Texte (en français) et vidéo (en anglais) de la conférence du professeur Etienne Balibar sur « La Palestine, l’Ukraine et autres guerres d’extermination : le local et le global » donnée dans le cadre des conférences Bisan le 13 décembre 2023.
La Palestine, l’Ukraine et autres guerres d’extermination : le local et le global
Etienne Balibar (professeur émérite à l’université Paris-Ouest Nanterre)
Cycle de Conférences Bisan, 13 décembre 2023
Résumé : La guerre en Ukraine et la guerre en Palestine ne sont certainement pas les seuls cas de guerres « chaudes » de notre présent ou passé récent, et il est vraisemblable qu’elles ne resteront pas les seules dans un avenir prévisible. Pourtant, elles nous confrontent à des interpellations tout aussi dramatiques. Et, avec toutes leurs différences que nous ne pouvons négliger, qui remontent dans chaque cas à une histoire longue, complexe, tragique, et qui font référence aux circonstances de leur début (ou nouveau début), elles soulèvent certains problèmes communs. Quelques-uns sont essentiellement liés à leurs déterminations « locales », telles que les questions hautement conflictuelles d’appropriation et d’expropriation qui régissent l’articulation de la population et du territoire et, avant tout, les questions morales et juridiques de justice qui émergent des relations de domination, d’agression, de destruction, d’extermination. D’autres impliquent une perspective « globale », que l’on peut cependant inscrire dans des cadres analytiques d’interprétation très différents : droit international et résolution des conflits, stratégies impérialistes et anti-impérialistes, politiques nationalistes de militarisation et forces cosmopolites de démilitarisation. Cette conférence n’a pas la prétention de couvrir toutes les dimensions de la situation, sans parler de proposer des « solutions » pour parvenir dans chaque cas à une « paix juste ». Je vais essayer de réfléchir à l’articulation de ces deux niveaux et soumettre à la discussion des enseignements provisoires de la comparaison. Sans jamais oublier que – en tant que citoyens du monde avec plus ou moins de liens personnels directs avec les populations et les lieux actuellement soumis à la destruction et au massacre – notre principal devoir est d’agir, pas de parler. Mais agir, où et quand c’est possible, exige aussi une réflexion commune.
Texte de l’exposé
Cher-e-s collègues, cher auditoire, j’ai accepté sans hésiter, mais avec un peu d’inquiétude, l’invitation à donner cette conférence Bisan, qui est un grand honneur pour moi. Nous sommes au milieu d’une guerre sauvage menée par l’État d’Israël contre la population de Gaza, avec des milliers d’adultes et un nombre monstrueux d’enfants déjà tués et encore plus nombreux mutilés. Deux millions de personnes sont poussées hors de leurs logements pour se retrouver à nouveau sous les bombardements sur la route ; des secteurs urbains entiers sont transformés en ruines ; écoles, hôpitaux, universités, mosquées, théâtres, bâtiments administratifs, sites archéologiques, bref une société tout entière est à jamais détruite. A l’encontre de toutes les lois de la civilisation et des conventions internationales, la fourniture de nourriture, d’eau, de carburant et d’aide médicale s’est vue interdite d’accès à la population. L’ONU met en garde contre une catastrophe humanitaire imminente de magnitude historique, si elle n’est pas déjà là. Permettez-moi alors d’être très clair. Les Palestiniens de toutes les parties du pays ou de l’étranger n’ont pas vraiment besoin de suivre une conférence sur cette situation et ses responsabilités. Ils ont aussi leurs idées, peut-être multiples, sur le dénouement qui pourrait être recherché, s’il en existe encore un – chose que nous ne devrions pas nier, même au moment le plus désespéré. Je n’ai jamais pensé que je devais parler pour les Palestiniens, encore moins à leur place. J’ai pensé que je devais leur parler à eux, avec mes propres mots et en harmonie avec d’autres intellectuels, pour exprimer notre solidarité et notre engagement à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre fin au massacre et aider à la libération du peuple de Palestine. Mais j’ai également pensé que je devais saisir l’occasion que m’offrait votre hospitalité pour me parler à moi-même, essayer de clarifier ce qui fait que l’épisode actuel de la « Guerre de Cent Ans sur la Palestine », comme l’a appelée l’historien Rachid Khalidi, révèle un nouveau modèle de conflits meurtriers et d’apories politiques qui affecteront la condition de toute l’humanité. C’est ce qui m’a conduit au projet hasardeux de comparer la guerre sur l’Ukraine et la guerre sur la Palestine, qui se déroulent à deux « frontières » de l’espace euro-méditerranéen et impliquent en partie les mêmes acteurs (pensez à la fourniture continue d’armes américaines aux deux endroits). Il m’a semblé que, du point de vue de ce qui se passe maintenant en Palestine, certaines des implications de la guerre russo-ukrainienne peuvent être plus clairement identifiées, et que, à la lumière de ce qui est en cours en Ukraine, on pourrait interroger de manière significative l’articulation des caractères historiques « locaux », « autochtones » et des déterminations cosmopolitiques plus « globales » dans la guerre de Palestine. Bien sûr, je suis conscient que, outre les erreurs que je ferai inévitablement, il y a ici un danger à superposer artificiellement des situations hétérogènes, qui soulèvent différents problèmes de généalogie, d’identité collective, de statut d’État, de stratégie militaire, de droits, d’effets internationaux. La singularité de chaque situation ne devrait jamais être brouillée dans un souci de généralisation. Je tâcherai de garder ce danger à l’esprit, tout en vous demandant d’accepter la comparaison en tant qu’hypothèse de travail et instrument analytique. Je pense que cela ne nous détournera pas de l’urgence qui, dans les deux cas, demande un engagement politique résolu.
En préambule, je veux justifier mon utilisation du terme « extermination » dans le titre qui a été annoncé. J’ai déjà reçu quelques questions et objections à propos de ce choix, concernant à la fois sa définition et son champ d’application. Parler d’extermination signifie que nous incluons dans la caractérisation d’une guerre ses effets destructeurs sur des populations, qu’elles soient constituées de civils ou de soldats, ou d’un mélange des deux, et que nous écartons donc la terminologie trompeuse de « dommage collatéral ». Dans des limites données de territoire et de temps, ceci peut aller de massacres ciblés à la destruction de l’environnement avec tous ses habitants, ou la plupart d’entre eux. Que ceci ait fait oui ou non partie de leur plan (j’ai tendance à penser que ce l’était), le Hamas a commis le 7 octobre des massacres exterminateurs dans son assaut sur les kibboutz et le festival israéliens, qui semblaient répliquer les massacres perpétrés par les paramilitaires juifs sur les Palestiniens pendant la Nakba. La destruction actuelle de Gaza se fait dans des proportions complètement différentes : du jour au lendemain, s’il n’y a pas de cessez-le-feu, si les frontières restent scellées, si l’aide humanitaire reste bloquée, et si les épidémies se répandent, cela pourrait devenir l’une des pires tueries depuis la Deuxième Guerre Mondiale. Les troupes russes qui ont envahi l’Ukraine ont commis des massacres dans les villages ukrainiens (comme à Butcha) et ont réduit la ville de Marioupol à un tas de ruines (exactement comme ils l’ont fait à Chechnya). Ils ont sans cesse ciblé des quartiers civils avec des missiles et des bombes. Et, bien que les chiffres exacts soient couverts par le secret militaire, il semble que la « guerre de position » prolongée, réminiscence des tranchées de la Première Guerre Mondiale, dans laquelle Ukrainiens et Russes sont maintenant coincés, équivaut à un processus mutuel d’extermination, parfois appelé « attrition » dans le jargon militaire, signifiant que l’issue sera déterminée par la capacité des deux peuples à accepter l’anéantissement de sa jeunesse. Bien sûr, ce caractère « exterminateur » n’a rien de neuf : dans le passé, il caractérisait les conflits armés qui devenaient des « guerres totales », notamment les deux Guerres mondiales (dont les chiffres restent hors d’atteinte, mais ont été proportionnellement approchés dans des conflits « locaux » tels que la guerre Iran-Irak dans les années 1980). Il a également caractérisé des guerres coloniales telles que la guerre d’Algérie menée par les Français, ou la guerre du Vietnam menée par les Américains. Nous sommes impressionnés par le « retour » de conflits de haute intensité, qui avaient été déclarés comme appartenant au passé. Et nous sommes inquiets devant le fait – sur lequel je reviendrai – que « l’Ukraine » et « la Palestine » surviennent comme des conflits sans solution diplomatique dans un avenir prévisible, laissant la porte ouverte à diverses formes d’ « intensification ».
Maintenant, la discussion sur le caractère des guerres ne peut rester enfermée dans ce genre de formules descriptives, à cause des questions morales, juridiques et politiques qui y sont impliquées. Deux autres catégories plus controversées ont été invoquées qui sont largement surdéterminées : le terrorisme et le génocide. Je dois essayer de clarifier ma position sur leur utilisation légitime dans les deux cas.
En ce qui concerne le « terrorisme », la situation est compliquée par le rejet généralisé mais incohérent de l’idée qu’un mouvement ou une organisation pourraient être en même temps un mouvement de « résistance » et utiliser des méthodes « terroristes », idée qui dérive du fait que chaque État confronté à une résistance armée ou une insurrection la qualifie de terroriste afin de la délégitimer. Elle est aggravée par le fait que, depuis les attaques du 11 septembre et la « Guerre au terrorisme » qui s’en est suivie, des listes d’« organisations terroristes » ont été émises par divers pays et institutions, dont les États-Unis, l’Union Européenne, mais aussi la Russie et les Nations unies, ce qui signifie que des organisations ou des mouvements ainsi définis sont hors-la-loi et qu’on ne peut négocier avec eux (officiellement du moins). Ce sont des « ennemis absolus » qu’on ne peut que combattre et détruire. Mais c’est là une logique dans laquelle les États sont à la fois juges et parties. Je pense que nous devons repartir d’une description des actions elles mêmes, pour tenter de caractériser les forces ou les institutions qui les portent. Le Hamas est une organisation déjà ancienne de résistance du peuple palestinien, fondée sur une idéologie religieuse (comme beaucoup d’autres dans le passé ou le présent), une histoire complexe de rivalités avec d’autres, une stratégie qui oscille entre des actions violentes et non violentes, et une capacité à susciter l’adhésion de la population.Je comprends pourquoi les intellectuels palestiniens expliquent que, face à une guerre totale menée à Gaza, ils ne peuvent se dissocier du Hamas, même lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec son idéologie ou sa stratégie. Et je comprends pourquoi l’opinion publique dans le monde arabe (et au-delà) choisit d’isoler l’aspect de défi héroïque à leur puissant ennemi (même si c’est parfois au prix de la négation des faits les plus dérangeants). Néanmoins, je vois le massacre du 7 octobre qui comporte diverses atrocités perpétrées contre des civils comme une action purement terroriste (également au sens littéral du terme : destinée à répandre la terreur), qui oblige à conférer un caractère terroriste à l’organisation elle-même. Cependant, si nous regardons les actions commises depuis des décennies envers le peuple palestinien par l’État d’Israël (et, avant lui, par les milices sionistes), ou aujourd’hui en Cisjordanie par les colons aidés par l’armée, il n’y a aucune possibilité d’échapper à la conclusion qu’Israël est un État terroriste (tout comme la Russie a été un État terroriste à Chechnya, les États-Unis ont été un État terroriste en Irak, la France en Algérie et dans d’autres colonies, etc.). La symétrie ne justifie pas à mes yeux la méthode terroriste, ni ne l’empêche de faire du tort à long terme à la cause de la Résistance. Elle ne fait que fournir un contexte nécessaire à l’interprétation de ce qui s’est passé et quelle signification nous donnons à certains termes que nous utilisons.
Peut-être la question du génocide est-elle plus compliquée, mais elle n’est pas moins essentielle pour notre évaluation de la situation à laquelle nous faisons face. Tout d’abord, nous devons avoir à l’esprit à quel point l’histoire tragique des deux régions et des deux conflits est hantée par le souvenir des plus grands génocides du XXème siècle, les modèles qu’ils ont créés pour l’évaluation de l’extrême violence et la fonction qu’ils ont acquise pour cimenter les identités collectives des « survivants » : l’Holocauste des Juifs européens perpétré par l’Allemagne nazie dans toute l’Europe avec l’aide d’autres régimes fascistes, et la famine mortelle programmée de millions de paysans soviétiques, dont la plupart étaient ukrainiens, ciblés aussi à cause de leur nationalité, connue aujourd’hui sous le nom d’Holodomor. Ces mémoires sont instrumentalisées en Israël et, de façon différente, en Ukraine, mais ce sont de véritables traumatismes transmis de génération en génération, générant des affects contradictoires qui vont de l’angoisse de la répétition à la projection de l’image des anciens bourreaux sur les ennemis actuels. C’est un processus qui comporte des résultats ambivalents sur lesquels il faut enquêter à l’aide de notions psychanalytiques telles que la pulsion de mort, et le transfert du traumatisme des victimes sur leurs propres victimes (Edward Saïd a autrefois écrit que le sort tragique des Palestiniens, c’est d’être devenus les victimes des victimes). Mais si nous nous concentrons sur nos deux champs de bataille, il semble se dégager une nette dissymétrie. La propagande russe a prétendu que l’Ukraine était en train de pratiquer un « génocide » dans la région orientale principalement habitée par des Russophones (le Donbass). Et de nombreux Ukrainiens ont tendance à décrire les intentions de l’invasion russe comme une continuation de l’Holodomor. Dans le premier cas, la catégorie est clairement non pertinente (même si des violences systématiques ont été commises) ; dans le deuxième cas, le terme correct serait plutôt ethnocide, parce que le discours russe comporte une négation de l’idée d’une nation ukrainienne en tant qu’entité indépendante, et la possibilité pour un peuple ukrainien d’exister historiquement avec son gouvernement autonome et sa culture, bien que certains crimes de guerre (tels que l’enlèvement et l’adoption forcée d’enfants) soient à la limite des marques juridiques du génocide. Inversement, la catégorie de génocide, ou d’extermination avec une dimension génocidaire, semble appropriée pour décrire la catastrophe qui prend place à Gaza, et sa signification pour la survie du peuple palestinien. Cela ne devrait pas être une surprise qu’il soit utilisé, non seulement par les Palestiniens qui appellent à l’aide et aux sanctions, mais par d’estimés universitaires, des porte-parole autorisés d’organisations humanitaires et d’agences des Nations unies. Je pense que l’invocation exceptionnelle du Secrétaire Général Gutierres de l’article 99 de la Charte de l’ONU le 6 décembre peut elle aussi être interprétée dans ce sens. Parmi les comparaisons qui viennent à l’esprit, il y a les massacres génocidaires perpétrés en 1995 par les forces serbes contre les musulmans en Bosnie. Le cœur du problème est bien sûr de savoir si la combinaison de meurtres de masse et de déportations qui a maintenant affecté Gaza – quoique criminel du point de vue du droit international – devrait être considérée comme un effet secondaire du projet d’« éradication » du Hamas, comme prétendu par le gouvernement israélien, ou si elle constitue le véritable objectif de la totalité de l’opération militaire. Il existe de nombreuses preuves pour étayer la seconde proposition, émanant non seulement des déclarations des dirigeants israéliens qui ont promis une « deuxième Nakba » (qui ne peut être accomplie que par des moyens exterminateurs) et qui ont déshumanisé la totalité de la population de la Bande de Gaza, mais par la combinaison des éliminations à Gaza avec une brutale intensification des assassinats, des expulsions et des persécutions en Cisjordanie et à Jérusalem. Ce sont des éléments complémentaires d’une politique dont le but n’est plus simplement la discrimination de la population arabe de Palestine (pour laquelle la catégorie apartheid s’est avérée adéquate), mais finalement la création d’un territoire « purement juif » « du Fleuve à la Mer », rêve de longue haleine de l’extrémisme sioniste « messianique » maintenant au pouvoir. Le 7 octobre n’a fait que fournir la fenêtre d’opportunité, mais a aussi permis de gagner le soutien de la population israélienne ou son acquiescement passif, écrasant les oppositions.
Je veux maintenant aller plus loin dans la comparaison, grâce à deux étapes successives. La première essaiera d’articuler les questions de droit et de justice avec l’histoire spécifique de chaque guerre, qui est la base sur laquelle nous devons nous appuyer afin de prendre parti dans le conflit, chose que nous ne pouvons éviter à moins de devenir complices de crimes historiques. La seconde essaiera de trouver les « alliances » et les « solidarités » sur lesquelles les protagonistes s’appuient dans le cadre d’une géométrie de l’impérialisme qui pourrait expliquer les situations antithétiques dans lesquelles se trouvent les principales « victimes » des guerres, à savoir le peuple ukrainien et le peuple palestinien, par rapport aux divisions géopolitiques des luttes contemporaines pour l’hégémonie. Ainsi, d’une certaine façon, j’essaie d’examiner la dynamique des guerres intérieurement et extérieurement.
Permettez moi de commencer avec les questions de droits et de justice. Comme point de départ, nous pouvons considérer la notion de juste guerre, qui est notoirement contestée. Chaque belligérant prétend toujours être justifié, soit juridiquement, soit par quelque intérêt « supérieur ». Les pacifistes ou les défenseurs de la non-violence ont toujours évidemment rejeté cette notion : aucune guerre ne peut être « juste », même si on nous y oblige, et l’impératif de la non-violence devrait imposer des limites éthiques absolues à tout projet de résistance à un ordre oppressif, une violation de ses « vie, liberté et patrimoine » (dans la fameuse définition de Locke de l’individualité, que l’on peut étendre des individus à la collectivité). Je ne m’embarquerai pas dans une discussion des principes, mais j’adopterai le point de vue du droit international tel qu’il a été codifié dans la Charte des Nations unies (1945) : les seules guerres justes sont les guerres défensives, menées en réaction à une attaque ou une agression. Il s’agit donc d’un concept absolument dissymétrique : la guerre ne peut être « juste » des deux côtés (quoiqu’elle puisse être éventuellement injuste des deux côtés). Voilà où commencent en fait les difficultés, parce que la codification ne faisait exclusivement référence qu’à la « défense » d’États, ou d’entités politiques que l’on peut assimiler à des États. Ceci laisse entièrement pendante la question des guerres de libération, ou guerres menées par des peuples, communautés ou groupes opprimés qui ne sont pas organisés (ni reconnus internationalement) en tant qu’États, ou cela pourrait même suggérer que les guerres de ce genre sont par définition illégitimes ou « injustes ». C’est bien sûr ce que l’histoire consécutive à la décolonisation a entièrement remanié. Ce qu’elles nous enseignent, c’est que nous pouvons considérer comme une juste guerre un combat dans lequel une communauté avec un sentiment d’identité collective (chose qu’il n’est pas toujours facile de déterminer) historiquement attachée à un territoire (encore une notion complexe, du point de vue de l’« exclusivité » et des « frontières ») exprime et défend un droit à l’autodétermination et à l’auto-préservation qui est dénié ou menacé par une puissance étrangère (généralement appelée un empire). Cela s’applique, avec des nuances significatives, aux deux guerres, la guerre en Ukraine et la guerre en Palestine.
Le cas ukrainien pourrait sembler très simple, parce qu’on ne peut raisonnablement nier qu’en février 2022, l’État russe (qui se donne le nom de « fédération ») a envahi le territoire d’une République indépendante, dont il avait reconnu l’intégrité et la souveraineté après la dissolution de l’Union soviétique. La continuité de la guerre cruelle menée depuis sur le territoire ukrainien dérive de cette agression initiale et y a ajouté (dans la conduite de la guerre) d’autres dimensions criminelles (qui devraient logiquement être portées devant la Cour pénale internationale). Ce qui rend cependant les choses plus compliquées est le fait qu’un conflit plus « limité » avait été mené depuis 2014 dans la « région frontalière » du Donbass entre les séparatistes locaux et le gouvernement central de l’Ukraine, combinant des raisons linguistiques, sociales et idéologiques, un conflit que le gouvernement russe a présenté comme une guerre civile et dans lequel il est intervenu par des fournitures militaires et de prétendus « volontaires » du côté de ses « frères ». Cela a été le tout début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, conduisant à une militarisation croissante des deux côtés, particulièrement après l’annexion par la Russie de la région contestée de Crimée, faisant légalement partie de l’Ukraine mais largement habitée par des russophones supposés pencher du côté de la Russie. L’annexion a coïncidé avec la « révolution démocratique » en Ukraine (l’Euromaïdan) qui a conduit à éliminer du pouvoir quelques « oligarques » ayant des liens forts avec le régime du président Poutine, et qui a initié une procédure de négociations en vue de l’intégration dans l’Union européenne et dans l’OTAN, en opposition directe aux intérêts « géopolitiques » de la Fédération russe. Pour résumer, nous pourrions dire que l’invasion russe de 2022 était basée sur un double motif. C’était une guerre impérialiste, essayant de rebâtir l’Empire qui avait été formé au cours des siècles sous le régime tsariste et sanctifié par la mission messianique de la « Sainte Russie », ensuite sécularisé et étendu par Staline sous le nom de communisme, maintenant ressuscité à l’aide d’une idéologie nationaliste virulente qui oppose une « Grande Russie » ou « Eurasie » traditionnelle idéalisée à l’Occident démocratique « dégénéré ». Et c’était une guerre politique préventive, qui cherchait à écraser l’orientation libérale-démocratique de l’Etat ukrainien avant qu’il ne puisse devenir un modèle pour les réformistes en Russie même, qui auraient profité des solidarités entre les différents régimes « post-soviétiques » pour défier le pouvoir combiné des oligarques économiques et de l’État autoritaire (Poutine lui-même ayant bénéficié de la corruption et hérité de la tradition de la police secrète qui contrôlait l’Union soviétique sous Staline et après lui). Pour les Ukrainiens cette double guerre crée une unique menace existentielle. Leur réaction patriotique, cependant, renforcée par la guerre mais aussi soumise à ses vicissitudes sur le long terme, est enracinée dans la complexité énorme d’un sentiment « national » qui a continuellement enchevêtré des moments de lutte indépendantiste et des moments d’intégration dans des constitutions impériales ou fédérales (ou quasi-fédérales, comme nous pourrions étiqueter les politiques des nationalités dans la première période, « léniniste », de l’Union soviétique). Dans une terminologie significative (quoique non exclusive), ils présentent leur résistance actuelle comme une guerre d’indépendance reportée qui est combinée avec un processus de décolonisation culturelle. C’est une formulation intéressante, parce qu’elle attire notre attention sur le fait que le colonialisme a été aussi intra-européen, dans le cadre de différents « sÉtats impériaux », la Russie (prolongée par l’Union soviétique après la contre-révolution stalinienne) n’étant que l’un d’eux, avec des caractéristiques spéciales (une double expansion et soumission des peuples envers l’Occident et envers l’Orient). En ce sens, la grande question en jeu dans la guerre actuelle en Ukraine et dans les évolutions des deux nationalismes qu’elle dresse l’une contre l’autre, comme je l’ai traité ailleurs, est une nouvelle phase dans la longue « guerre civile européenne » et une expérience décisive dans la gouvernance de la complexe composition « ethnique » interne de l’Europe.
Retournons maintenant au cas de la Palestine et de sa guerre prolongée avec Israël — une guerre civile aussi dans un sens spécifique, puisque la population et l’État d’Israël, quoique nés d’un processus typique de colonisation inspiré par l’idéologie sioniste, ont depuis longtemps cessé de former un corps extérieur ou étranger dans l’espace de la « Palestine historique » qu’ils réclament de manière exclusive pour eux-mêmes, mais qu’ils partagent par force avec les Palestiniens. C’est encore plus le cas depuis qu’Israël, étendant continûment le processus de colonisation, a créé un unique espace politique (ce qu’Adi Ophir et Ariella Azoulay ont appelé la « Condition à un État ») où il est la seule autorité souveraine, y exerçant une domination directe ou indirecte, à l’exception paradoxale de Gaza, qui est (ou plutôt était, avant son annihilation en cours) en même temps une enclave gouvernée indépendamment et une institution pénitentiaire totalement contrôlée et punie en permanence pour ses actes de résistance, qu’ils soient violents ou non-violents.
En tant qu’il est question de deux peuples en compétition pour disposer du même territoire, la longue guerre en Palestine oppose formellement des affirmations de droit, ou simplement des « droits », chacun d’eux cherchant à établir sa légitimité par une combinaison de narratifs historiques et d’actions stratégiques. La légitimité d’Israël, qui est effective en termes de cohésion politique et de reconnaissance extérieure, repose sur trois « sources » ou « fondements » dont la combinaison s’est avérée extrêmement puissante. La première est imaginaire, c’est la conviction sioniste (et avant le sionisme, la vieille conviction juive) que les juifs d’aujourd’hui, partout dans le monde, sont les « descendants » d’un peuple qui aurait été expulsé de la Terre sainte après la destruction du Temple de Jérusalem, et qui a toujours rêvé de retourner « chez lui ». La deuxième est le fait crucial qu’après la partition décidée par les Nations unies en 1947 et la victoire de l’armée juive sur les Palestiniens et les États arabes en 1948, l’État d’Israël a été reconnu internationalement par tous les « camps » (à l’exception des États arabes, qui néanmoins coopèrent de plus en plus avec lui économiquement), et est devenu un membre à part entière de la « communauté internationale » des États-nations. Et la troisième, qui n’est pas juridique, mais morale et aussi politique, dérive du fait qu’Israël s’est conçu et est apparu comme un lieu de refuge, un sanctuaire pour les survivants de l’Holocauste et d’autres juifs persécutés dans le monde, qui n’ont « aucun État à eux ». Laissant de côté la fondation imaginaire dans les « origines » du peuple juif, je voudrais me concentrer sur les deux autres sources et sur leur évolution historique. Bien sûr je dois mettre entre parenthèses beaucoup d’épisodes importants et de détails qui nécessiteraient des restrictions, mais je voudrais vous soumettre l’analyse suivante : bien que fermement enracinée dans ses sources juridiques et morales, la légitimité d’Israël (ou son « droit » à gouverner le territoire palestinien et et à le renommer) a toujours été conditionnelle. Elle pourrait se justifier sur le long terme uniquement à la condition d’être acceptée par les Palestiniens eux-mêmes : une condition évidemment très difficile, sinon impossible, à réaliser (ou seulement au prix d’une invention politique extraordinaire), et qui en fait n’a jamais été remplie. Non seulement elle n’a pas été remplie, mais elle a été consciemment et systématiquement détruite dans sa possibilité même. Au cours du temps, Israël a détruit sa propre légitimité. Le résultat est un renversement de la situation initiale, une radicale délégitimation d’Israël comme État « décent », quelque chose qui peut rendre joyeux ses ennemis, mais doit probablement avoir des conséquences dramatiques, parce que cela poussera de plus en plus Israël à affirmer une légitimité inconditionnelle, ou le droit de « se défendre » quel qu’en soit le prix contre tout adversaire ou critique, ce qui est ce que nous observons aujourd’hui.
Mais soyons un peu plus précis. La légitimité juridique d’Israël repose sur des déclarations et des actes internationaux, mais elle ne peut qu’être contestée, parce que sa base territoriale vient de la colonisation, à la fois dans le sens de l’immigration dans le pays (« colonies de peuplement ») d’étrangers d’origines et de trajectoires variées ; et dans le sens plus conflictuel de l’accaparement des terres (Landnahme) prises à la population autochtone par diverses procédures de dépossession, qui en fin de compte impliquent toujours de la force. Contrairement à la formule tristement célèbre de Golda Meir, la Palestine n’était pas et n’est pas « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Légitimer la colonisation est un énorme paradoxe (encore plus à l’âge de la « décolonisation »), mais si cela peut être imaginé, comme une façon de passer de la partition à une transaction ou partage (répartition, cohabitation) et du partage à la reconnaissance, ou égale dignité, cela exigerait un changement révolutionnaire dramatique moral et politique. Israël ne s’est jamais engagé dans cette voie : non seulement il n’a jamais reconnu que son appropriation du territoire sur lequel établir un « État juif » était « opposable » ou contestable à bon droit, mais il s’est étendu dans chaque partie de la Palestine que la guerre lui permettait de contrôler (ou il a mené des « guerres préventives » pour permettre cette expansion), officialisant finalement l’objectif de la domination juive sur la totalité de la Palestine « du fleuve [Jourdain] à la mer [Méditerranée] », qui avait été proclamée par ses propres extrémistes. Avec l’aide de puissants sponsors à l’étranger, il a pu contredire de manière flagrante le droit international en mettant en place la colonisation de la Cisjordanie et Jérusalem-Est. En ce qui concerne la légitimité morale d’Israël, reposant sur la mission d’offrir un sanctuaire aux victimes et aux survivants de l’Holocauste, ou un endroit où ils pourraient être libérés de leur apatridie et réclamer ce qu’Hannah Arendt a appelé « le droit à avoir des droits », elle était aussi immédiatement contestable au sens où elle a sauvé des masses de réfugiés au prix d’en créer des masses d’autres, violemment expulsés, terrorisés et à qui on dénie le droit au retour. Encore une fois, elle ne serait justifiée qu’à la condition paradoxale de juifs assujettissant leur propre citoyenneté (ou leur appartenance politique) à la création de la citoyenneté des autres, qui ne peut être concédée de manière paternaliste, mais devrait être reconnue comme leur propre initiative, et à qui on devrait accorder ses conditions institutionnelles, que ce soit sous la forme d’une « solution à deux États » ou à « un État » avec de multiples modalités d’appartenance. « L’égalité ou rien », est le titre célèbre qu’Edward Said a donné à l’un de ses recueils d’essais politiques, après Oslo. Non seulement Israël n’a autorisé aucun processus d’égalisation à commencer, mais il a fait exactement le contraire : instituant la discrimination et un harcèlement continu des Palestiniens, même quand ceux-ci avaient officiellement la citoyenneté israélienne, ce qui a conduit à la création d’un État d’apartheid sur l’ensemble du territoire. La notion de sanctuaire a été renversée en ce qui a été à bon droit appelé une « ethnocratie », où les juifs de n’importe où peuvent venir pour se voir comme un peuple privilégié ou « supérieur ». A cela nous pouvons ajouter la déplorable transformation de l’Holocauste, d’un symbole d’inhumanité enseignant des leçons de moralité politique à tout individu et à tout peuple en un instrument « privatisé » de domination et d’auto-justification. Cela engendre une autre forme dévastatrice de délégitimation.
Maintenant le question devient : est-ce que la délégitimation croissante de l’État d’Israël (dont nous allons observer des développements rapides dans le sillage de la guerre actuelle), implique une légitimité croissante pour les droits du peuple palestinien, ou une plus grande justification de leur propre affirmation de droits ? Cela est l’enjeu majeur pour anticiper un renversement de tendance, un résultat positif de la confrontation en cours, aussi improbable que cela puisse apparaître au milieu des destructions et de l’incapacité apparente (ou de la mauvaise volonté) des forces externes médiatrices à retarder la catastrophe. Il me semble cependant que la réponse ne peut que rester ambivalente : c’est oui et non. La réponse est « oui certes », parce que les Palestiniens n’ont aucun besoin d’être « reconnus » ou « justifiés » pour leur droit à habiter et travailler sur la terre où leurs ancêtres ont vécu pendant des générations. La question est pratique, ce n’est pas une question de conditionnalité « normative ». Et, du point de vue pratique, on peut dire que, alors que l’État d’Israël et la majorité de sa population n’admettent même pas qu’il existe quoi que ce soit comme un peuple de Palestine, avec une identité nationale enracinée dans le passé et formant un horizon d’attentes pour le futur, la situation évolue rapidement du côté de l’opinion publique dans le monde en général, ce qui est une condition cruciale pour la constitution légale de la Palestine comme « sujet politique » à un niveau international, par exemple sous la forme d’une acceptation complète de l’État palestinien par les Nations unies (même si c’est un État palestinien en exil). Ce qui pendant longtemps a été proclamé par les peuples et — plus ou moins sincèrement— par les gouvernements dans les États arabes et islamiques, la « Gauche mondiale » incluant des citoyens anti-impérialistes dans le « Nord », qui a vu la Palestine comme le dernier grand cas d’émancipation contre le principe colonial après la fin du système d’apartheid en Afrique du sud, devient une conviction très largement partagée qui transgresse les barrières de la civilisation et tend à l’universalisation. Mais peut-être que la réponse est aussi « Non », parce que les obstacles se sont accumulés devant la constitution du peuple palestinien en tant que sujet politique autonome, agent effectif de sa propre émancipation. La guerre telle qu’elle se déroule maintenant augmentera certainement les sentiments de solidarité à l’intérieur du peuple, mais pas nécessairement sa capacité politique à agir comme un sujet. Bien sûr cette incapacité a été l’objectif permanent d’Israël, elle a été brutalement ou insidieusement imposée de l’extérieur, par la répression (particulièrement l’emprisonnement systématique des dirigeants nationaux) et par la corruption, mais elle s’est aussi développée de l’intérieur. Ce qui a été admirable (et politiquement significatif) dans l’histoire du peuple palestinien depuis la Naqba et dans toutes les vicissitudes du conflit, avant et après 67, avant et après Oslo, à travers les intifadas, a été la conservation de l’unité morale et de l’esprit de résistance parmi les fractions dispersées du peuple palestiniens, à l’extérieur et à l’intérieur d’Israël comme circonscription juridique. Mais ce qui est devenu de plus en plus problématique (malgré quelques tentatives remarquables pour renverser le cours des choses, comme le « document du prisonnier » en 2006), c’est l’unité politique des organisations et des personnes qui représentent le peuple comme une force affirmant sa place dans l’histoire et lui donnent une voix publique. Avec la quasi-complète subordination de l’Autorité palestinienne aux injonctions de l’État d’Israël, et le choix du Hamas d’utiliser périodiquement des méthodes terroristes qui créent dans la population autant d’anxiété et de répulsion que d’émulation et d’encouragement, la dissociation interne semble plus insurmontable que jamais. Au moins en l’observant depuis ma position extérieure, raison pour laquelle je soumets ces réflexions avec une extrême modestie et de manière hypothétique. Demandant en particulier si et comment « des tierces parties » pourraient émerger pour surmonter la fracture et comment.
Une dernière observation vient à l’esprit lorsqu’on confronte les deux cas que nous discutons : l’Ukraine et la Palestine, du point de vue de leur place dans une discussion sur la justice : non seulement la justice qui fait référence à une position dans la guerre, d’un côté ou de l’autre du fossé entre agresseur et victime, ou oppresseur et résistant, mais la justice qui peut acquérir une résonance universelle, la justice qui confère une dimension universaliste à l’affirmation de droits que certains acteurs incarnent dans la guerre (pas tous, évidemment). Une similitude frappante entre la cause ukrainienne et la cause palestinienne qui crée une convergence virtuelle entre elles vient précisément du fait qu’elles apparaissent comme des incarnations de principes universels d’auto-détermination et de résistance à l’oppression, raison pour laquelle, dans différentes parties du monde, il y a aujourd’hui des militants qui font des efforts importants pour soutenir simultanément et articuler les deux causes. Cependant, cela reste limité pratiquement parce qu’elles sont aussi perçues comme inséparables d’alliances géopolitiques antithétiques et de « camps » impliqués dans une autre sorte de « guerre », parfois décrite comme la « nouvelle guerre froide », dont elles ne formeraient que des aspects partiels, des « moments » locaux, ou dans laquelle elles seraient inévitablement absorbées. Paradoxalement, à cause de la tension qui déchire le champ cosmopolitique entre un point de vue des valeurs universelles et une logique du global et des relations globales de forces, les affinités entre les « justes causes » des peuples affirmant leur droit à l’auto-détermination ne sont pas facilement perçues, ou sont même déniées par leurs supporters. Pour cette raison, brièvement (bien trop rapidement, en fait), je veux consacrer quelques considérations finales aux dimensions globales des deux guerres, que je résumerai sous le nom de « géométrie de l’impérialisme », emprunté à l’économiste et théoricien politique défunt Giovanni Arrighi, une des figures fondatrices de l’« alter-mondialisation ».
La première chose qui, je voudrais insister sur ce point, ne doit jamais être oubliée, est le fait que l’essence d’une cause politique ne réside jamais dans son association avec des oppositions globales entre forces géopolitiques qui sont enracinées dans des intérêts économiques et des antagonismes idéologiques « systémiques ». Croire le contraire est un héritage négatif du « campisme », la logique politique héritée des fractures de la guerre froide, sur laquelle je reviendrai. C’est pourquoi il est crucial de reconstruire l’histoire spécifique de chaque guerre, de chaque peuple, de chaque territoire, dans ses propres termes locaux, et de décrire les modalités dans lesquelles une guerre s’est développée à partir de conditions et de choix qui ont été faits par leurs propres acteurs : Russes, Ukrainiens, Israéliens juifs et Arabes palestiniens, avec leur divisions internes et leur histoire complète. L’évaluation de la justice ne dérive pas du fait que l’Ukraine s’unisse au « monde libre » ou « au monde des démocraties » contre une coalition de régimes autoritaires, ou du fait que le combat palestinien pour la dignité et l’indépendance forme une partie du combat mondial « anti-hégémonique », qui défie maintenant la domination planétaire des USA. D’un autre côté, cependant, il n’existe pas d’action et de transformation isolées de quelque peuple que ce soit dans le monde, aujourd’hui moins que jamais. C’est clairement vrai pour tous les acteurs des guerres dont nous parlons, bien qu’avec des différences radicales. Contrairement à ce que la coalition occidentale soutenant l’Ukraine a annoncé et a voulu croire, la guerre n’a pas isolé la Russie économiquement, diplomatiquement, ni même militairement : elle a plutôt créé la possibilité d’un nouveau système d’alliances autour d’elle, qui est peut-être fragile, mais pas arbitraire. Et bien qu’il puisse apparaître que le peuple palestinien est tragiquement isolé dans l’environnement géopolitique, à cause du refus des puissances américaine et européenne d’imposer des obligations à Israël, qu’ils « compensent » par de l’aide humanitaire, donc en « subventionnant » en un sens la colonisation, mais aussi parce que le soutien officiel des États arabes s’est révélé la plupart du temps essentiellement instrumentalisant et intéressé, le fait est aussi, comme je l’ai indiqué un peu plus tôt, que la cause palestinienne occupe une place centrale dans les mouvements populaires d’émancipation qui défient régulièrement l’ordre établi. Et les Palestiniens eux-mêmes font partie d’un large système de solidarités « de la diaspora ». Cependant il me semble que la question la plus intéressante et la plus difficile concerne les relations contradictoires des deux causes que j’ai essayé de comparer avec les forces et les politiques de l’impérialisme américain, un impérialisme qui n’est peut-être plus sans rival dans le monde, mais qui exerce encore une hégémonie militaire et financière dont l’issue des guerres dépendra complètement. Une formulation simplifiée mais éloquente du paradoxe serait la suivante : les bombes qui détruisent les maisons et tuent les gens à Gaza sont fournies quotidiennement par les USA, exactement de la même façon que l’imposition d’un cessez-le-feu réclamé par les Nations unies est bloquée par le veto des Etats-Unis, qui a immédiatement déclaré un « soutien inconditionnel » au « droit à l’auto-défense » d’Israël après le 7 octobre. Sur le front est-européen, il devient de plus en plus visible que, si les soldats qui meurent en combattant les troupes russes (qui meurent elles aussi) sont Ukrainiens (avec quelques volontaires étrangers), les armes sont maintenant européennes et surtout américaines : cesser ou même limiter leur fourniture (ce qui dépend de continuités politiques aléatoires) impliquerait presque immédiatement une défaite du peuple ukrainien et une destruction ou un démembrement de son pays, dont ils défendent l’intégrité. Le soutien des États-Unis à la guerre israélienne est en continuité avec une dépendance de son existence et une politique de subvention américaine qui a été si importante pendant des décennies que, à un certain point, Israël pourrait être décrit comme un État membre « externalisé » de la Fédération, bien que jouissant de la capacité d’imposer ses propres priorités sur sa métropole. Alors que le soutien des États-Unis et de l’Europe à l’indépendance ukrainienne ou à sa « décolonisation » est l’aboutissement des mesures stratégiques qui ont suivi l’écroulement de l’Union soviétique et du « camp » socialiste, d’où la transformation de la fracture globale entre les puissances capitaliste et socialiste en une nouvelle lutte pour l’hégémonie parmi des États « néo-impérialistes » de forces inégales et dotés de régimes politiques intérieurs variés. La conclusion à tirer est que les guerres actuelles d’extermination prennent effectivement place dans une « géométrie impérialiste », mais elles ne doivent pas être jugées selon la vieille syntaxe « des camps », qu’elle soit formulée dans les termes d’un conflit entre les « démocraties » et les « États totalitaires », ou d’un conflit entre l’« impérialisme occidental » (sous hégémonie américaine, organisée par l’OTAN) et les « peuples émergents » avec une base tricontinentale. Nous devons inventer une compréhension cosmopolitique du monde pour orienter nos solidarités avec les combats des peuples qui luttent pour leur liberté et afin qu’ils naviguent entre leurs alliances et leurs ennemis.