Depuis l’attaque du 7 octobre, les Palestiniens et les militants pour la paix en Israël ont été de plus en plus ciblés par les employeurs, les universités, les autorités gouvernementales et les groupes de droite
Une semaine après l’attaque du Hamas, le 7 octobre, au sud d’Israël, Israel Frey, un journaliste haredi de trente-six ans spécialiste du conflit israélo-palestinien, venait de retourner à son appartement à la périphérie de Bnei Brak, une ville à dominante ultra-orthodoxe à l’est de Tel Aviv quand il a entendu du bruit au dehors. C’était après 10 heures du soir, quelques heures après la fin du Shabbat. Quelqu’un — il ne se souvient pas qui— lui a envoyé un message lui signalant que son adresse circulait en ligne, ainsi que des appels à rejoindre La Familia, un groupe d’extrême-droite (qui a commencé comme un fan club pour la plus grande équipe de football de première ligue de Jérusalem), en vue d’attaquer sa maison. Quand Frey a essayé de vérifier s’il y avait quelqu’un à la porte de son apparement, il a découvert qu’on avait bloqué le judas. Les bruits dans la rue s’amplifiaient. Il pouvait entendre des gens crier « traitre ». Ils paraissaient lancer des pétards sur le bâtiment. Il a propulsé sa femme et leurs deux enfants, âgés de huit et de treize ans, hors du salon qui a une grande fenêtre et il a envoyé frénétiquement des textos à des amis : « Des gens attaquent ma maison. S’il vous plait venez faire quelque chose ».
Un voisin a approché la foule pour négocier un passage en toute sécurité pour la famille de Frey. Avant que les enfants ne quittent l’appartement, Frey a couvert leurs visages avec des foulards pour que la foule ne puisse pas les voir. il est resté à l’intérieur, écoutant les bruits du rassemblement devenir de plus en plus frénétiques et tapageurs, jusqu’à ce que la police arrive à sa porte vers trois heures du matin et lui dise qu’il devait partir. Un pétard a heurté la fenêtre du voisin d’en-dessous de Frey, cassant la vitre. Lorsque trois policiers ont escorté Frey à l’extérieur, l’un d’eux a attrapé le bras de Frey et lui a craché dessus.
Frey a été conduit hors de Bnei Brak dans une voiture de police, puis a continué dans son propre véhicule qu’un autre officier de police avait conduit. Mais, comme Frey l’a réalisé rapidement, deux autres voitures continuaient à le suivre. Il est allé jusqu’à Ichilov, un grand hôpital de Tel Aviv, et s’y est mis à l’abri. Il a finalement réussi à se rendre dans l’appartement d’un ami où il était encore lorsque nous avons parlé en visio quelques semaines plus tard, grâce à une relation agissant comme interprète. Autant que Frey le sache, il n’y a eu aucune arrestation pour l’attaque sur son immeuble. « La police n’a protégé ma vie que dans la mesure où ils ont empêché les gens d’entrer dans l’immeuble, et m’ont escorté à l’extérieur », a-t-il dit. « Je ne sais pas quand je pourrai revenir chez moi, si je peux jamais le faire ».
Frey, qui est de faible corpulence et porte des lunettes, ainsi que la barbe et les boucles d’un ultra-orthodoxe, croit que le dernier cycle de violence en Israël et à Gaza est né de qu’il a appelé, dans un message qu’il m’a adressé, « le plan global d’Israël pour écraser la moitié des habitants entre la Méditerranée et le Jourdain ». Exprimer de telles opinions sur twitter semble avoir coûté à Frey deux emplois. L’an dernier, il a été saisi par la police pour interrogatoire. L’événement qui semble avoir conduit à l’attaque du mois dernier était une veillée aux chandelles, tenue à Tel Aviv quelques jours après le 7 octobre. A cet événement, on a demandé à Frey de dire le Kaddish, la prière du deuil. Il a prié pour les mille quatre cents Israéliens assassinés et pour les centaines d’enfants et de femmes palestiniens qui avaient alors été tués au cours des attaques israéliennes de représailles sur Gaza. Un fragment video de la prière de Frey, éditée pour laisser croire qu’il n’avait mentionné que les enfants palestiniens, a été posté avec l’adresse de son logement.
Frey est l’un des trois (au moins) Israéliens connus de gauche qui ont été soumis à un doxing (c’est-à-dire dont on a divulgué des informations personnelles) dans les dernières semaines. Yuli Novak, la directrice exécutive de B’Tselem, une organisation de défense des droits humains de premier plan, a senti qu’elle devait temporairement quitter Israël avec sa femme et leur nouveau-né après que son numéro de téléphone a été publié sur les réseaux sociaux. Une autre personne ciblée par un doxing a été Gur Litman [ce n’est pas son véritable nom], un réalisateur et militant qui, au cours des années, a écrit beaucoup de posts Facebook critiques des forces armées d’Israël, qu’il pense coupables de crimes de guerre. Il a aussi déclaré que, contrairement à l’affirmation souvent répétée qu’Israël est la seule démocratie au Moyen-Orient, le pays n’a jamais été une démocratie, en grande partie parce que son projet national a toujours exclu près de la moitié des personnes du pays qu’il contrôle. « Je suis un homme, juif, blanc, ashkénaze », m’a dit Litman, listant les caractéristiques qui lui confèrent des privilèges dans la société israélienne. « C’est presque immoral de vivre dans un tel endroit en des temps si sombres et de ne pas faire entendre sa voix ».
Après le 7 octobre, Litman a posté abondamment. Un vieil ami à lui depuis le lycée et les parents d’un ami faisaient partie des civils qui ont été tués. Il a écrit que rien ne pouvait justifier ces meurtres, aussi importante que puisse être la lutte palestinienne pour la libération. Il a écrit qu’une partie de la gauche internationale n’appréciait pas le profondeur de la tragédie israélienne. Il a aussi écrit que son coeur se brisait à la pensée de ce qui arrivait à Gaza. Litman est en contact avec une amie à Gaza et, m’a-t-il dit : « Chaque jour, je m’éveille terrifié à l’idée qu’elle ait pu ne pas survivre un jour de plus ». Mi-octobre, des amis ont alerté Litman sur le fait qu’un groupe d’extrême droite avait fait circuler son nom, sa photo et l’adresse de sa maison sur Telegram.
Litman a quitté sa maison pour celle d’un ami. Il a cessé de répondre aux appels de numéros inconnus, même si son téléphone sonnait constamment. Il a effacé ses comptes sur Facebook — il savait que quiconque visitant son profil y trouverait des posts affichant le drapeau palestinien ou des photos de lui à une commémoration de la Nakba, la violente expulsion des Palestiniens du nouvel Etat d’Israël en 1948. Litman avait été, selon ses propres mots, « accro » à Facebook, mais cela a été une bénédiction de le quitter. Avant qu’il ne quitte le site, un ami avait reposté un appel à action suggérant qu’Israël devrait utiliser une arme nucléaire contre les Palestiniens. « Je suis sûr que si j’étais encore sur Facebook, j’aurais le coeur brisé aussi parce que je verrais combien de personnes que je connais et que j’aime disent des choses horribles », m’a dit Litman. « Je préfère être aveugle ».
Les militants juifs israéliens que j’ai interviewé pour ce texte ont invariablement remarqué que leurs malheurs palissaient devant la punition que leur gouvernement infligeait aux Palestiniens — à Gaza, certainement, et en Cisjordanie occupée, mais aussi à l’intérieur d’Israël. Alors que les militants juifs sont ciblés par des hordes de droite avec ce qui semble être l’approbation tacite du gouvernement, les Palestiniens subissent la force totale de l’appareil répressif du gouvernement.
La répression actuelle sur l’expression, qui inclut des arrestations, des interrogatoires de police et de prétendues discussions d’avertissement par le Shabak, les services de sécurité, est exercée en majeure partie par une task force établie plus tôt dans l’année par le ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, afin d’identifier les cas d’incitation au terrorisme sur les réseaux sociaux. Avant d’être ministre, Ben-Gvir était un militant d’extrême-droite. En 2007, un tribunal de Jérusalm l’a condamné pour incitation au racisme parce qu’il portait des signes et des pancartes avec des déclarations comme « Expulsez l’ennemi arabe ». Hassan Jabareen, qui dirige Adalah, un centre juridique organisé par des Palestiniens, m’a dit : « Le travail de Ben-Gvir est de protéger ma sécurité et il est connu comme le responsable le plus raciste de l’histoire d’Israël ». Jabareen a ajouté : « Nous sommes conscients que la société juive israélienne traverse un très, très mauvais moment. Mais ce temps d’urgence arrive sous l’un des gouvernements les plus racistes de l’histoire de ce pays. »
Après le 7 octobre, Lea Tsemel, une légendaire avocate de défense des droits humains qui a représenté des détenus palestiniens en Israël depuis plus de cinquante ans, a commencé à voir une chose sans précédent : les gens étaient arrêtés pour des posts sur les réseaux sociaux et même des « likes ». Le jour où nous avons parlé, Tsemel revenait d’une audition pour le cas d’une avocate palestinienne, citoyenne d’Israël, qui avait posté dans les jours suivant le 7 octobre : « J’ai eu une nuit fantastique » (Tsemel ne représente pas l’accusée mais elle assistait à l’audition, avec plusieurs autres avocats, pour manifester sa solidarité). La jeune femme venait d’être admise au barreau ; un groupe d’avocats juifs avait déposé plainte, affirmant que son post indiquait un soutien pour le Hamas.
Le 30 octobre, un tribunal de Nazareth a audtionné l’affaire de Bayan Khateeb, une étudiante de quatrième année au Technion à Haifa qui a été arrêtée pour une story Instagram qu’elle a mise en ligne le 8 octobre. Le post montrait une poêle avec un shakshuka [un plat à base d’oeufs], mijotant sur la cuisinière, avec la légende : « Nous mangerons bientôt le shakshuka de la victoire » et un émoticone avec le drapeau palestinien. Un groupe d’étudiants juifs a déposé plainte devant le Technion, prétendant que Khateeb exprimait son soutien au Hamas et elle a été arrêtée et détenue pendant une nuit. Quand la police a cherché à étendre la détention de Khateeb à 6 jours, elle a témoigné qu’elle n’était pas une cuisinière compétente et qu’elle avait posté l’image pour un petit groupe d’amis qui devaient goûter son triomphe en cuisine. Le juge a statué qu’il y avait cause probable et a ordonné qu’elle soit détenue un jour supplémentaire ; en appel, le mesure a été réduite à cinq jours d’assignation à domicile, avec interdiction d’utiliser des réseaux sociaux. Khateeb a aussi été suspendue du Technion.
Une grande partie de la vie civile israélienne est sur pause en ce moment. Les universités ont retardé le début de l’année scolaire ; les tribunaux n’auditionnent pas les affaires, sauf pour les affaires urgentes comme les arrestations. Beaucoup des personnes qui sont détenues pour ce qui revient à des soupçons de déloyauté pourraient n’être jamais inculpées, mais les tribunaux infligent effectivement des sanctions en mettant les gens en état d’arrestation. Le Centre juridique Adalah surveille plus de cent soixante dix affaires, dont la majorité implique des citoyens palestiniens d’Israël, qui représentent environ 20% des citoyens. Ce sont des personnes qui sont systématiquement discriminées dans l’enseignement, le travail et les services publics. Pourtant, beaucoup d’entre elles fréquentent des universités où les cours sont en hébreu et travaillent dans des institutions majoritairement juives israéliennes. Les semaines passées, des centaines de citoyens palestiniens d’Israël ont été suspendus des universités ou ont perdu leur emploi.
Fin octobre, j’ai parlé à Layla [ce n’est pas son vrai nom], une citoyenne palestinienne d’Israël qui travaille comme directrice des ventes pour une grande entreprise israélienne. Elle a rapporté une réunion avec un client qui a essayé d’engager une discussion avec elle sur les attaques du 7 octobre. Layla n’a rien dit pour indiquer qu’elle justifiait les attaques, mais apparemment elle n’a pas non plus exprimé une condamnation satisfaisante. L’employeur de Layla a organisé une audition et après deux jours a décidé de continuer à l’employer à condition qu’elle s’excuse auprès du client et d’un collègue juif qui était présent à la réunion.
Omar [ce n’est pas son vrai nom] est un étudiant à l’université. Comme beaucoup de jeunes Arabes, il maintient un compte Facebook qui contient principalement des versets religieux. Quelques jours après l’attaque du 7 octobre, il a posté un verset sur le fait d’être patient dans des temps difficiles. Un étranger a laissé un commentaire accusant Omar de soutenir le Hamas. Omar a bloqué l’étranger. Ensuite une copie du post est apparu sur WhatsApp dans un chat d’étudiants du département d’Omar. Quelqu’un a écrit : « Je ne le bloque pas de ce groupe, je veux être sûr qu’il se sente mal chaque fois qu’il approche de l’université ». Effrayé, Omar a déposé plainte à la police et informé l’université, en envoyant une copie de son post pour illustrer l’absurdité de l’incident. En réponse, l’université lui a envoyé une lettre l’informant qu’il était suspendu en attente d’une audition disciplinaire.
L’audition, par Zoom, incluait l’avocat de l’université et le recteur. Omar a appris qu’un groupe d’étudiants, qui incluait des personnes qu’il considérait comme des amis, avaient déposé plainte contre lui. L’université avait rassemblé quelques-uns des posts d’Omar, sur plus d’un an. L’un d’eux était une photo d’un garçon assis sur les débris de sa maison, à côté d’un chat tué par une roquette israélienne qui avait frappé son village. « Il nous semble que vous soutenez le terrorisme », a dit le recteur. Omar, qui était accompagné par son avocat, a essayé d’expliquer que ce n’était pas le cas. Mais, m’a dit Omar, « Si vous êtes un Arabe en Israël, ils pensent que vous devez soutenir le terrorisme ».
« C’est comme une machine en action », a dit Sawsan Zaher, l’avocate d’Omar et de Layla. Zaher représente en ce moment des dizaines d’autres Arabes israéliens qui ont perdu leur travail ou ont été suspendus des universités. Dans les cas des universités en particulier, m’a-t-elle dit, la force répressive semble irrésistible. Même les requêtes pour report sont rejetées parce que, lui a-t-on dit, le ministre de l’éducation a donné des instructions aux universités et aux collèges pour agir rapidement et de manière décisive. La grande majorité des affaires qu’elle a vues n’inclut aucune incitation réelle au terrorisme ou soutien au Hamas. En fait, a-t-elle dit, les gens sont punis pour la manière dont leurs posts touchent les autres. « Le public général allègue être blessé et ils ne veulent pas que quiconque exprime d’autres sentiments. »
Le 17 octobre, Kobi Shabtai, le chef de la police israélienne, a annoncé qu’il ne permettrait aucune manifestation contre la guerre. « Quiconque souhaite s’identifier à Gaza est le bienvenu — je vais le mettre dans les bus qui y vont maintenant », a-t-il dit. Le jour suivant, à Haifa, la police a arrêté une manifestation contre la guerre à Gaza. Yoav Bar, un programmeur informatique et militant de près de soixante-dix ans, est allé manifester avec une petite banderole qui disait, en anglais, « c’est un génocide ! ». Quand il est arrivé avec une centaine d’autres manifestants, ils ont découvert que la place était remplie de policiers. Seule une poignée de personnes a osé s’aventurer sur la place. Aucun d’eux n’a levé sa banderole, mais Bar, assis sur une rambarde, s’est permis de dérouler la sienne juste assez pour être photographié. Il a été immédiatement arrêté.
Bar a passé la nuit en prison. Le jour suivant, lui et quatre autres personnes arrêtées lors de la manifestation — un autre homme et trois femmes — ont été entassés dans une petite pièce pour leurs auditions d’arrestations par Skype. Bar n’a pas vu la majeure partie de la procédure parce que la pièce était tellement bondée, mais à la fin de la journée, il a été relâché. Dix jours plus tard, cependant, la police a surgi à son domicile à huit heures et demie le matin. Ils ont saisi des ordinateurs, des téléphones portables et tout ce qui portait une écriture arabe — y compris des chapeaux et des foulards. Ils ont emmené Bar pour interrogatoire. Bar, qui a plusieurs maladies chroniques, n’a pas pu prendre ses médicaments. A quatre heures et demie dans l’après-midi, il a dû être hospitalisé. Il a assisté à sa seconde audition d’arrestation l’après-midi suivant, enchaîné à son lit d’hôpital, par WhatsApp, sur le téléphone de l’officier de police qui le gardait. Les preuves contre Bar incluaient des objets saisis chez lui : des drapeaux palestiniens et des affiches appelant à la libération de prisonniers palestiniens détenus par Israël. Le juge, qui se trouvait être un citoyen palestinien d’Israël (Bar est d’origine juive, bien qu’il ait des objections à propos de cette classification) a statué que ces objets ne pouvaient constituer un comportement susceptible de troubler l’ordre public, puisqu’ils étaient conservés à son domicile privé.
Plus tard ce jour-là, Ben-Gvir a twitté, « Dans la maison du supporter des terroristes Yoay Bar, un militant au centre des manifestations qui soutiennent le Hamas et sympathisent avec lui, une grande quantité de matériel d’incitation [au terrorisme] a été découvert, comme des affiches, des pancartes, des drapeaux et des média liés à des détenus de haute sécurité et à des organisations terroristes. La police l’a arrêté et a déclaré devant le tribunal que Bar était soupçonné de ‘comportement pouvant mettre en danger l’ordre public’. Cependant, tout cela n’a pas été suffisant pour le juge Ihsan Kanaan, qui a décidé de le relâcher, en période de guerre. Voilà à quoi ressemblent des ennemis de l’intérieur. Quelle honte ».
Bar a passé un jour et demi de plus à l’hôpital. Après sa libération, je lui ai demandé si, à l’avenir, il prévoyait de prendre moins de risques. « Je continue à être moi », a-t-il dit. « Dimanche, j’étais juste chez moi ne faisant rien de spécial et il s’est trouvé que c’était risqué ».
Masha Gessen est devenue rédactrice au New Yorker en 2017. Son dernier livre est « Surviving Autocracy » (Survivre à l’autocratie »).