Le théâtre comme action politique : interview d’Einat Weizman

Jonathan Ofir interviewe la dramaturge israélienne Einat Weizman à propos de sa pièce « Prisonniers de l’Occupation » et comment le théâtre peut devenir un vecteur de mobilisation et de changement politiques.

La pièce d’Einat Weizman, Prisonniers de l’Occupation est jouée au Danemark de mi-avril au 6 mai. La pièce, qui est le produit d’interviews de plusieurs prisonniers politiques palestiniens, en particulier ceux qui sont incarcérés sur soupçon de résistance armée, est un énorme succès, avec plus de 20 représentations à guichets fermés, d’innombrables interviews, placée au top des critiques dans les plus grands journaux. La pièce a rencontré une forte résistance en Israël où elle a d’abord été interdite par Miri Regev, la ministre de la Culture, puis a réussi à être jouée quelques fois au prix de coupes significatives.

La pièce fait partie d’une trilogie centrée sur la résistance palestinienne. La première partie concerne la résistance par l’art et est intitulée I, Dareen T. (Moi, Dareen T., sur la poétesse palestinienne Dareen Tatour,qui a été emprisonnée pour un poème intitulé « Résistez leur »); Prisonniers de l’Occupation, qui se concentre sur la résistance armée et la prison ; et la dernière partie, Comment Faire une Révolution, qui se centre sur le système oppressif de l’occupation israélienne avec ses tribunaux militaires.

J’ai interviewé Einat Weizman le 18 avril 2023, à la suite de la représentation de ce soir-là et voici une version légèrement retouchée de notre conversation.

Jonathan Ofir : Je viens juste de voir la pièce, Prisonniers de l’Occupation, qui est donnée ici à Copenhague et dont les représentations vont se poursuivre plus de vingt fois dans des salles à guichets fermés – c’est un énorme succès ici. Cela a été une expérience plutôt bouleversante de voir cette pièce. Être dans une cellule avec les prisonniers politiques palestiniens et faire presque l’expérience de la torture – la torture mentale incessante, la torture physique, le harcèlement sexuel et les grèves de la faim, ce que cela représente. C’était terrible et génial en même temps.

Je suis intéressé à apprendre ce qu’il y a à l’arrière-plan de cette pièce. Tu viens d’Israël, tu es actrice, tu as évolué vers la mise en scène et la création théâtrale – tu as écrit cette pièce en Israël et tenté de la donner en représentation. Comment cela a-t-il été reçu en Israël ?

Einat Weizman : Donc la pièce était programmée pour un festival de théâtre à Akka (Acre) et quelques semaines plus tard, elle a été interdite sur des bases politiques. C’était en 2017. L’interdiction de la pièce a été suivie d’une tempête médiatique parce que tous les autres artistes ont retiré leurs pièces du festival – tous les acteurs, tous les metteurs en scène, tous les danseurs, le comité artistique et, en fin de compte, le directeur artistique a démissionné. Ainsi c’est l’ensemble du festival qui s’est effondré. Et donc cette année-là, il n’y a pas eu de festival de théâtre – ce qui a amené le ministère de la culture, alors dirigé par Miri Regev à tenter de justifier l’interdiction. Ils ont dit que ce n’était pas de la censure, elle a dit que c’était parce que je glorifiais les terroristes qui ont du sang sur les mains. Elle a repris cet argument au Parlement. Cela a évidemment conduit à de nombreuses attaques contre moi et ma famille, j’ai reçu des menaces de mort – et j’ai pensé que je ne pourrais même pas donner des représentations de cette pièce. Mais ce n’était que le début d’un voyage à l’intérieur de la prison, au cœur du sujet.

Cette histoire des autres qui ont annulé leur participation au festival semble assez extraordinaire et spectaculaire. Est-ce que les autres ont aussi dit pourquoi ils t’ont soutenue ?

Oui, ils ont tous dit qu’ils défendent la liberté d’expression. Donc c’était un genre de déclaration social-démocrate pour la liberté d’expression, pas une déclaration radicale en soutien aux prisonniers politiques. Pour eux, il était impératif de déclarer qu’ils défendaient la liberté d’expression – c’est plus facile, bien sûr, et je les comprends. Le fait qu’ils ont agi ainsi en solidarité et se sont retirés du festival est très surprenant et je le respecte.

C’était donc en 2017. Et la pièce a eu l’occasion d’être jouée en Israël quelques années plus tard, n’est-ce pas ?

Donc, après l’interdiction, mes tentatives auprès d’autres théâtres ne trouvaient évidemment que portes closes… toute la communauté théâtrale me soutenait puissamment et me disait « continue, sois forte, on est avec toi » – mais personne- aucun directeur artistique, ne voulait prendre le risque d’accueillir la pièce, parce qu’elle a été tellement controversée qu’ils ne voulaient pas prendre le risque. Alors, j’étais seule et de fait, cela m’a donné une opportunité, parce que je pensais, ok personne ne va le faire, donc si telle est la situation, alors je peux même rechercher une autre façon de faire, pas celle à laquelle j’ai pensé au début. Parce qu’au début je pensais baser la pièce sur des lettres de prison et après j’ai compris que toutes les lettres sont évidemment lues par les services secrets et que ce n’était donc pas l’information que je voulais. Alors j’ai commencé à rencontrer d’anciens prisonniers. Ensemble, nous avons reconstruit la pièce et situé tous les éléments importants à l’intérieur de la prison, ce que sont les sujets importants dont nous devons parler, ainsi nous avons fait cette reconstruction à partir de leurs souvenirs…

SI je peux t’interrompre ici – quand tu dis que les services secrets lisent ces lettres, tu veux dire que les prisonniers font déjà attention à ce qu’ils écrivent et qu’ils s’autocensurent ?

Bien sûr. 

Et tu voulais avoir l’histoire plus complètement ?

Oui, je voulais l’histoire intégralement et je sais qu’il y a des points obscurs dans l’apartheid israélien qu’il n’y a pas moyen de documenter. Comme la prison – il n’y a pas de caméras, il n’y a pas d’enregistreurs et il n’y a pas moyen de savoir réellement ce qu’il se passe à l’intérieur. Aussi, dans ce cas, le théâtre a été comme un outil pour moi, pour montrer les points non documentés. C’est pourquoi j’ai travaillé avec les prisonniers, en reconstruisant à partir de leurs souvenirs et je leur ai demandé de montrer exactement comment tu t’asseyais, ce qu’il faisait, et de quelle taille était la salle. Donc, tous ces petits détails ont été reconstruits dans notre travail de recherche.

Par exemple, un interrogateur torturant un prisonnier – quelque chose que j’ai vu dans la pièce elle-même- c’est horrible. Est-ce que tu as obtenu ces descriptions à cause de ton contact direct avec ces prisonniers ?

Oui, c’est la seule façon. Il y a des choses qui ne peuvent pas être documentées. Alors il faut faire confiance, tu sais bien sûr, ce n’est pas seulement un prisonnier, j’ai parlé à de nombreux prisonniers. Et un seul était encore en prison, et il y est toujours à ce jour ; il a écrit une scène qui m’a été envoyée de la prison – il s’agit de Walid Daqqa. Malheureusement, il a eu un diagnostic de cancer et maintenant il n’est plus en prison, il est hospitalisé et il y a une campagne actuellement pour sa libération immédiate.

Je pense qu’il est dans les prisons israéliennes depuis plus de 30 ans ?

Trente-sept ans. Il devait sortir, mais il a écopé de deux années supplémentaires lorsque Basel Ghattas  (ancien avocat de Balad) a été pris pour lui avoir fait passer des téléphones – donc deux années ont été ajoutées à sa peine.

Donc, pour revenir à la pièce en Israël …

Finalement, quelque chose s’est passé. À ce moment-là, Miri Regev, la ministre de la culture, essayait de faire passer une loi nommée loi « de la loyauté en art » mais elle n’a pas réussi et quand son projet a échoué, cela a été un signal pour moi pour aller voir des théâtres et leur dire s’il vous plaît allons-y, prenez Prisonniers de l’Occupation, puisqu’il n’y a pas de loi et que le théâtre ne pourra pas être fermé. Et alors le théâtre a accepté, avec quelques restrictions. Des avocats ont dû prendre connaissance de tout ce que j’avais écrit et je n’ai pu établir aucune relation publique, mais j’ai eu une scène à Tel Aviv à la fin de 2019 pour Prisonniers de l’Occupation.

Et la pièce a été jouée combien de fois ?

Pas beaucoup parce qu’après, le COVID-19 a commencé

Donc, que la pièce ait pu être jouée en Israël a été tout le tempos une sorte de lutte malgré tout, tel que tu décris la situation, mais tu as fait jouer la pièce en Norvège (2020) et au Japon (2023) et maintenant elle est au Danemark. Tu as donné au moins une dizaine d’interviews à la presse et tu obtiens des critiques de grands journaux qui mettent la pièce au top. Quel effet cela te fait en comparaison de toute la lutte en Israël ?

C’est tellement étrange pour moi, tu sais. Je viens d’Israël où tant de gens me détestent. Parfois je suis simplement dans la rue et des gens s’adressent à moi en disant « Je suis tellement content que ça ne marche pas pour toi ». C’est arrivé juste avant que je vienne ici, il avait tellement de haine dans les yeux. Donc, ça, j’y suis habituée…

Mais en venant ici, tout d’abord j’ai remarqué qu’il y a partout des affiches de Prisonniers de l’Occupation, ce qui est très étrange pour moi ! C’est comme, quoi ? Où suis-je, sur la lune ? C’est comme si la ville m’avait prise dans ses bras à la minute où je suis arrivée. Et puis l’amour du public, et la façon dont les media acceptent cette pièce sont tellement étonnants, cela me fait beaucoup espérer qu’il y a quelqu’un qui veut bien écouter cette histoire. Et cela a du sens et le public ne pense pas que « ce sont des terroristes » ou que la pièce devrait être arrêtée… donc c’est comme un miracle à mes yeux, pour quelqu’un comme moi d’où je viens – cela m’emplit d’une énergie nouvelle.

C’est fantastique. Rétrospectivement, comment t’es-tu retrouvée là ? Tu étais une actrice israélienne très en vogue sur les chaînes télé mainstream israéliennes et tout d’un coup, tu as rompu et tu t’es mise à faire du théâtre politique. Le prix que cela t’a coûté est considérable. Y a-t-il un moment où tu as rompu avec le courant dominant pour aller dans ce domaine controversé en Israël ?

Oui, bien sûr, il y a eu un tournant dans ma vie en 2014 pendant l’attaque contre Gaza. Une photo de moi avec le drapeau palestinien (sur un t-shirt) a été partagée sur les réseaux sociaux. Cette photo avait été prise en 2006 mais les gens ont pensé que c’était en 2014 lors de l’attaque contre Gaza et il y a eu de nombreux appels à interdire tout ce que je fais et à ne pas regarder mes films ni les séries tv dans lesquelles je jouais. Il y a eu des attaques contre moi sur les réseaux sociaux, bien sûr, et beaucoup de menaces sur ma vie et des menaces selon lesquelles j’allais être violée avec grande créativité… et la haine est passée des réseaux sociaux à la rue parce que les gens me connaissaient. Donc pendant quelque temps marcher seule dans la rue était très effrayant pour moi. J’essayais de ne pas trop sortir et si je le faisais, des amis m’accompagnaient partout où j’allais.

Mon agent de l’époque m’a dit : « d’accord, si tu veux sauver ta carrière, il faut que tu ailles voir les media, la presse, que tu t’excuses et que tu t’expliques et que tu dises que tu défends Israël, sans quoi je ne peux plus t’envoyer à quelque audition que ce soit ». Donc j’ai dit : « ok, ne le fais pas ». Et j’ai dû digérer tout ce qui m’était arrivé, parce que c’était… tu sais, pour quelqu’un qui est habituée à recevoir de l’amour, être soudain tellement haïe et ne pas avoir le droit de jouer. Je n’étais pas en bon état psychologique. Alors j’ai décidé de ne pas m’engager dans une thérapie mais de tenir compte de l’expérience et de la mettre sur la scène. Donc c’est comme cela que ma première pièce, Shame (Honte), est sortie, sur l’intersection entre l’art et la politique.

Tu as décidé de ne pas t’excuser……

Non, j’ai mis mon militantisme dans le théâtre – ayant été repoussée de la scène, j’ai décidé de mettre mon histoire sur scène. Ce fut ma première pièce. Puis, j’ai réalisé que le théâtre est un outil assez efficace et que je transfèrerais tout mon militantisme sur scène. J’utiliserai mes privilèges d’israélienne juive blanche en Israël pour promouvoir le narratif palestinien – toutes choses dont il est presque impossible aux artistes palestiniens, aux Palestiniens en général, de parler – c’est plus facile pour moi. Je peux être interdite, mais je ne serai pas (jusqu’à présent) emprisonnée pour mon travail artistique. C’est ce que j’ai fait depuis lors.

Est-ce que d’autres de tes séries ou films ont été annulés, es-tu considérée comme « artiste non grata » en Israël ?

Je ne joue plus pour la télé israélienne. Les gens ont peur de travailler avec moi. J’en ai fait l’expérience à plusieurs reprises. Les gens ont peur de travailler avec moi parce que je suis étiquetée radicale-gauchiste, comme une traître. Il m’est plus facile de travailler avec des Palestiniens qu’avec des Israéliens.

Plus récemment, avant les élections de 2022, tu as adhéré au Balad-Tajammu’ party, un parti qui représente essentiellement des Palestiniens et qui plaide pour un État unique laïque et démocratique, et instantanément tu te retrouves numéro 6 sur leur liste ! Ils n’ont pas établi de seuil, mais comment c’était d’entrer en politique ? Tu ne viens pas d’un milieu de professionnels de la politique, n’est-ce pas ?

En effet, je ne viens pas d’un milieu politique, je suis une artiste et la façon dont je fais du théâtre est une forme politique. Parce que, bien sûr, la pièce elle-même est très importante pour moi, mais il y a quelque chose de plus important, ce sont les alliances et les communautés qu’elle crée. Comme actuellement, j’ai une communauté avec des prisonniers politiques – d’anciens prisonniers politiques et des prisonniers encore incarcérés. Et inconsciemment, je me suis construit une plateforme politique sans même m’en rende compte.

Toutes ces communautés… parce qu’avant Prisonniers de l’Occupation, j’ai créé une autre pièce sur les démolitions de maisons et je suis toujours très active à Al-Araqib – un village bédouin qui a été démoli 215 fois jusqu’à aujourd’hui. Depuis 2016 date de la création de la pièce, j’ai continué à travailler avec Al-Araqib, alors c’est aussi une communauté…Chaque pièce me fait créer une communauté et je travaille avec une communauté, donc l’outil c’est l’art mais dans le contexte. J’admets que je ne pouvais imaginer que c’est ce que je fais – mais je fais de la politique. C’était inconscient et j’ai été surprise de me trouver numéro 6 dans un parti que j’admirais et soutenais de loin. J’ai toujours soutenu le parti et j’étais proche de sa direction, mais je n’imaginais pas que j’en ferais partie.

C’est une histoire sensationnelle. Je voudrais te demander vers la fin de cette interview – maintenant que cette pièce a été jouée en Norvège, au Japon, au Danemark, ce à quoi tu veux que cette pièce aboutisse.

Le succès, c’est, pour moi, quand les gens quittent la salle et me disent : « oh, que puis-je faire ? » – je veux que les gens soient actifs – émus et actifs. Si quelqu’un vient me demander “comment pouvons-nous nous engager, donnez-moi les outils », c’est un succès.

Si quelqu’un te demandait cela, que lui dirais-tu ?

Il y a tant de choses que les gens peuvent faire … on peut être actif simplement sur les réseaux sociaux, mais j’ai des amis qui vont tous les samedis dans la vallée du Jourdain accompagner des Palestiniens et les protéger des colons – il y a de nombreuses sortes d’activisme. Donc oui, il y a beaucoup à faire. Mais aussi, en dehors d’Israël-Palestine, dans différents pays, il est essentiel de s’exprimer haut et fort pout les droits des Palestiniens.

Je peux voir pourquoi Miri Regev a essayé d’interdire ta pièce … Si elle savait qu’elle parcourrait le monde comme ça, peut-être qu’elle voudrait même faire plus d’efforts. Mais elle n’a pas réussi. Et je te souhaite le plus grand succès pour l’avenir de cette production. Merci beaucoup.

Merci.