Ahmad Zahi Bani-Shamsa a été le premier mort du village de Beita, en Cisjordanie, dans l’affrontement avec la colonie d’Evyatar sous la tutelle du gouvernement sortant. Il a été tué….
Ahmad Zahi Bani-Shamsa a été le premier mort du village de Beita, en Cisjordanie, dans l’affrontement avec la colonie d’Evyatar sous la tutelle du gouvernement sortant. Il a été tué avant de célébrer son 16e anniversaire, après un tir qui l’a atteint à la tête, par derrière. Il s’est fait tirer dessus en essayant d’accrocher un drapeau palestinien sur un olivier. Il est mort le lendemain, cinquième jour du mandat du “gouvernement du changement”. À ce jour les manifestations à Beita contre Evyatar ont entraîné sept morts.
Le processus de légitimation du vol de terres à Beita au profit d’Evyatar, qui a commencé sous le gouvernement sortant, continuera certainement et sera accéléré sous le nouveau gouvernement, dans toute la partie nord de la Cisjordanie ainsi que dans le reste de cette région. On peut supposer qu’en l’espace de quelques jours un soldat israélien ouvrira le feu et tuera la première victime du 37e gouvernement. Ensuite il y aura d’autres morts. Sous un régime de suprématie juive, certaines choses ne changent jamais entre la Méditerranée et le Jourdain.
Et pourtant, pendant un instant avant que le gouvernement sortant ne sombre dans l’oubli, il convient que l’on pousse plus loin la réflexion. Qu’est-ce qui est réellement arrivé depuis un an et demi, et qu’est-ce que cela dit sur l’avenir ?
Lors d’une interview avec Yonit Levi, présentatrice sur la chaîne Channel 12, et Jonathan Freedland, du Guardian, Shimrit Meir, conseillère politique de l’ancien Premier Ministre Naftali Bennett, a expliqué que la condition préalable de l’existence du gouvernement sortant était la suspension du conflit israélo-palestinien puisque, dès que cette question émergerait, le sort du gouvernement serait scellé. Le stratagème inaugural de la mise en place de la coalition consistait à dire que “l’idéologie” ne pouvait faire l’objet d’aucun débat, qu’il n’y aurait ni annexion ni établissement d’un État palestinien, et qu’aucun changement ne serait apporté au caractère “juif et démocratique” de l’État. Cela vaut la peine de prêter attention aux propos de Meir étant donné la grande franchise avec laquelle elle a décrit, depuis le cœur du cabinet du premier ministre, la réalité politique qui a persisté pendant “presque un an de normalité”, la période pendant laquelle le gouvernement sortant a exercé le pouvoir, jusqu’à ce que la coalition s’effondre.
Ce qui était proclamé était, en fait, que la réalité à Beita, et dans toutes les zones contrôlées par Israël, n’est pas une question d’“idéologie”, puisque le régime de suprématie juive n’est pas une question politique ou idéologique. C’est simplement ainsi que les choses se passent, ainsi qu’elles se passaient, ainsi qu’elles continueront à se passer. Une situation dans laquelle les sujets palestiniens sont abattus les uns après les autres, à Beita or ailleurs, est assimilable à un conflit latent, puisqu’il est impossible d’assurer la domination des supérieurs sans verser une certaine quantité de sang des inférieurs. Une année de plus de contrôle israélien total, c’est simplement une forme de normalité.
Meir, dans son interview, a exprimé la conception politique dominante qu’entretient une portion importante du public en Israël. Pour cette conception, une réalité incluant la suprématie juive, l’apartheid ou l’occupation n’a rien d’insolite, mais constitue une réalité normale qui fait en sorte de se consolider, expropriant de plus en plus de terres palestiniennes en s’efforçant de les concentrer sous forme d’enclaves denses, plus faciles à contrôler, étant gérées par des sous-traitants financés par des sources internationales.
Ce positionnement, cette vision du monde, n’est pas seulement immorale au sens le plus profond du terme mais, de plus, elle est déconnectée de la réalité. Après tout, ce qu’on appelle le “conflit”, c’est-à-dire la relation de pouvoir sans équivoque qui permet à la moitié juive israélienne de la population entre le fleuve et la mer de contrôler la terre, la démographie et le pouvoir politique aux dépens de la moitié palestinienne, n’a pas été “suspendu”, pas même un instant. Il se porte fort bien, sans relâche, aux moments où des balles réelles tuent un·e Palestinien·ne comme aux moments de bureaucratie sans fin, quand les permis et les contrôles, les ordonnances et les arrêtés, dominent les vies des Palestiniens au nom d’un régime suprémaciste juif.
Dans ce contexte on devrait se référer à Itamar Ben-Gvir, probable futur membre du gouvernement, et à l’ex-chef d’état-major des FDI Gadi Eisenkot, le protagoniste et l’antagoniste de la récente élection. Eisenkot parle de “gouvernance” sur un ton d’homme d’État, tandis que Ben-Gvir demande avec rudesse : “C’est qui le patron, ici ?”. Mais le ton d’homme d’État n’est qu’un code transparent que tout le monde comprend car, lorsque des Juifs en Israël se plaignent d’une perte de “gouvernance” dans le Néguev, en Galilée, dans la Zone C et à Jérusalem, ils veulent dire qu’ils n’ont pas le sentiment d’être “propriétaires” dans ces zones.
La controverse ne porte pas vraiment sur la fin de la démocratie. Après tout, elle n’existe pas ici, puisque tous les Palestiniens sont exclus, partiellement ou complètement, du processus politique. C’est une controverse relative aux méthodes et à l’étendue de l’usage de la force contre les Palestiniens. Eisenkot et ses congénères estiment que leur attitude plus mesurée à l’égard de l’oppression acharnée des Palestiniens garantit à la fois une oppression plus efficace et la stabilité ; Ben-Gvir et ses acolytes pensent que ce processus peut être accéléré, et un nombre croissant d’électeurs partage cette opinion. Mais la grande majorité des gens qui ont des réserves concernant ce dernier point acceptent la situation existante et ses processus, considérant que la suprématie juive est la base de l’ordre politique, géographique et démographique entre le Jourdain et la Méditerranée, cette vision des choses étant présente dans tous les partis sionistes. Après tout, Yesh Atid, les Travaillistes et le Meretz participaient au 36e gouvernement quand un jeune Palestinien a accroché un drapeau à un olivier, et quand son sang a arrosé la terre.
Cela ne signifie pas qu’“ils sont tous pareils”. Le fait que la réalité ait déjà été intolérable pour les Palestiniens avant l’élection ne veut pas dire que les choses ne peuvent pas s’aggraver, et rapidement, devenant plus horribles et plus imbibées de sang. [Le parti suprémaciste juif] Otzma Yehudit est un point sur un large éventail ; cela ne signifie pas pour autant que la gamme de positions répartie sur cet éventail est une question marginale ne méritant pas qu’on s’y arrête. L’éventail de positions a son importance, mais la question de l’affinité entre différents positionnements situés sur cet éventail est également importante.
On peut déplorer avec force, et bien des gens le font, l’ascension de Ben-Gvir. Mais qui exactement en est responsable ? Pas seulement au sens strict de la conjonction politique qui a débouché sur cette situation, mais dans un sens plus profond. Ce qui a causé l’effondrement du gouvernement sortant n’est pas un dégel du conflit provenant d’un phénomène imaginaire, et ce qui a fait monter Ben-Gvir n’est pas tel ou tel évènement limité. La force motrice, c’est la réalité elle-même. Cette réalité doit être changée. En partant des fondations.