « Il est vraiment frustrant de travailler sur les affaires internationales, surtout en Occident, à cause de politiques plutôt contraignantes vis-à-vis de la Palestine et du Moyen Orient en général » a-t-il dit.

« La situation se durcit, avec des gouvernements de plus en plus à droite » a ajouté Kruiter. « Bien que nous ayons essayé de façon assez catégorique de changer le narratif au sein du ministère, au bout de cinq ans nous étions toujours au point de départ, et il n’y avait pas beaucoup de changement dans la politique ni dans le narratif ».

Le couple a alors quitté chacun son poste et a déménagé en Palestine pour lancer Fikra. Ils ont voulu se fixer à Ramallah, de manière à être proches des écrivains et de l’équipe avec laquelle ils travaillent, qui ne peuvent se rendre en Israël à cause des restrictions de l’occupation et de toutes les difficultés imposées aux Palestiniens de Cisjordanie. Leur localisation va aussi dans le sens d’une vision plus large d’un magazine géré par et destiné aux Palestiniens, « évitant par là le regard occidental et n’ayant pas à trop expliquer (les éléments de base) » a dit Hamed.

Hamed et Kruiter aspirent à avoir une plateforme « ouverte et non censurée » et ils optent pour du financement indépendant, refusant tout financement gouvernemental ou ayant une affiliation politique. « Nous voulions être complètement ouverts et libres d’écrire ce que nous voulions. Si nos écrivains veulent écrire sur la résistance armée ou sur quelque chose qui soit difficile à admettre par les donateurs, ainsi ils n’ont pas à s’en soucier » a expliqué Kruiter.

Ce que les fondateurs ont fait, en revanche, fut de collecter les fonds initiaux du magazine en lançant une campagne de financement participatif au début de cette année, qui a rapporté 30000 dollars (28 000 €). Ils espèrent que Fikra puisse se maintenir grâce à des souscriptions, avec quelques articles en accès gratuit et le reste moyennant une contribution mensuelle de 3 dollars (2,80 €).

Fikra va essentiellement publier des écrivains palestiniens et éviter les écrits non-palestiniens sur la Palestine ; la décision a été prise d’un site internet en arabe avec traduction professionnelle en anglais. Les fondateurs en parlent comme d’un effort commun à la publication de divers sujets. « Nous ne voulions avoir aucun critère en termes de thèmes ou de portée des œuvres, parce que nous voulons que nos auteurs et artistes se sentent libres de dire ce qu’ils veulent » a dit Kruiter.

Les fondateurs veulent aussi que Fikra facilite le processus créatif pour les auteurs palestiniens au lieu de le restreindre, en leur laissant la liberté de proposer de nouvelles formes de littérature et de poésie.

C’est cela aussi qui a donné forme à l’idée d’avoir une édition papier : « Nous voulions avoir quelque chose de tangible également parce que nous ne publions pas que de la littérature, de la poésie et des essais, mais aussi des arts visuels » a dit Kruiter. « L’art visuel est beaucoup plus beau quand il est imprimé si c’est bien fait ».

Le magazine est aussi conçu comme destiné aussi bien à des auteurs établis qu’à des écrivains émergents : ils espèrent être les hôtes de personnalités littéraires de premier plan, mais Hamed a aussi souligné qu’elle appréciait personnellement « de travailler avec des écrivains nouveaux, talentueux, émergents, dont les gens n’ont pas encore entendu parler. Aussi, ce que nous essayons de faire est de nourrir ces voix jeunes qui ont chacune un potentiel ».

Kruiter pense que le côté lyrique de Fikra sera propice à de l’imagination ouverte plutôt qu’à des faits concrets sur la Palestine. « Ce que je préfère ce sont des œuvres qui approfondissent indirectement les émotions, les relations familiales avec pour toile de fond l’oppression et le régime d’apartheid », a-t-il dit.

« Un lieu que nous pouvons dire nôtre »

Lors de la soirée de lancement, riche en performances d’artistes palestiniens, Hamed a rendu hommage à son père, Samir, qui est revenu en Palestine avec elle il y a un an, pour le démarrage du magazine. « Sans lui, Fikra ne serait pas ici » a-t-elle dit en lui tendant un exemplaire imprimé de la publication.

« La cause palestinienne est sans arrêt présentée à travers les meurtres et les bains de sang – tristes aspects qui, avec l’afflux de nouvelles, (ne laissent) pas d’espace aux arts et à la littérature » a dit la journaliste palestinienne Faten Elwan dans son allocution à cette soirée. « Un magazine comme Fikra est important parce qu’il mettra en lumière le côté brillant et donnera une image différente de nous : nous sommes des gens qui aimons vivre et nous avons des artistes, des chanteurs et des peintres qui cherchent une opportunité de briller, éclipsée la plupart du temps par l’information ».

Elwan était le maître de cérémonie de l’événement avec l’activiste jérusalémite Adnan Barq, qui a dit à l’assistance que Fikra était unique parce que « le monde entier est digitalisé et qu’on ne voit pas si souvent des gens qui retournent à l’original papier. Je suis très impatient de voir la copie papier. Le magazine a aussi un cadre essentiel et jeune qui aborde des questions d’une façon différente de celle dont nous avons l’habitude en traitant d’enjeux politiques et sociaux. Je vois un énorme potentiel à ce magazine ».

Yasmine Omari, qui travaille avec Fikra, a dit qu’elle aime l’idée du magazine parce qu’en tant que photographe palestinienne, elle manque d’une plateforme naturelle. « (Fikra) m’ouvrira une autre voie pour publier mon propre travail et voir celui des autres » a-t-elle dit. « Finalement, nous verrons des critiques d’art et de photo, ce sera un lieu que nous pourrons dire nôtre. Il nous aidera aussi à faire sortir notre travail dans le monde, en particulier vers notre communauté palestinienne internationale ».

Le premier numéro de Fikra présente une série d’écrivains et d’artistes palestiniens, certains largement connus et d’autres moins. Un article présente une fiction sur la résistance humaine ; un autre une interview du réalisateur renommé Hany Abu-Assad ; et un autre encore un essai photographique intitulé « Timbres postaux de Gaza ».

Mahmoud Shukair, un auteur célèbre de Jérusalem qui écrit des nouvelles et des romans, a écrit une fiction pour Fikra intitulée « Lettres à Shakira ». Caractérisée par l’humour noir et le sarcasme, l’histoire est sur la chanteuse internationale Shakira et sur la façon dont les Israéliens prononcent mal son nom de famille « Shukair ».

Shukair est enthousiaste à l’idée que Fikra répande la littérature palestinienne vers un public élargi et il a noté qu’en l’absence de magazines similaires depuis la fermeture du magazine al- Carmel du poète Mahmoud Darwich, Fikra a un vide à combler.

Les fondateurs espèrent enfin créer un espace où des voix palestiniennes peuvent fleurir, déchargées du poids des contraints politiques et incarnant la mission de Fikra de transcender les frontières et de relier la diaspora palestinienne aux communautés locales. Leur but est que le magazine soutienne un contenu non censuré, indépendant, soulignant l’importance de récits authentiques et offrant une perspective différente au-delà des habituels gros titres sur le conflit.

Vera Sajrawi est éditrice et autrice du magazine + 972. Elle a été auparavant réalisatrice TV, radio et internet pour la BBC et Al Jazeera. Elle est diplômée de l’Université du Colorado à Boulder et de l’Université Al-Yarmouk. Elle est palestinienne et vit à Haïfa.