La Rapporteuse spéciale Francesca Albanese discute de l’accusation de génocide à Gaza lancée par l’Afrique du Sud, et de la lutte de pouvoirs qui se joue dans l’arène juridique
Les employés de la municipalité de Bethléem hissent un drapeau de l’Afrique du Sud en signe d’appréciation pour leur procès contre Israël à la Cour internationale de justice (CIJ), dans la ville cisjordanienne de Bethléem, 16 janvier 2024. (Wisam Hashlamoun/Flash90)
Depuis qu’elle a accepté la position de Rapporteuse spéciale des Nations Unies pour les territoires palestiniens occupés en 2022, Francesca Albanese a énergiquement signalé les violations des droits humains et défendu avec vigueur la protection des Palestiniens selon le droit international. Il y a deux semaines, les enjeux de son mandat sont devenus encore plus importants, l’Afrique du Sud ayant saisi d’une affaire qui fera date la Cour internationale de justice (CIJ), accusant Israël de commettre un génocide lors de sa guerre en cours dans la Bande de Gaza.
Les représentants des deux États ont présenté leurs arguments juridiques à La Haye le 11 janvier et le 12, au cours d’audiences qui ont été regardées dans le monde entier avec de grandes attentes. Même s’il est probable que la Cour prenne plusieurs années avant d’atteindre une conclusion sur la question plus large de déterminer si Israël a violé la Convention de Genève, elle devrait statuer sur les mesures conservatoires demandées par l’Afrique du Sud, dont la question du cessez-le-feu, d’ici quelques semaines.
Albanese — une avocate et universitaire, et la première femme à être nommée à son poste actuel aux Nations Unies — a naturellement suivi très attentivement les procédures de la CIJ. Après les audiences, elle a rencontré +972 pour faire sens de ce moment crucial dans l’histoire d’Israël-Palestine, dont les ricochets se font sentir dans le monde entier — et particulièrement dans le Sud global.Elle a parlé de ses réactions initiales aux audiences, de la mauvaise volonté de l’Europe à réfléchir sur son passé colonial et génocidaire, et de l’importance de la lutte internationale de pouvoirs qui se joue dans l’arène juridique. La conversation a été éditée pour des raisons de longueur et de clarté.
Quel est le mandat exact de la CIJ, par rapport à la CPI [Cour pénale internationale] et comment la Convention sur le génocide entre-t-elle en jeu ?
La Cour pénale internationale (CPI) est un tribunal conçu pour faire rendre des comptes aux auteurs des crimes internationaux les plus haineux — à savoir les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, la génocide et les crimes d’agression. Ce n’est pas un organisme des Nations Unies, mais qui a été institué en 1998 par le Statut de Rome.
La CIJ, d’un autre côté, est l’un des six organismes officiels des Nations Unies, et elle sert comme son principal organisme judiciaire. Son rôle est de résoudre des litiges juridiques qui naissent entre les États, ainsi que de fournir des avis consultatifs sur des questions juridiques qui lui sont soumises par des entités comme l’Assemblée générale des États-Unis ou le Conseil de sécurité des Nations Unies. Si ses avis consultatifs ne sont pas contraignants, ses décisions à propos de litiges juridiques [comme celui concernant actuellement Gaza] le sont.
La requête de l’Afrique du Sud a été déposée dans le cadre de la Convention sur le génocide de 1948, sur laquelle la CIJ a juridiction. L’Afrique du Sud et Israël ont tous deux signé et ratifié la Convention, et Pretoria invoque ses droits et obligations selon cette convention pour empêcher un génocide et sauvegarder les Palestiniens de Gaza de l’annihilation.
La Convention impose une double obligation à ses États membres : premièrement, d’empêcher un génocide ; deuxièmement, de le punir une fois qu’il s’est produit. Par conséquent, selon ce traité, il est requis que les États amènent devant la justice un autre État quand il y a un risque que ce dernier commette un génocide ou qu’il ne l’a pas empêché. Les États sont obligés de coopérer à la poursuite de la justice.
À la lumière du nombre sans précédent des victimes palestiniennes dans la guerre israélienne en cours sur Gaza ; des déclarations choquantes du gouvernement et des responsables militaires et des membres du Parlement israéliens ; de l’utilisation de la nourriture, de l’eau et des médicaments comme outils de guerre afin d’affamer la population entière et de la laisser mourir ; et des multiples attaques indiscriminées contre les civils, les refuges des Nations Unies et les hôpitaux, l’Afrique du Sud a estimé qu’il y avait des motifs suffisants pour croire qu’Israël commet un génocide contre la population palestinienne de Gaza.
Cette procédure se distingue d’un autre cas en cours à propos des territoires occupés, qui a été présenté devant la CIJ par l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 2022 : la demande pour un avis consultatif sur la légalité de l’occupation. Si celle-ci manque par définition de force juridiquement contraignante, elle sert de précédent en matière de droit international. Une audience publique sur ce point est prévue le 19 février, après la soumission de rapports écrits de nombreux États.
Comment la Cour peut-elle intervenir ? Qu’est-ce qui se passe si elle accepte la réclamation de l’Afrique du Sud qui affirme qu’Israël est en train de commettre un génocide ?
La CIJ a la capacité d’ ordonner des mesures conservatoires pour arrêter le génocide en cours. Ces décisions sont contraignantes et les États sont censés les respecter.
Un cessez-le-feu immédiat, ou la cessation des hostilités, est la mesure conservatoire principale demandée par l’Afrique du Sud. Dans un tel scénario, les nations et leurs gouvernements devraient répondre en faisant pression sur Israël pour qu’il s’y conforme et ils devraient être prêts à recourir à l’imposition de sanctions économiques, diplomatiques et politiques sur Israël en cas de non-respect.
Si le seuil de définition d’un génocide en vue de mesures conservatoires est bas, prouver l’intention de détruire un groupe totalement ou en partie (dolus specialis) reste compliqué. Cela nécessite une analyse juridique plus approfondie de la conduite, capacité et intention en conformité avec la Convention sur le génocide.
Notre histoire récente souligne que le déploiement manifeste de la force militaire est contre-productif lorsqu’on veut protéger le droit à l’existence des communautés autochtones. Il n’ouvre jamais la voie à la paix ou à la stabilité. En ce sens profond, la Cour a le potentiel de marquer l’histoire. Par-delà le rôle important de la Cour, échouer à restaurer la paix et la stabilité dans l’intérêt à la fois des Palestiniens et des Israéliens aura des répercussions au-delà des questions de droit international, en faisant écho à un échec de l’humanité en son essence même.
Quelles sont les actions prises par la Cour dans des cas similaires du passé ?
Il y a plusieurs exemples pertinents. Dans l’affaire en cours entre la Russie et l’Ukraine, la CIJ a déjà souligné dans ses mesures conservatoires que la Russie « doit rapidement cesser » les opérations militaires initiées le 24 février 2022 dans le territoire de l’Ukraine. Cependant, la Russie a contesté cette directive, présentant des « objections préliminaires » mettant en question la juridiction de la Cour et l’admissibilité de la requête.
La Gambie, également, a déposé une requête à la CIJ en 2019, alléguant que Myanmar n’avait pas rempli ses obligations selon la Convention sur le génocide en ce qui concerne le peuple rohingya dans l’État de Rakhine [anciennement État d’Arakan]. La CIJ a promulgué une ordonnance de mesures conservatoires en 2020, intimant au Myanmar de « prendre toutes les mesures en son pouvoir » pour empêcher des actes définis dans la Convention sur le génocide. Cela incluait de garantir que son armée et toutes les unités armées irrégulières s’abstiennent de commettre de tels actes. De plus, la Cour a demandé au Myanmar de « prendre des mesures efficaces pour empêcher la destruction et assurer la préservation des preuves » relatives à la procédure de la CIJ et de soumettre des rapports réguliers détaillant les mesures prises pour se conformer à l’ordonnance.
Quelle a été votre réaction initiale aux audiences de la Cour les 11 et 12 janvier ?
Les interventions de l’équipe juridique sud-africaine étaient convaincantes, cherchant honnêtement à établir l’intention du gouvernement israélien et de son armée de commettre un génocide, tout en étayant leurs arguments par des preuves irréfutables. Ils ont souligné que la conduite d’Israël à Gaza faisait partie d’une violence systémique, et non d’une série d’incidents déconnectés ou isolés, fournissant une perspective globale sur l’énormité de l’atrocité en train de se dérouler.
Mon impression sur la défense israélienne était qu’ils semblaient incapables de dénier ou de réfuter les accusations, n’offrant que des tentatives minimales et peu convaincantes de justification. Ils sont apparus mal préparés pour répondre à l’ampleur des accusations et ont eu des difficultés pour monter une défense robuste, éludant souvent les preuves décisives fournies par l’équipe juridique de l’Afrique du Sud — peut-être étaient-ils peu habitués à se trouver sous un examen si serré, et aussi pressés par le temps.
Ce que j’ai trouvé le plus frappant a été l’utilisation déformée du droit humanitaire international (DHI) par Israël. Leurs arguments défensifs étaient élaborés dans le langage du DHI, sans répondre aux questions spécifiques — comme les ordres d’évacuation de masse présentés comme des « avertissements », la connaissance de la famine et de l’apparition des maladies infectieuses — et citant souvent des « boucliers humains » comme justification de toute opération militaire, quelle que soit la cible. Ils ont argué que les morts civiles à Gaza pouvaient être attribuées seulement au Hamas, faisant finalement de la population une cible légitime.
L’Afrique du Sud et les pays soutenant l’initiative ont montré du courage, à la fois éthique et politique, en défiant Israël et les nombreux pays occidentaux qui le soutiennent vigoureusement, malgré la catastrophe apocalyptique créée à Gaza. C’est pourquoi la solidarité doit se renforcer parmi les pays qui ont soutenu l’Afrique du Sud, parce que leur unité peut atténuer les contre-coups potentiels —il peut effectivement y avoir des répercussions politiques et économiques.
J’espère fortement que la Cour reconnaitra la nécessité de mettre fin aux hostilités. Même si les Palestiniens ne font pas partie de la procédure, j’espère que toutes les parties en guerre respecteront la décision de la Cour. Alors que mon travail comme experte indépendante des Nations Unies, ainsi que celui d’autres Rapporteurs spéciaux, a été largement utilisé par les avocats sud-africains, j’aimerais que leur appel à la justice soit également entendu par les pays occidentaux.
En tant qu’Européenne, j’espère particulièrement que l’Europe prendra position et prouvera son engagement pour le droit international et les droits humains, sinon le rôle du droit international sera encore plus gravement, et irrémédiablement, compromis. Le droit pourrait paraître inefficace sans mise en oeuvre politique et les politiques dépourvues de contraintes juridiques peuvent rapidement basculer dans un comportement criminel.
Comment expliquez-vous le silence des pays européens sur la question du génocide — une question qu’ils connaissent très bien à partir de leur propre histoire ?
Dans un débat récent auquel nous avons tous deux participé, Dr Omar Barghouti [co-fondateur du mouvement de Boycott, désinvestissement et sanctions] a affirmé que l’impact durable de 500 ans de colonialisme est perceptible dans les caractéristiques des Européens. L’état d’esprit européen a été de manière indélébile façonné par les ramifications du colonialisme et de l’héritage historique associé. Cette empreinte peut se matérialiser comme la forme subtile d’un racisme internalisé. Par conséquent, les Européens, comme leurs homologues dans d’autres nations occidentales, peuvent afficher un biais discernable dans leur empathie.
Après les événements du 7 octobre, il y a eu un sentiment collectif de choc et d’horreur devant la perte tragique de vies civiles en Israël, la violence brutale infligée aux Israéliens et la prise d’otages. Je les ai condamnés comme crimes de guerre et argué qu’il devait y avoir une enquête sur ces actes, des poursuites et que les coupables devaient être traduits en justice. D’une manière compréhensible, il y a eu une réponse légitime et compatissante envers le peuple israélien.
A l’inverse, il semble qu’il y ait une désensibilisation aux pertes palestiniennes — même maintenant alors que près de 24000 Palestiniens, pour beaucoup des enfants, sont enterrés dans des fosses communes ou abandonnés à la décomposition dans les rues, à côté d’environ 7000 disparus, probablement morts sous les décombres. L’impact que cela aura sur les Palestiniens des futures générations, sur ces enfants que nous voyons trembler de terreur sur des lits et des planchers d’hôpitaux, blessés ou mutilés, et souvent orphelins, sans aucun parent pour prendre soin d’eux, est inacceptable. Tout en condamnant sans équivoque la violence contre les civils, une position clairement définie dans le droit international, il y a une normalisation inquiétante des souffrances de la population palestinienne.
De plus, l’histoire tragique qui a frappé le peuple juif pendant des siècles rend difficile de concevoir qu’un État fondé et habité par des survivants d’un génocide pourrait actuellement être impliqué dans une telle violence et une telle conduite criminelle. Cependant, il est crucial de reconnaître que ce sentiment est émotionnel plutôt que logique. Comprendre la nature et les schémas dans le fait de commettre des crimes nous rend capables d’anticiper leur apparition et de travailler à les prévenir. J’y crois vraiment pour la sécurité et le bien être durable à la fois des Israéliens et des Palestiniens.
Sans aucun doute, la situation actuelle a des implications directes pour le droit international et elle a une grande importance dans la remise en question de la représentation de certains acteurs — dans ce cas les Palestiniens, comme d’autres peuples du Sud global— qui étaient traditionnellement considérés comme marginaux et subalternes. Elle nécessite un examen nuancé du jeu complexe entre les héritages historiques, les biais de l’empathie et l’obligation de remédier aux graves violations des droits humains à une échelle globale. Encore une fois, avec les intérêts et le caractère sacré de la vie, à la fois des Israéliens et des Palestiniens, à cœur.
Est-ce que l’Afrique du Sud ouvre la voie à la définition d’un nouveau chapitre pour le Sud global, en accédant à la capacité d’agir dans l’arène internationale après des siècles de colonialisme et d’apartheid ?
L’action de l’Afrique du Sud contre Israël semble avoir ouvert une nouvelle ère dans les relations entre le Nord global et le Sud global, et l’impact symbolique est profond. Être témoin de la façon dont des experts juridiques éminents sud-africains et irlandais ont défendu une population qui subit encore le colonialisme de peuplement et l’apartheid, comme cela a été le cas en Afrique du Sud jadis, était profondément émouvant.
Le discours s’est étendu au-delà de l’expérience palestinienne du génocide, en mettant en lumière des génocides déniés historiquement, comme le génocide Herero et Namaqua que l’Allemagne a commis en Namibie quelques décennies seulement avant l’Holocauste en Europe. Cette exposition suscite un débat sans précédent et plus large au sein du grand public.
La position résolue prise par l’Afrique du Sud, maintenant suivie par plusieurs pays, est remarquablement puissante. Elle envoie un message clair à l’Occident, déclarant : « Nous n’avons plus peur ». Il est crucial de reconnaître la nécessité de réintroduire le respect pour le droit international dans le discours et de reconnaître que dépeindre le monde comme polarisé entre « vertueux » et « diabolique » — ou pire entre « civilisé » et « non-civilisé » — n’est plus convaincant désormais. Le paysage géopolitique de l’avenir est bien plus complexe, avec le Sud global réclamant un siège à table.
Ce dont nous sommes témoins s’étend au-delà de la question spécifique d’un génocide en train de se dérouler à Gaza ; cela symbolise l’opposition au colonialisme, en mettant en avant la nécessité de se confronter à l’histoire. Ce n’est pas une coïncidence si nous commençons à parler ces jours-ci du génocide Herero. L’affaire initiée par l’Afrique du Sud a le pouvoir d’incarner le fait que les voix opprimées s’élèvent, et elle donne une lueur d’espoir pour ceux et celles dont les vies sont suspendues entre la survie et l’abîme.
Alba Nabulsi est une journaliste palestino-italienne, éducatrice et traductrice basée à Padoue, en Italie. Elle a travaillé comme chercheuse sur les politiques et consultante pour différents instituts publics et privés (Université de Boston, IUAV Venise, Université de Padoue). Fondatrice du collectif Zaituna, elle promeut la culture palestinienne et la sensibilisation politique par la culture. Elle s’intéresse particulièrement au postcolonialisme, aux questions de genre et au développement urbain en Afrique subsaharienne et en Europe. Instagram: @nabulsi_girl_in_italy.