L’ironie du fait que Masha Gessen ait failli ne pas recevoir le prix en raison de ses écrits sur Gaza est quasiment impénétrable.
Le week-end dernier, l’éminente journaliste et écrivaine russo-américaine Masha Gessen a reçu, sous protection policière, en Allemagne, le prestigieux prix Hannah Arendt pour la pensée politique. Mais l’événement, qui devait être une grande cérémonie organisée par la Fondation Heinrich Böll à l’hôtel de ville de Brême, dans le nord-ouest de l’Allemagne, a failli ne pas avoir lieu après que Mme Gessen a publié un essai dans le New Yorker comparant Gaza, avant le 7 octobre, aux ghettos juifs de l’Europe occupée par les nazis.
La Fondation, qui est affiliée au parti vert allemand et qui a créé le prix non pas pour honorer Arendt mais pour « honorer des individus qui identifient des aspects critiques et invisibles des événements politiques actuels et qui n’ont pas peur d’entrer dans le domaine public en représentant leur opinion dans des discussions politiques controversées« , a retiré son soutien, ce qui a conduit la ville de Brême à retirer le sien, entraînant l’annulation initiale de l’événement. La Fondation a déclaré que la comparaison de Mme Gessen était « inacceptable », mais elle a fait marche arrière ensuite et a déclaré qu’elle soutenait le prix.
Voici le passage incriminé de l’article de Mme Gessen publié dans le New Yorker et intitulé In the Shadow of the Holocaust (Dans l’ombre de l’Holocauste) :
« Mais comme dans les ghettos juifs de l’Europe occupée, il n’y a pas de gardiens de prison – la police de Gaza n’est pas assurée par les occupants, mais par une force locale. On peut supposer que le terme « ghetto », plus approprié, aurait attiré les foudres pour avoir comparé la situation difficile des habitants de Gaza assiégés à celle des Juifs ghettoïsés. Il nous aurait également permis de décrire ce qui se passe actuellement à Gaza. Le ghetto est en train d’être liquidé ».
Un comble d’ironie.
Hannah Arendt ne se qualifierait pas pour le prix Hannah Arendt. Elle serait aujourd’hui annulée en Allemagne pour sa position politique sur Israël et ses opinions sur le sionisme contemporain, qu’elle a critiqué de 1942 à sa mort en 1975. En tant que juive allemande forcée de fuir l’Allemagne en 1933 après avoir été arrêtée et détenue par la Gestapo, les écrits d’Arendt sur l’Allemagne seraient plus controversés que ceux de Gessen. La comparaison de l’essai de Gessen, qui a suscité un tel émoi, fait étroitement écho à un passage de la correspondance d’Arendt écrite de Jérusalem en 1955 à son mari Heinrich Blücher, qui est bien plus accablant :
« La mentalité de galut-et-ghetto est en plein essor. Et l’idiotie est sous les yeux de tout le monde : Ici, à Jérusalem, je peux à peine me promener parce que je risque de tourner au mauvais coin et de me retrouver « à l’étranger », c’est-à-dire en territoire arabe. En fait, c’est la même chose partout. En outre, ils traitent les Arabes, ceux qui sont encore ici, d’une manière qui, à elle seule, suffirait à rallier le monde entier contre Israël ».
La comparaison de Gessen était plus légère que celle d’Arendt, dont la réflexion semble étrangement prémonitoire, mais son tact rhétorique n’a pas suffi à arrêter les censeurs qui, en Allemagne, contrôlent ce que l’on peut et ne peut pas dire sur Israël, contraignant ainsi la Fondation à s’y conformer.
Suivant une loi de facto mise en vigueur par une résolution non contraignante adoptée par le parlement allemand en 2019, qui assimile le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions) à l’antisémitisme, Gessen a violé l’exigence allemande selon laquelle il ne faut pas comparer l’Holocauste à tout autre événement historique. Dans la culture de la politique mémorielle allemande, l’Holocauste est traité comme un cas unique ; il est considéré comme une exception historique. Cette mentalité d’exception-à-l’histoire a pour effet de placer l’Holocauste hors de l’histoire, ce qui permet au gouvernement allemand d’apporter un soutien inconditionnel à l’État d’Israël sans avoir à rendre compte politiquement de la signification de ce soutien. En d’autres termes, le gouvernement allemand utilise la mémoire de l’Holocauste pour justifier son soutien à Israël, indépendamment de ce que celui-ci fait au peuple palestinien.
En faisant la comparaison entre un ghetto occupé par les nazis et Gaza avant le 7 octobre, Gessen avance un argument politique destiné à invoquer la mémoire historique et à attirer l’attention sur des concepts tels que le génocide, les crimes contre l’humanité et le « plus jamais ça », qui ont émergé de la Seconde Guerre mondiale. La comparaison n’est pas un argument individuel, mais plutôt un baromètre pour inciter les individus – et les pays – à réfléchir à leur soutien à Israël alors que le monde assiste au massacre du peuple palestinien, un peuple dépourvu de droits et de ressources, qui n’a nulle part où aller et qui vit sous des bombardements incessants.
La question qu’Arendt aurait soulevée, je crois, est celle de la responsabilité personnelle, politique et morale. Pour elle, il n’aurait pas été possible de parler de ce qui se passe aujourd’hui sans parler de la structure de l’État-nation lui-même, qui, selon elle, est en partie responsable de l’Holocauste. Pour elle, cela signifiait qu’il ne s’agissait pas du tout d’une exception.
Sur le plan politique, Arendt a soutenu l’idée que le peuple juif avait besoin d’une patrie pendant la guerre, parce que l’État, qui était censé garantir les droits des citoyens, avait utilisé la citoyenneté comme instrument politique pendant la guerre pour priver le peuple juif de ses droits, en le privant d’abri et en le soumettant à d’horribles violences. En exil à Paris de 1933 jusqu’à son internement en 1940, elle s’est efforcée d’aider la jeunesse juive à fuir en Palestine et s’y est même rendue en 1935 avec Youth Aliyah.
Au cours de ces années, elle a déclaré qu’elle ne voulait faire du travail juif que pour aider le peuple juif, parce que sa mère lui avait appris que lorsqu’on est attaqué en tant que juif, on doit riposter en tant que juif. Mais sa position a changé après sa fuite en Amérique en 1941, après avoir assisté à la conférence Biltmore en 1942 à New York, où elle a condamné l’appel de David Ben-Gourion en faveur d’un État juif en Palestine.
Elle a été attaquée lors de la conférence [Biltmore] pour avoir appelé à rejeter la vision de Ben-Gurion. Et en 1948, elle s’est jointe à Albert Einstein et à Sidney Hook, entre autres, en signant une lettre publiée par le New York Times pour protester contre la visite de Menachem Begin en Amérique, comparant son parti « Liberté » [Herout] « à l’organisation, aux méthodes, à la philosophie politique et à l’attrait social des partis nazi et fasciste ».
Arendt a critiqué l’État-nation d’Israël dès sa création, en partie parce qu’elle craignait que l’État ne présente les pires tendances de l’État-nation européen. Dans Les origines du totalitarisme (1951), elle avait soutenu, à contre-courant de ce qui se faisait à l’époque, que le nazisme était apparu non pas à l’apogée de l’État-nation allemand, mais à son déclin. Et si l’antisémitisme en tant qu’idéologie était au cœur de l’organisation des masses, dans son récit, ce n’était pas le seul facteur politique en jeu.
Pour Arendt, l’émancipation politique de la bourgeoisie a été la pierre angulaire de l’État-nation moderne, dans lequel les lois politiques étaient régies par les intérêts privés d’hommes d’affaires qui avaient jugé nécessaire de s’emparer de l’appareil d’État afin de déployer l’armée dans leurs entreprises coloniales. C’est cette cooptation de la nation et la transformation de la nation en État-nation par des intérêts économiques privés qui sont au cœur de sa compréhension. Et ce qu’elle a mis en avant – et pour lequel elle a été critiquée – c’est l’argument selon lequel l’antisémitisme était utilisé politiquement par l’État-nation afin de promouvoir ses intérêts politiques et économiques.
Arendt n’a jamais abandonné cet argument. En effet, elle y est revenue dans son ouvrage le plus controversé, Eichmann à Jérusalem (1963), dans lequel elle accuse Ben-Gourion d’avoir organisé un « procès-spectacle » afin d’exploiter les souffrances du peuple juif, au lieu de tenir le véritable criminel, le logisticien en chef d’Hitler, Adolf Eichmann, pour responsable de ses crimes. Bien sûr, explique t-elle, Eichmann a été antisémite, mais sa haine du peuple juif n’était pas sa motivation première. C’est plutôt son orgueil banal qui l’a poussé à vouloir gravir les échelons du Troisième Reich. Selon elle, il s’agit là de la banalité du mal, qu’elle définit comme l’incapacité d’imaginer le monde du point de vue d’autrui. Dans une interview datant de 1972, elle illustre son propos par une anecdote d’Ernst Jünger.
Pendant la guerre, Jünger rencontre des fermiers à la campagne. L’un d’entre eux avait recueilli des prisonniers russes des camps qui avaient été affamés presque jusqu’à la mort. Le fermier dit à Jünger que ces prisonniers russes sont des « sous-hommes… ils mangent la nourriture des cochons ». Arendt déclare alors : « Il y a quelque chose d’outrageusement stupide dans cette histoire. Je veux dire que l’histoire elle-même est stupide… L’homme ne voit pas que c’est ce que font des gens qui meurent de faim… »
Tout cela pour dire qu’il est nécessaire qu’en tant qu’êtres humains, nous soyons capables d’imaginer le monde du point de vue d’autrui pour empêcher le mal de se produire et pour nous opposer au mal lorsque nous y sommes confrontés. Et actuellement, la résolution de l’Allemagne l’interdit. L’antisémitisme et l’Holocauste ne sont pas des exceptions dans l’histoire. Cette obligation morale de comparer signifie deux choses : l’Allemagne n’est pas autorisée à continuer à traiter le peuple juif ou l’histoire juive comme une exception à la règle afin de justifier son soutien politique à Israël ; et tous les peuples ont le droit d’exister librement partout, indépendamment de l’endroit où ils sont apparus dans le monde par le hasard de la naissance ; un crime contre l’humanité est un crime qui nie à un peuple le droit d’exister.
En 1950, Hannah Arendt a rédigé un essai intitulé Report from Germany (Rapport d’Allemagne) sur l’incapacité des Allemands à faire face à ce qui s’était passé. « En moins de six ans, écrit-elle, l’Allemagne a détruit la structure morale de la société occidentale, commettant des crimes que personne n’aurait cru possibles… » La question qu’elle a notée dans son carnet alors qu’elle réfléchissait à la manière dont l’Allemagne devait se souvenir de la guerre était la suivante : « Existe-t-il une façon de penser qui ne soit pas tyrannique ? ».
La complexité morale est nécessaire face au mal. Ce qu’Arendt entendait par banalité, en affirmant qu’il s’agissait de l’incapacité d’imaginer le monde du point de vue d’autrui, c’est que les gens avaient suivi le changement radical des normes morales du jour au lendemain, qui a transformé le « Tu ne tueras pas » en « Tu tueras », sans se poser de questions. Et le prix de ce manque de jugement a été la vie humaine.
La plus grande ironie de la réalité actuelle est peut-être que la rhétorique de l' »antisémitisme » allemand est utilisée pour justifier le massacre massif du peuple palestinien, tout en ayant pour effet d’accroître l’antisémitisme et de rendre le peuple juif moins sûr partout.
L’Allemagne doit révoquer sa résolution non contraignante. De peur qu’elle ne continue à censurer ce que les gens peuvent et ne peuvent pas dire au sujet de l’État d’Israël. De peur qu’elle n’oblige à une complicité morale avec des crimes contre l’humanité. Il ne devrait pas être nécessaire de dire, mais peut-être faut-il le répéter sans cesse, qu’il n’est pas antisémite de critiquer l’État d’Israël. La Fondation, qui n’a pas fait preuve de courage moral et n’a pas pris position contre la résolution, devrait se retourner vers Arendt – l’homonyme de son prestigieux prix – et trouver le courage de ses propres convictions. Car à quel moment les crises humanitaires vont-elles s’arrêter ? Cent trente otages israéliens toujours à Gaza. Près de 20 000 Palestiniens sont morts. Six mille six cents d’entre eux sont des enfants. Plus de 50 000 blessés. Deux à trois millions de personnes affamées. Neuf Palestiniens sur dix ne mangent pas tous les jours. Les gens meurent de faim.
Le courage est la vertu politique par excellence, a écrit Arendt, parce qu’il exige que l’on risque sa réputation et sa vie pour exprimer une opinion politique.
Où est le courage aujourd’hui ?
Courage – Fondation Heinrich Böll ; courage, Allemands.
Samantha Hill est l’auteur de Hannah Arendt, une biographie, et de Hannah Arendt’s Poems.