La mémoire de l’Holocauste a été enrôlée de manière perverse pour justifier à la fois l’éradication de Gaza et le silence extraordinaire qui a accueilli cette violence.
Par Omer Bartov, numéro du 24 avril 2025
Livres utilisés pour cet essai :
Off-White: The Truth About Antisemitism
par Rachel Shabi
Oneworld, 281 pages, $28.00
par Enzo Traverso
Lux, 136 pages, 14 € (version paper)
Being Jewish After the Destruction of Gaza: A Reckoning
par Peter Beinart
Knopf, 172 pages, $26.00
1.
Le 12 janvier 1904, le peuple héréro, dans l’Afrique du sud-ouest alors allemande — aujourd’hui la Namibie—lança une série d’attaques contre des fermes allemandes éparpillées sur le territoire. Les Héréros, un groupe pastoral d’environ 80000 personnes, dépendaient de leurs grands troupeaux de bétail pour leur vie économique, sociale et culturelle, mais les colons allemands qui avaient commencé à arriver à la fin du dix-neuvième siècle empiétaient de plus en plus sur leurs pâturages. Les rebelles détruisirent beaucoup de fermes et tuèrent plus d’une centaine de colons, épargnant pour la plupart les femmes et les enfants. Pour les colons, cette rébellion servit de preuve ultime pour le besoin d’éradiquer les Héréros, qu’ils décrivaient comme des « babouins ». Incapable de restaurer l’ordre, le gouverneur allemand fit appel à Berlin, qui envoya 10000 soldats. En août, ils avaient écrasé les combattants héréros. En octobre, le commandant allemand, le lieutenant général Lothar von Trotha, promulgua ce qui est désormais connu comme son Vernichtungsbefehl (ordre d’extermination) pour ceux qui restaient :
« Les Héréros ne sont plus des sujets allemands. Ils ont tué, volé, coupé les oreilles et d’autres parties du corps de soldats blessés, et maintenant ils sont trop lâches pour vouloir combattre plus longtemps… La nation héréro doit maintenant quitter le pays. Si elle refuse, je la forcerai à le faire avec le grand canon. Tout Héréro trouvé à l’intérieur de la frontière allemande, avec ou sans fusil, avec ou sans bétail, sera exécuté. Je n’épargnerai ni les femmes, ni les enfants. »
La plupart des Héréros furent tués ou moururent de soif et de faim dans le désert où ils avaient été expulsés. Plusieurs milliers furent emmenés dans des camps de travail forcé.
Pendant de nombreuses décennies, tant le grand public que les historiens ignorèrent ce premier génocide du vingtième siècle. La fameuse Vergangenheitsbewältigung (le fait d’assumer ou de dépasser le passé) de l’Allemagne concernait l’Holocauste, pas des crimes coloniaux depuis longtemps oubliés. Ce n’est qu’en 2021 que le gouvernement allemand présenta officiellement des excuses pour « la souffrance, l’inhumanité et la peine infligées à des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants innocents par l’Allemagne pendant la guerre dans ce qui est aujourd’hui la Namibie ». Il promit aussi un milliard d’euros de réparations, bien que la distribution de cet argent reste controversée, en particulier parce que les Allemands négocièrent avec le gouvernement de Namibie plutôt qu’avec les Héréros eux-mêmes.
Ce génocide lointain à l’aube du vingtième siècle partage quelques ressemblances remarquables avec la campagne de nettoyage ethnique et d’annihilation qu’Israël poursuit à Gaza. Israël a vu l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 à peu près de la même façon que les Allemands ont vu l’attaque héréro 119 ans plus tôt : comme une confirmation que le groupe militant était totalement sauvage et barbare, que la résistance à l’occupation israélienne mènerait toujours au meurtre et que la population palestinienne de Gaza dans son ensemble devait être supprimée de l’univers moral de la civilisation. « Des animaux humains doivent être traités comme tels », a dit le major général israélien Ghassan Alian (qui est druze) peu de temps après l’attaque, en écho de plusieurs autres responsables israéliens, dont l’ancien ministre de la Défense Yoav Gallant. « Il n’y aura ni électricité ni eau [à Gaza], il n’y aura que destruction. Vous vouliez l’enfer, vous aurez l’enfer », a dit Alian dans un message vidéo en arabe adressé au Hamas ainsi qu’aux résidents de Gaza. Pendant les dix-sept mois suivants, les forces israéliennes ont tué plus de 50000 Palestiniens, dont on estime que plus de 70% d’entre eux étaient des civils, elles en ont mutilés plus de 100 000 et ont imposé au reste de la population des conditions de privations, de souffrance et de peine inhumaines. Un cessez-le-feu qui était entré en vigueur le 19 janvier s’est terminé de manière abrupte le 18 mars, quand Israël a refusé de passer à la deuxième phrase de son accord avec le Hamas et a lancé une série d’attaques unilatérales qui ont déjà tué des centaines de civils palestiniens supplémentaires.
Mais, d’un autre point de vue, les événements de 1904 et de 2023 sont moins symétriques. Les Allemands pouvaient justifier le génocide des Héréros parce qu’ils les considéraient comme des sauvages et ils l’ont oublié parce qu’il était perpétré loin de l’Europe sur un groupe généralement inconnu en dehors de l’Afrique du sud-ouest. Les Israéliens commettent un génocide à Gaza parce qu’ils considèrent les Palestiniens comme des sauvages, mais ils l’ont justifié en le présentant comme une réponse à un autre génocide potentiel, qui serait analogue à l’Holocauste, exécuté par les militants du Hamas qui se prépareraient à une autre Solution finale. L’ancien Premier ministre Naftali Bennett faisait partie des nombreuses personnes qui ont soutenu que « nous combattons des nazis ». Dina Porat, une historienne de l’Holocauste, a écrit dans Haaretz le 21 octobre 2023 que le Hamas « cultive une haine brûlante pour le démon qu’ils ont créé dans leur imagination, comme l’idéologie nazie l’a fait à son époque. » Dans un sondage en Israël en mai 2024, plus de la moitié des répondants ont dit que l’attaque du Hamas pouvait être comparé à l’Holocauste.
Le génocide des Héréros faisait partie de la violence meurtrière à laquelle les colonisateurs européens ont soumis les populations autochtones dans le monde entier. Comme Aimé Césaire l’a écrit en 1950, les Européens blancs n’ont prêté attention que quand Hitler « a appliqué à l’Europe des procédures colonialistes qui jusqu’alors avaient été réservées exclusivement » aux populations colonisées ailleurs. Ils avaient « toléré ce nazisme … l’avaient absous, avaient fermé les yeux, l’avaient légitimé » — jusqu’à ce qu’il vienne sur eux, comme un choc en retour, sous le régime nazi.
Que le disciple de Césaire, Frantz Fanon, ait eu ou non raison quand il a suggéré que, même si, certainement, « les juifs ont été harcelés … pourchassés, exterminés, incinérés », leur génocide pouvait néanmoins être résumé comme n’étant rien de plus que « de petites querelles de famille », une affaire de Blancs assassinant des Blancs, est une question différente. En dehors du fait que des millions de juifs ont des origines non-européennes, mêmes les juifs d’origine européenne n’étaient pas, et dans une certaine mesure, ne sont toujours pas, considérés comme aussi blancs que d’autres Blancs et leur blanchité, pour ce qu’elle vaut, pourrait être fragile et conditionnelle, comme Rachel Shabi le note dans Off-White. Alors même que beaucoup de « communautés juives européennes … ont été incorporées dans les majorités blanches dans tout l’Occident », argue-t-elle, « il reste une ambivalence persistante ». Le fait même d’avoir été « séparé d’abord et ensuite absorbé dans la majorité définissante » fait que la blanchité des juifs est ressentie comme « contingente et atténuée. »
Néanmoins, c’était sûrement en partie parce que le génocide des juifs s’est produit en Europe et a laissé tant de traces visibles que les Allemands et d’autres Européens n’ont pas réussi à le refouler et à le marginaliser comme ils l’avaient fait pour celui des Héréros — n’ont pas réussi, autrement dit, à tirer ce que les Allemands appellent une Schlussstrich (trait de clôture) le reléguant au passé. Au lieu de cela, l’Holocauste est devenu l’événement qui ne doit jamais être oublié et qui ne doit pas être autorisé à se reproduire. Le processus pour y faire face a créé à la fois le mécanisme pour combattre d’autres atrocités, sous la forme d’un régime de droit humanitaire international, et établi un exemple moral. Pendant des décennies, le spécialiste Enzo Traverso écrit dans Gaza face à l’histoire, la « religion civile » de la mémoire de l’Holocauste
« a servi de paradigme pour la mémoire d’autres génocides et de crimes contre l’humanité — de l’extermination des Arméniens aux dictatures militaires en Amérique latine, de la famine du Holodomor en Ukraine à la Bosnie et au génocide des Tutsis au Rwanda. »
Mais en même temps elle a aussi fourni une espèce de carte blanche. Dans Being Jewish After the Destruction of Gaza, un récit émouvant de sa transformation, d’un défenseur fervent d’Israël en un critique acerbe du sionisme, Peter Beinart suggère qu’à la suite de l’Holocauste, un sentiment de « fausse innocence » est venu suffoquer « la vie juive contemporaine, camouflant la domination en auto-défense ». Car le souvenir doit avoir des conséquences, particulièrement quand il vient avec un engagement absolu à « ne plus jamais » permettre à un Holocauste de se produire. Et quand « jamais plus » devient non seulement un slogan, mais une partie de l’idéologie d’État, quand il devient le prisme transformant toute menace, toute question de sécurité, toute contestation de la légitimité ou de la justice de l’État en un péril existentiel, alors tous les coups sont permis pour défendre ceux qui ont déjà été confrontés à l’anéantissement. C’est une vision du monde, écrit Beinart, qui « offre une licence infinie à des êtres humains faillibles ».
Dès que les militants du Hamas sont vus comme des nazis actuels, Israël peut être imaginé comme un ange vengeur, déracinant ses ennemis par le feu et par l’épée. Pendant mon enfance et ma jeunesse en Israël, l’Holocauste était un symbole de honte et de déni, un événement au cours duquel les juifs sont allés à l’abattoir comme des moutons. Au fil des ans, alors que je grandissais, il est devenu quelque chose de tout autre : une histoire de solidarité, de fierté et d’héroïsme juifs. C’est ce sentiment de « jamais plus » qui permet à la plupart des citoyens israéliens juifs de se percevoir dans une position morale élevée alors qu’eux-mêmes, leur armée, leurs fils et leurs filles et leurs petits-enfants pulvérisent chaque centimètre de la Bande de Gaza. La mémoire de l’Holocauste a, de manière perverse, été enrôlée pour justifier à la fois l’éradication de Gaza et le silence extraordinaire dans lequel cette violence a été accueillie.
Si nous prenons en compte les tués, les blessés, les milliers de personnes enterrées sous les décombres, les milliers de morts « indirectes » dues à la destruction de la plupart des établissements médicaux, les milliers d’enfants qui ne récupéreront jamais totalement des effets à long-terme de la famine et du traumatisme, nous pouvons sans aucun doute conclure qu’Israël a délibérément soumis le peuple palestinien de Gaza, dont la plupart des résidents sont des réfugiés de la partition de la Palestine de 1948 ou leurs descendants, à « des conditions de vie calculées pour amener la destruction physique en totalité ou en partie », comme énoncé dans l’Article II(c) de la Convention sur le génocide de 1948 des Nations Unies.
Le reste du monde, particulièrement les alliés occidentaux d’Israël et les communautés juives en Europe et aux États-Unis, auront à se battre avec cette réalité pendant de nombreuses années. Comment cela a-t-il été possible, au vingt-et-unième siècle, quatre-vingts ans après la fin de l’Holocauste et la création d’un régime juridique international conçu pour empêcher à jamais de tels crimes de se reproduire, que l’État d’Israël — vu et auto-décrit comme la réponse au génocide des juifs — ait pu exécuter un génocide des Palestiniens dans une impunité presque totale ? Comment faisons-nous face au fait qu’Israël a invoqué l’Holocauste pour ébranler l’ordre juridique mis en place pour empêcher une répétition de ce « crime des crimes » ?
2.
Le génocide à Gaza est la toile de fond, mais pas nécessairement le point focal, d’une série de débats qui ont commencé avant le 7 octobre et se sont beaucoup intensifiés depuis. Quelques-uns se fixent sur le génocide-qui-n’existe-pas plutôt que sur celui qui a lieu sous nos yeux. La dispute interne des juifs sur Gaza a déchiré des communautés, des familles et des amitiés. Après l’attaque du Hamas, beaucoup de juifs — pas seulement en Israël, mais aussi dans la diaspora — ont le sentiment de vivre sous une menace génocidaire et ils perçoivent comme la pire forme de trahison quiconque — sans parler de leurs propres co-religionnaires— dit que c’est Israël, plutôt que les Palestiniens, qui commet un génocide. Comprendre la véhémence, la rage et le sentiment de vulnérabilité engendrés par ces disputes exige de faire face à la totalité de l’histoire israélienne et palestinienne — un défi que plusieurs livres récents, de différentes façons, ont essayé de relever.
Dans The World After Gaza, Pankaj Mishra commence dès le dix-neuvième siècle. Il note l’atmosphère de trahison et d’urgence qui a marqué le sionisme dans les décennies précédant la création d’Israël, invoquant de manière empathique
« les tourments de l’homme spirituellement déraciné, qui selon le sioniste précoce Max Nordau ‘a perdu sa maison dans le ghetto et …à qui on dénie une maison dans sa terre natale’, [et] qui ne pourrait être guéri que parmi ses semblables ».
Nous ferions bien « d’examiner la condition d’impuissance et de marginalité que le sionisme a cherché à l’origine à rectifier », écrit Mishra. C’est, fait-il remarquer, « une condition qu’on trouve plus souvent dans les histoires d’Asie et d’Afrique que dans celle d’Europe et d’Amérique du Nord, et elle est encore douloureusement non résolue ». Il identifie deux vecteurs en conflit dans le sionisme : un désir d’émancipation, de libération et de dignité, et une impulsion vers un ethno-nationalisme qui a trouvé son expression dans un projet colonial de peuplement. Comme les « hindous et les musulmans d’Asie du Sud », argue Mishra, « les juifs et les Arabes de Palestine » pourraient avoir eu à un moment plusieurs « options d’auto-détermination » à leur disposition, mais pour les voir fermées par « toutes les calamités » des années 40 : « la Deuxième guerre mondiale, l’Holocauste, les réfugiés juifs sans État et universellement indésirables, l’épuisement de l’Empire britannique et la Guerre froide naissante ».
Ces circonstances calamiteuses ont fixé les conditions pour le plan de partition des Nations Unies, la guerre de 1948, l’établissement d’Israël, et la Nakba — l’expulsion de la grande majorité de la population palestinienne, environ 750 000 personnes, hors de ce qui est devenu l’État juif.
En affirmant son droit historique et moral à exister, le 14 mai 1948, le nouvel État a publié un document remarquable, son « Rouleau de l’indépendance », qui promettait des droits égaux et une dignité égale à tous les citoyens, y compris ceux qui y étaient appelés « les résidents arabes ». S’il s’en était suivi une constitution dans l’esprit de cette déclaration, elle aurait pu créer un État basé sur des principes progressistes et démocratiques. Cela, bien sûr, n’est jamais arrivé. Aucune constitution n’a jamais été approuvée et le statut juridique de la Déclaration d’indépendance est au mieux débattu. Même si différentes versions ont été frénétiquement ébauchées, puis finalisées par le premier dirigeant d’Israël, David Ben-Gourion, les milices juives et plus tard les Forces de défense d’Israël (FDI) se sont engagées à faire de la majorité palestinienne du pays une minorité par l’intimidation et l’expulsion violente.
Au contraire, le sionisme est devenu l’idéologie fondatrice d’Israël, sous la définition ambivalente fournie par la Déclaration d’indépendance. Israël, annonçait-elle, serait un « État juif » qui cependant « assurerait une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses habitants, indépendamment de leur religion, de leur race ou de leur sexe » — une promesse, en ce qui concerne les Palestiniens, qui a été honorée le plus souvent en l’enfreignant. De manière révélatrice, le mot « démocratie » n’apparaissait pas dans la déclaration. Ce n’est qu’en 1992 que la Knesset a voté une Loi fondamentale définissant Israël comme un État juif et démocratique, dans le cadre d’un effort graduel, inachevé et contesté de quelques législateurs israéliens et de la Cour suprême israélienne pour créer un ensemble de lois constitutionnelles tenant lieu de constitution — un processus qu’on peut considérer comme inversé par la Loi fondamentale de 2018 établissant que « le droit à l’exercice de l’auto-détermination nationale dans l’État d’Israël est propre à la population juive ».
Quelle était, alors, la différence entre « créer un État pour les juifs » et « créer un État juif » ? Dans son étude provocatrice To Be a Jewish State, Yaacov Yadgar argue que d’un certain point de vue ce sont « deux projets distincts, en concurrence et même en contradiction ». Un État juif est un État dont le caractère est défini par le judaïsme, tandis qu’un État pour les juifs est simplement un État avec une population juive majoritaire, définie ethniquement plutôt que par sa relation avec la religion juive. L’État imaginé par le fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl, devait être progressiste et pouvait être laïc. Un État juif, en revanche, devrait professer la religion juive comme l’essence même de son identité.
Les contradictions entre ces deux visions de l’État, comme le montre Yadgar, sont devenues évidentes, de manière flagrante, dans un jugement célèbre de Aharon Barak, juge à la Cour suprême israélienne, sur l’inconstitutionnalité de l’allocation de terres de l’État à des colonies réservées aux juifs. Le jugement a statué que « le retour du peuple juif à sa terre natale est dérivé des valeurs de l’État d’Israël comme État à la fois juif et démocratique » — valeurs qui « demandent l’égalité entre les religions et les nationalités ». Comment un tel jugement peut-il s’accorder avec le fait que la Loi du retour d’Israël, telle qu’elle a été élaborée par la Cour suprême, privilégie d’accorder la citoyenneté aux juifs par rapport à toutes les autres religions et nationalités, ou avec le fait que la même Cour a approuvé le projet de colonisation en Cisjordanie ?
Il n’est pas difficile de conclure que la définition laïc progressiste du sionisme est aussi excluante que la définition religieuse et que ses professions d’égalité et de démocratie pour tous ont été à de nombreuses reprises niées par sa focalisation sur le fait de privilégier une ethnie à une autre. Entre l’arrivée à l’âge adulte de la première génération d’Israéliens nés en Israël — à laquelle j’appartiens — et celle de génération actuelle, l’État est devenu de plus en plus juif, tandis que la religion a pris une place plus importante dans la société, la culture et la politique. Mais il est aussi devenu progressivement obsédé par le fait d’être l’État des juifs — et seulement des juifs, comme le montre clairement la loi de l’État-nation de 2018. Le résultat a été l’érosion régulière des valeurs démocratiques dans la vie publique, même parmi la population juive — sans parler des citoyens palestiniens d’Israël.
Malgré toute sa complexité, To Be a Jewish State a très peu à dire sur les Palestiniens, qui constituent environ un cinquième des citoyens israéliens ; cinq autres millions vivent sous occupation israélienne en Cisjordanie et à Gaza. Et pourtant il est impossible de comprendre ce que signifie pour Israël d’être un État juif sans prendre en compte que des nombres égaux de juifs et de Palestiniens vivent sur le territoire de la « Palestine historique ». Actuellement, le « conflit israélo-palestinien » est une désignation inadaptée pour la relation entre eux. Comme l’avocat palestinien des droits humains Raja Shehadeh le montre dans What Does Israel Fear from Palestine?, Israël est devenue de plus en plus réticent à faire des concessions territoriales après la chute des dictatures communistes en 1989, le démantèlement du régime d’apartheid en Afrique du Sud en 1994 et l’assassinat en 1995 du Premier ministre Yitzhak Rabin, qui cherchait une forme ou une autre de compromis avec les Palestiniens — même imparfait — et détestait le mouvement des colons qui a réussi depuis à dominer la politique du pays.
La conférence de Madrid de 1991, qui a essayé de raviver le processus de paix, a offert « une lueur d’espoir », écrit Shehadeh. Mais les Accords d’Oslo qui ont suivi « se sont avérés une amère déception », ne faisant que « reconditionner l’occupation » et « maintenir de facto la majorité du pays sous souveraineté israélienne ». Lire le livre de Shehadeh à côté de celui de Yadgar conduit à se demander si un État juif s’étendant du fleuve à la mer peut être autre chose qu’un État d’apartheid, s’il échoue à réaliser la promesse de sa propre Déclaration d’indépendance.
Dans son livre en hébreu à paraître כיבוש מבית (Occupé de l’intérieur), l’avocat des droits civils Michael Sfard—le petit-fils du sociologue juif polonais renommé Zygmunt Bauman, auteur de Modernity and the Holocaust (1989)—explique en grand détail comment il en est arrivé à être convaincu, après une longue réflexion, que l’occupation israélienne est effectivement un régime d’apartheid. Comme il le fait remarquer, selon le droit international, l’apartheid est un système de domination et un crime. Historiquement il est relié au régime raciste d’Afrique du Sud, mais comme concept juridique il ne s’appuie pas nécessairement sur une idéologie raciale nettement formulée.
Au lieu de cela, le Statut de Rome de 1998, qui a établi la Cour pénale internationale, définit « le crime d’apartheid » comme
« des actes inhumains …commis dans le contexte d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur un autre groupe racial … avec l’intention de maintenir ce régime ».
(Sfard explique que le droit international définit le terme « groupe racial » en utilisant des catégories socio-politiques plutôt que biologiques : cela n’inclut pas seulement la race et la couleur de peau, mais aussi l’origine nationale ou ethnique.) D’habitude, de tels régimes sont maintenus par une discrimination systématique concernant les droits et les ressources. Pour désigner un système comme apartheid, on a besoin de montrer que « les actes inhumains » en question ne sont pas temporaires, mais conçus pour perpétuer le contrôle et l’oppression du groupe inférieur — pour les rendre effectivement permanents. « Il faudrait éteindre les lumières, bloquer ses oreilles et baisser tous les stores », écrit Sfard, « pour éviter la conclusion que le régime israélien dans les territoires occupés » satisfait à cette définition. Ayant défendu de nombreuses affaires de droits humains devant la Cour suprême d’Israël, Sfard conclut aussi que, au fil des décennies, cette institution même a joué un rôle clé pour mettre en œuvre l’apartheid, non seulement « en évitant systématiquement de répondre à la question de la légalité des colonies selon le droit international », mais aussi en autorisant les colons à continuer de s’emparer de terres de la population palestinienne et en approuvant le « détournement » manifestement illégal « des ressources du territoire occupé au profit des colons ». La Cour, écrit-il
« a approuvé une politique d’assassinats ciblés de personnes (palestiniennes) suspectées de terrorisme ; elle a validé une pratique répandue d’expulsion d’opposants (palestiniens) au régime, qui combattent contre l’occupation, au Liban et en Jordanie ; elle a permis la confiscation de terres (de communautés palestiniennes) sur une vaste échelle pour construire les colonies ; elle a validé des centaines de cas de punitions collectives, barbares, médiévales, de familles de suspects (palestiniens) de terrorisme en démolissant leurs maisons … elle a validé des milliers d’arrestations sans procès (de Palestiniens) ; elle a déterminé que les perquisitions (dans des maisons palestiniennes) et les arrestations de suspects de terrorisme (palestiniens) par décision d’un commandant militaire, sans ordonnance d’un tribunal, sont légales ; elle a favorisé le maintien d’une interdiction administrative de voyager à l’étranger pour des centaines de milliers (de Palestiniens) ; elle a approuvé et facilité le siège cruel de la population de Gaza (oui, oui, toute palestinienne) pendant près de deux décennies ; et elle a supervisé le fonctionnement d’un système juridique séparé pour les Israéliens vivant en Cisjordanie. »
Margaret Olin, spécialiste des études religieuses et photographe accomplie, et David Shulman, indianiste distingué et contributeur fréquent au New York Review, ont passé des années engagés dans le militantisme de terrain pour protéger des bergers et des fermiers palestiniens des colons juifs et des FDI, particulièrement dans les Collines d’Hébron. Dans The Bitter Landscapes of Palestine, ils offrent une vision de l’intérieur sur ce qui se passe là-bas.
Les photographies du livre montrent la beauté du paysage, la réalité des vies palestiniennes dans la région — qui semblent connectées organiquement à elle — et la rupture impitoyable, brutale, de ces vies par les colons et les soldats israéliens déterminés à les éradiquer.
Les bergers palestiniens font penser aux scènes imaginaires des Israélites de la Bible. Les colons semblent des hybrides de hooligans et de fanatiques religieux, engagés dans quelque rite approuvé par une divinité de jets de pierre et de tabassage de la population de ce pays. Les soldats semblent souvent s’ennuyer, faisant défiler l’écran de leurs smartphones avec indifférence, mais ils sont habillés pour tuer, en équipement de combat parmi les troupeaux et les ruines des cabanes des bergers.
Les réalités d’un tel système peuvent apparaître avec une extrême clarté aux visiteurs étrangers, qui ne sont pas encombrés comme eux d’une connaissance ou d’un biais antérieurs. Le comité juif américain a attaqué l’essayiste américain Ta-Nehisi Coates pour avoir comparé l’expérience palestinienne sous l’occupation avec Jim Crow, arguant qu’il n’est pas assez familier avec les complexités de la région. Mais il n’a pas fallu longtemps à Coates quand il a visité la Cisjordanie en mai 2023, pour saisir qu’une population vivait là sous des lois démocratiques et une autre sous un régime militaire arbitraire. Décrivant une visite à Hébron, il a noté comment « les soldats israéliens exerçaient un contrôle total sur tout mouvement à travers la ville — arrêtant et interrogeant selon leur bon plaisir ». À un moment, écrit-il dans The Message,
« Je suis sorti pour acheter quelques produits à un commerçant. Mais avant que j’aie pu y arriver, un soldat est sorti d’un checkpoint, a bloqué mon chemin et m’a demandé de décliner ma religion. Il m’a regardé avec scepticisme quand je lui ai dit que je n’en avais pas et m’a demandé la religion de mes parents. Quand je lui ai dit qu’ils n’étaient pas non plus religieux, il a levé les yeux au ciel et m’a questionné sur mes grands-parents. Quand je lui ai dit qu’ils étaient chrétiens, il m’a permis de passer. »
Ce soldat, note-t-il, était noir. « En fait », souligne-t-il, « il y avait beaucoup de soldats ‘noirs’ partout, s’arrogeant le pouvoir sur les Palestiniens, dont beaucoup, en Amérique, auraient été vus comme ‘blancs’ ». Celui lui rappelle
« quelque chose que j’ai su depuis longtemps, quelque chose sur quoi j’ai écrit et parlé, mais j’étais tout de même frappé de le voir ici dans les moindres détails : que la race est une espèce de pouvoir et rien d’autre … J’ai compris ici, à ce moment, comment j’aurais dégringolé dans la hiérarchie du pouvoir si j’avais dit à ce soldat noir que j’étais musulman. Et sur cette route si loin de chez moi, j’ai eu soudain le sentiment que j’avais voyagé dans le temps autant que dans l’espace. »
Pendant l’été 2015, je suis parti avec ma fille de vingt ans, qui a grandi aux États-Unis, pour un voyage à Hébron organisé par l’ONG Breaking the Silence, un groupe d’anciens soldats des FDI déterminés à exposer les maux de l’occupation qu’ils avaient auparavant imposée. À part une unique rencontre avec des militants juifs et palestiniens quelques années plus tôt, je n’étais pas allé dans les territoires occupés depuis mon service armé dans les années 1970.
À Hébron, nous avons vu comme l’armée avait vidé le centre autrefois florissant de la ville de sa population palestinienne et l’avait bloquée pour qu’elle soit utilisée seulement par les colons juifs qui s’en étaient emparés. Nous avons aussi vu le mépris avec lequel les troupes traitaient les Arabes locaux — les vrais propriétaires de l’endroit — et la conduite arrogante des colons protégés par des soldats lourdement armés. Dans un parc nommé d’après Meir Kahane, le rabbin raciste fondateur du parti fasciste Kach, nous avons vu le tombeau construit pour Baruch Goldstein, un médecin qui en février 1994 a massacré vingt-neuf fidèles et blessé plus d’une centaine d’autres au Tombeau des patriarches, qui sert aussi de mosquée — un événement qui a déclenché la campagne de bombardement suicidaire lancée en avril par le Hamas. L’inscription sur la tombe de Goldstein s’enthousiasme de ce que cet assassin de masse — révéré par le ministre récemment rétabli de la Sécurité nationale d’Israël, Itamar Ben-Gvir —« ait donné son âme pour le peuple juif, sa Torah et son pays, ‘les mains propres et le cœur pur’ ».
Pour ma fille, qui avait internalisé une vision assez différente d’Israël aux États-Unis, la pure cruauté et l’insensibilité de l’occupation étaient simplement choquantes. Un État qui a autorisé cela seulement à quelques kilomètres de ce qui est supposé être « la seule démocratie du Moyen-Orient », avons-nous convenu, avait perdu sa boussole morale ; une population juive qui a autorisé cette abomination juste de l’autre côté du « mur de séparation » avait perdu sa conscience. C’était huit ans avant le 7 octobre.
3.
On dispose d’abondantes informations sur ce qui s’est passé à Gaza depuis ce jour, même s’il a été difficile et dangereux d’effectuer des reportages sur le terrain. Si vous souhaitez un récit détaillé, jour après jour, de la façon dont la population locale a vécu la campagne de bombardements des FDI et leur incursion ultérieure sur le territoire de Gaza, Don’t Look Left, d’Atef Abu Saif, est une lecture indispensable. Même dans les rares médias états-uniens grand public qui font preuve d’une relative sympathie à l’égard des Palestiniens de Gaza, les noms et les histoires personnelles sont rarement mentionnés—à l’opposé de ce qui est fait pour les victimes du massacre commis par le Hamas et leurs familles. Abu Saif comble cette lacune en fournissant une chronique des destructions arbitraires et cruelles infligées par les FDI aux membres de sa famille et à ses amis les plus proches.
Abu Saif, ministre de l’Autorité palestinienne, séjournait dans son quartier d’enfance de Jabalia avec son fils adolescent quand la guerre a éclaté. Plutôt que de rédiger un récit politique distancié, il décrit la vie quotidienne et, fréquemment, la mort des gens ordinaires —leur façon de parler, ce qu’ils mangent, quels sont leurs rêves, et comment leurs vies, qui ne sont jamais confortables ni particulièrement pleines d’espoir, sont déchiquetées par les bombardements aériens, le mitraillage par des navires de guerre, les obus d’artillerie, les chars et les drones. Il nous parle, par exemple, de Wissam, sa nièce âgée de vingt-trois ans, qui a perdu ses deux jambes et une main lors d’un bombardement, le 16 octobre, qui a tué presque toute sa famille ; au bout de deux mois, sa sœur Widdad et elle ont enfin été évacuées vers un hôpital égyptien.
Abu Saif et son fils sont sortis de Gaza à la fin de décembre 2023. Toute l’année suivante, le carnage s’est poursuivi dans toute la Bande. En octobre 2024 le chirurgien Feroze Sidhwa, qui avait travaillé à Gaza pendant deux semaines en mars et avril, écrivait dans le New York Times que quarante-trois de ses collègues, ainsi que lui, avaient vu de nombreux jeunes enfants (moins de treize ans) porteurs de blessures par balles à la tête ou la poitrine. L’armée israélienne a ciblé les journalistes et le personnel des médias à Gaza— jusqu’au présent mois de mars, on a recensé 162 morts parmi eux—et a fait de même pour les membres des professions médicales. Le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires indiquait au début de décembre 2024 que dix-sept seulement des trente-six hôpitaux de Gaza étaient encore ne serait-ce que partiellement fonctionnels. À cette date, selon Médecins Sans Frontières (MSF), plus d’un millier de travailleurs de la santé avaient été tués. Début janvier, le registre de l’OMS concernant les travailleurs de la santé emprisonnés en décomptait presque trois cents. Les attaques israéliennes ont tué un total de neuf membres du personnel de MSF depuis le début de la guerre. Le 21 mars, il a été signalé que les FDI avaient bombardé l’hôpital turc près du Corridor de Netzarim, qui sépare le Nord de Gaza du reste de la Bande.
Plusieurs médecins, selon les informations données en septembre 2024 par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, sont réputés être morts au cours de leur détention par Israël. Selon les informations de CNN, le chef de l’hôpital al-Shifa, le plus grand de Gaza, a affirmé qu’il avait été torturé à plusieurs reprises pendant ses sept mois de détention par Israël. (Il a finalement été relâché sans aucun chef d’accusation.) En décembre 2024, les FDI ont arrêté le directeur de l’hôpital Kamal Adwan à Gaza, Hussam Abu Safia, et l’ont conduit au camp militaire tristement célèbre de Sde Teiman, où, selon ce que son avocat a dit à Al Jazeera, il s’est vu infliger diverses formes de torture et de traitements inhumains. Il n’a pas encore été libéré de sa captivité par Israël.
Le Nord de Gaza, notamment Jabalia, a été transformé en un océan de décombres au moyen d’explosifs fabriqués aux États-Unis, dans de nombreux cas des bombes non guidées d’un millier de kilos destinées à infliger des dégâts énormes de façon aveugle. Un cinéaste israélien qui a interviewé des réservistes revenant de Gaza m’a dit que les ravages qu’ils avaient vus leur rappelaient des photos d’Hiroshima. (Il lui reste à trouver des financements israéliens ou européens pour terminer son film.) Entre octobre 2024 et janvier 2025, l’opération du Nord de Gaza semblait suivre le supposé « plan des généraux », une proposition consistant à vider de sa population le tiers de la Bande le plus au nord, en utilisant une combinaison d’action militaire et de privation de nourriture. Des informations sont apparues selon lesquelles la zone entourant le Corridor de Netzarim était devenue une « zone de mort » où les troupes des FDI abattraient toute personne qu’elles verraient. De nombreux témoignages venus de la Bande décrivent des chiens errants se nourrissant de corps non inhumés. Quand l’ancien chef d’état-major des FDI et ministre de la Défense Moshe « Bogie » Ya’alon a décrit cette opération comme du nettoyage ethnique, il a été attaqué par la droite mais aussi par l’opposition, dont les dirigeants l’ont dénoncé car il suggérait que les FDI ne pouvaient plus être décrites comme « l’armée la plus morale du monde ».
Mais « nettoyage ethnique » n’est pas une formule tout à fait appropriée pour les actions des FDI. La population de la Bande n’a pas seulement été privée de nourriture, d’eau, de soins médicaux et d’assainissement, mais elle a été ciblée sans interruption : les gens déplacés depuis une zone aboutissent à une autre, où ils sont de nouveau attaqués ou déplacés. Depuis que les FDI sont entrés dans Rafah en mai 2024 et ont déplacé à nouveau environ un million de Palestiniens vers le Sud de Gaza, où ils sont encore des centaines de milliers à vivre dans de vastes villes de tentes dépourvues de toute infrastructure élémentaire, il est devenu impossible de décrire l’opération israélienne autrement que comme un génocide. Les déplacements répétés, les attaques incessantes sur des secteurs désignés comme zones sûres et la destruction systématique des habitations, des infrastructures, des hôpitaux, des universités, des écoles, des lieux de culte, des musées et d’autres sites de la mémoire et de l’identité collectives—tout cela indique l’intention, déjà exprimée dès les premiers jours de la campagne, d’éradiquer entièrement de Gaza toute existence palestinienne physique et culturelle et de rendre la Bande inhabitable. Depuis la reprise des activités militaires israéliennes, des informations sont apparues selon lesquelles Israël envisage peut-être de s’emparer de toute la Bande et de lui imposer un régime militaire, avec, éventuellement, le soutien de l’administration Trump, en espérant forcer la population à partir dans sa totalité.
Un après-midi au début de décembre 2024, j’étais avec un ami que je connais depuis des décennies dans un café fort fréquenté, devant le Théâtre Habima, à Tel Aviv. J’ai promené mon regard dans ce café plein de monde et j’ai demandé : « Ça ressemble à quoi, une société qui est en train de commettre un génocide ? » « À ça », avons-nous dit d’un commun accord. Certains des jeunes garçons et filles qui sirotaient leurs expressos revenaient peut-être depuis peu de leur service à Gaza ou au Liban. Certains avaient peut-être perdu des amis ou des membres de leur famille le 7 octobre ou dans les combats ultérieurs. Ils avaient tous subi les sirènes des raids aériens en pleine journée ou pendant leur sommeil. En surface, pourtant, tout paraissait terriblement normal, alors même que Gaza était à soixante-dix kilomètres de là vers le sud.
J’étais venu en Israël pour rencontrer mes nouveaux petits-enfants, des jumeaux nés onze mois auparavant. Mais je voulais aussi rencontrer des amis et des connaissances, pour évaluer comment l’humeur ambiante avait changé depuis mon dernier séjour au mois de juin. J’avais été frappé alors par l’incapacité presque totale des Israéliens juifs —et c’était aussi le cas de personnes politiquement ouvertes ou de gauche que je connaissais depuis longtemps—à seulement reconnaître les horreurs que les FDI commettaient à Gaza. Je percevais maintenant un certain changement. Plus de gens semblaient conscients des dévastations extraordinaires perpétrées là-bas, moins souvent par les journaux télévisés que par des articles dans la presse ou des vidéos postées sur les réseaux sociaux par des réservistes des FDI. Les Israéliens auxquels je parlais ne manifestaient pas un grand désir de vengeance ou d’une violence accrue. Mais ils ne manifestaient pas non plus une grande empathie. On voyait plutôt une sorte de résignation, d’indifférence et de désespoir.
Régulièrement, des manifestations demandaient encore des pourparlers sur les otages et, parfois, s’opposaient au gouvernement ou prônaient un cessez-le-feu. Mais leurs effectifs avaient diminué, et l’espoir d’un changement avait largement disparu. Les protestations, de toute façon, ne s’étaient jamais centrées sur les morts de Palestiniens. En décembre, moins de la moitié des Israéliens juifs étaient favorables à la fin de la guerre, tandis qu’après le cessez-le-feu une majorité réclamaient la fin de la guerre en échange de la libération complète des otages. Pendant cette période ceux qui s’opposaient à Netanyahou ont été plus nombreux que ceux qui auraient soutenu un compromis territorial avec les Palestiniens ; il y a eu plus de gens pour se lamenter sur les quelques pertes militaires israéliennes qu’il n’y en a eu pour s’intéresser à l’anéantissement la Bande. Lors de ce deuxième séjour, certains amis m’ont doucement réprimandé pour avoir parlé trop rudement et en public du génocide, et en particulier pour avoir révélé dans un article en anglais qu’un vieil ami à moi avait déclaré aux médias israéliens qu’il « n’y avait pas de place dans [son] cœur » pour le sort des enfants de Gaza. Les communautés arabes en Israël étaient apeurées et silencieuses, subissaient la violence incontrôlée des gangs et l’intimidation policière. Mais à Tel Aviv les restaurants et cafés prospéraient, le nouveau métro léger était propre et efficace, la promenade le long de la plage regorgeait de marcheurs et de coureurs. Il y avait aussi nettement plus de mendiants dans les rues.
Il existe en Israël des voix d’opposants, davantage maintenant que tout de suite après le 7 octobre, mais la plupart d’entre eux se sentent bridés et extrêmement minoritaires. À l’initiative de l’historien Amos Goldberg, j’ai rencontré un groupe d’universitaires juifs et palestiniens de l’Université hébraïque qui m’ont dit qu’ils essayaient de mobiliser leurs collègues non seulement contre la guerre et le gouvernement mais aussi contre une administration universitaire qui a essayé d’étouffer l’opposition et s’est livrée ouvertement à la discrimination contre l’une de ses rares enseignantes palestiniennes, la Professeure Nadera Shalhoub-Kevorkian. C’était un petit groupe. On m’a assuré qu’ils représentaient un nombre plus important, mais deux d’entre eux ont suggéré qu’à l’université, tout le monde n’avait pas le même programme au sein de l’opposition. Certains étaient préoccupés par la répression des voix palestiniennes et par la violence israélienne à Gaza et en Cisjordanie ; d’autres se souciaient de l’indépendance académique et de la liberté d’expression pour les Juifs.
En visitant la célèbre galerie d’art de Said Abu Shakra à Umm al-Fahm, une ville palestinienne à l’intérieur des limites d’Israël, j’ai été ému par une rencontre avec de jeunes artistes juifs et palestiniens qui travaillent là ensemble. Abu Shakra affirmait avec passion que nous avions besoin de nous attacher à l’art et à la fraternité même dans cette période difficile. Mais il reconnaissait que les temps avaient changé. Les jeunes artistes paraissaient réticents à tout échange avec moi et visiblement sensibles au risque de s’exprimer. À Haïfa, chez l’acteur et metteur en scène Sinai Peter, j’ai rencontré plusieurs amis juifs et palestiniens qui ont parlé de manifestations et d’autres formes d’opposition. Un chirurgien palestinien a raconté qu’il avait demandé à prendre la parole lors d’un rassemblement au sujet du massacre en cours à Gaza. Ayant initialement fait face à la résistance des organisateurs, il avait eu finalement l’autorisation d’intervenir, notamment parce qu’il a la réputation d’être un homme raisonnable qui s’exprime sans élever la voix. Il avait remarqué que quelques personnes avaient quitté ce rassemblement peu fourni lorsqu’il avait commencé à parler des souffrances des Palestiniens.
J’ai aussi rencontré des personnes qui m’ont fait des récits à glacer le sang. On m’a parlé d’un pilote de l’armée qui comparait son travail à celui d’un camionneur maniant un équipement particulièrement coûteux. Il décolle et lance son missile à une grande distance de la cible qu’on lui a assignée ; le lendemain, peut-être, les informations lui diront ce que son tir a atteint. On m’a parlé d’une opératrice de drone qui a quitté soudainement le pays après avoir pris conscience du nombre de gens qu’elle avait tués. On m’a parlé d’une femme plutôt de gauche qui avait dit à son fils, à peine revenu de son service à Gaza et bouleversé par ce qu’il y avait vu, qu’elle ne voulait rien entendre à ce sujet. On m’a parlé d’un jeune officier qui, en menant l’inspection d’un bâtiment vide à Gaza, était tombé sur un adolescent palestinien resté sur les lieux pour aider sa grand-mère. Les soldats avaient trouvé cette femme cachée dans le sous-sol et, malgré les ordres de l’officier, l’avaient abattue immédiatement. Il n’avait rien pu y faire, aurait dit cet officier. Et pour citer les mots d’une autre personne : « Si les FDI devaient tuer un millier de chiens à Gaza, cela susciterait dans l’opinion publique une indignation plus forte que le massacre massif d’êtres humains ».
Plusieurs personnes avec qui j’ai parlé ont comparé leur sentiment de normalité à proximité de l’atrocité au film La Zone d’Intérêt (2023) consacré au commandant nazi d’Auschwitz Rudolf Höss, qui vivait avec sa famille dans une maison bien tenue jouxtant le camp.
Certains réservistes, m’a-t-on dit, sont revenus de Gaza en souffrant de graves troubles de stress post-traumatique et n’ont reçu aucune aide. Certains d’entre eux—selon ma source et aussi des informations données par les médias israéliens media—ont mis fin à leurs jours. Au cours de mon séjour j’ai rencontré Lee Mordechai, un courageux jeune professeur de l’Université hébraïque qui a compilé une liste immense de crimes perpétrés par les FDI, qu’il met à jour régulièrement et poste en ligne. De même que les rapports récents d’Amnesty International, de Human Rights Watch et de MSF, c’est une lecture effrayante mais nécessaire.
Mon fils et sa famille récemment agrandie venaient de déménager quand je suis arrivé. L’année passée, quand les sirènes se déclenchaient, ils avaient dû descendre hâtivement deux étages avec leurs bébés pour gagner l’abri au sous-sol. Le nouvel appartement comporte une pièce sécurisée, ce qui implique généralement un loyer plus élevé ou un emplacement plus éloigné du centre de Tel Aviv. La cousine de ma belle-fille et ses filles aident à prendre soin des jumeaux. La plus jeune fille m’a montré de joyeuses vidéos de son père. Celui-ci, à ce moment, était encore détenu comme otage à Gaza. Il a été finalement relâché, très amaigri, en février et il se bat déjà pour que les otages restants soient relâchés.
Il y a un parc public agréable près du nouveau logement de mon fils. Pendant ma visite il a suggéré que nous gravissions une colline appelée Tel Napoleon pour regarder la vue. Pendant notre ascension, le terrain irrégulier et des fragments de murs donnaient des indices révélateurs de maisons détruites. Au sommet de la colline nous avons vu une haie de sabra, de grands cactus utilisés traditionnellement pour délimiter les parcelles—il doit y avoir eu là un village palestinien. Quand j’ai cherché cette colline sur internet, le lendemain, j’ai vu que Wikipedia mentionnait des fouilles archéologiques près du site du village de Jarisha mais ne disait rien sur ce qui avait entraîné sa disparition. Pour trouver des photos du village et des détails sur sa destruction à la fin de mars 1948, il faut consulter le site web de Zochrot, une ONG israélienne qui diffuse des informations sur la Nakba. Nombre des personnes expulsées, surtout celles qui venaient de localités du Nord-Ouest du Néguev ou de la côte Sud, ont abouti finalement dans la Bande de Gaza.
4.
Dans son livre d’une grande force, Une étrange défaite : sur le consentement à l’écrasement de Gaza, Didier Fassin explique pourquoi il a emprunté son titreà L’Étrange Défaite, l’ouvrage de Marc Bloch qui rend compte de l’effondrement de la France en 1940. Le livre de Bloch—écrit quatre ans avant son exécution par la Gestapo pour ses activités dans la Résistance—examinait une défaite militaire ; celui de Fassin étudie une défaite morale. Il commence en ces termes : « Le consentement à l’écrasement de Gaza a créé une immense béance dan l’ordre moral du monde. » « Plus que l’abandon d’une partie de l’humanité, …c’est le soutien apporté à sa destruction que retiendra l’histoire. »
Comment est-il possible, demande Fassin, qu’à de rares exceptions près
« pour des responsables politiques et des personnalités intellectuelles des principaux pays occidentaux […] les vies des civils palestiniens valent plusieurs centaines de fois moins que les vies des civils israéliens ? » Comment expliquons-nous que « les manifestations et les réunions demandant une paix juste » soient interdites ? Pourquoi est-ce que « la plupart des grands médias occidentaux reproduisent de manière presque automatique la version des faits telle qu’énoncée par le camp des occupants sans vérification indépendante, tandis qu’ils émettaient sans cesse des doutes sur la version des faits telle que racontée par les occupés »? Pourquoi « tant de celles et de ceux qui auraient pu parler, voire s’opposer, détournent leur regard de l’annihilation d’un territoire, de son histoire, de ses monuments, de ses hôpitaux, de ses écoles, de ses logements, de ses infrastructures, de ses routes et de ses habitants, et même, pour beaucoup, en encouragent la poursuite ? »
« Le paradoxe », continue-t-il, « est que cette abdication morale des États a été justifiée au nom de la morale même ». Les pays européens ont proclamé qu’ils
« avaient une responsabilité historique à l’égard des juifs et devaient garantir leur sécurité. […] Or l’attaque du 7 octobre était une action monstrueuse qui menaçait l’existence même d’Israël. La riposte de Tashal devenait donc non seulement inévitable mais également légitime […] La destruction de Gaza et d’une partie de sa population était au fond un moindre mal pour éliminer un mal bien plus grand, à savoir la disparition de l’État hébreu voulue par le Hamas. Dans ces conditions, évoquer les crimes en train d’être commis par les Israéliens témoignait de la forme de racisme la plus suspecte, à savoir l’antisémitisme, particulièrement si l’on parlait de génocide pour nommer le massacre de la population palestinienne, puisqu’il était intolérable que les descendants d’un peuple victime du plus grand des génocides soient à leur tout accusés d’en perpétrer un. »
Bien entendu, c’est la façon dont la plupart des Israéliens voient les choses aujourd’hui. En acceptant cet argument sans le critiquer et en donnant leur assentiment à l’anéantissement de Gaza, les gouvernements des États-Unis et de l’Europe occidentale ont également accepté et employé une fausse mémoire de l’Holocauste et une compréhension déformée des enseignements à en tirer pour l’époque présente.
La conséquence à long terme de cette mascarade pourrait cependant être celle-ci : le génocide de Gaza libèrera enfin Israël de son statut d’État unique ancré dans un Holocauste unique. Cela n’aidera guère les dizaines de milliers de victimes palestiniennes, ni les victimes du massacre du Hamas, ni les otages morts ou agonisants, ni leurs familles brisées. Mais la licence dont Israël, terre des victimes, a longtemps bénéficié et abusé est peut-être en train d’expirer. Les fils et les filles de la génération suivante seront libres de repenser leurs propres vies et leur avenir, au-delà de la mémoire de l’Holocauste ; ils devront aussi payer pour les péchés de leurs parents et porter le fardeau du génocide perpétré en leur nom. Ils devront tenir compte de ce que le grand poète israélien Avot Yeshurun, trop souvent oublié, a écrit dans le sillage de la Nakba, dont nous assistons à une répétition, ou à une continuation : « L’Holocauste des Juifs d’Europe et l’Holocauste des Arabes d’Eretz Israel sont un Holocauste du peuple juif. Ces deux-là se contemplent l’un l’autre directement, face à face. C’est de cela que je parle. »
—27 mars 2025