Un premier bateau affrété par une ONG a utilisé la voie maritime, vendredi. Une façon pour la communauté internationale de contourner les entraves posées par Israël à l’accès terrestre de l’enclave. Mais la portée de ces initiatives reste limitée face à l’urgence.
Pour une opération humanitaire d’ampleur, censée préserver la population de Gaza de la famine qui menace après cinq mois de guerre, de destructions, de privations et de blocage de l’aide par Israël, voilà un étrange début. Vendredi 15 mars, un bateau affrété par l’organisation World Central Kitchen (WCK), dirigée par José Andrés, un chef américano-espagnol, a livré 100 tonnes d’aide (l’équivalent de douze camions) en passant par la mer, sans accoster. Le navire a tiré depuis le port de Larnaca, à Chypre, une barge qui a été poussée jusqu’à proximité de la côte. A l’arrivée, des soldats israéliens étaient déployés sur la plage au sud de la ville de Gaza, veillant au déroulement du déchargement. Dans les jours précédents, une jetée de bric et de broc a été construite en accéléré.
Joint au téléphone, M. Andrés, dont l’association est déjà présente à Gaza, dit « travailler depuis plusieurs mois sur le projet de ce corridor maritime » entre Chypre et Gaza. « C’est un test », dit-il de son opération, admettant que « ce n’est pas énorme ». Le « test » est d’une portée aussi politique qu’humanitaire, et dépasse largement cette petite performance.
Face aux blocages persistants d’Israël pour faire entrer de l’aide dans l’enclave, et sa volonté de se débarrasser de l’agence des Nations unies, chargée jusqu’alors de l’aide aux Gazaouis, l’UNRWA, que l’Etat hébreu accuse de collusion avec le Hamas, la communauté internationale a été contrainte ces derniers mois de réfléchir à de nouvelles procédures et de s’adapter. L’idée du « corridor maritime » est apparue dès novembre 2023. Alors que l’aide par voie terrestre était fortement entravée par les Israéliens, des scénarios de substitution ont commencé à circuler, aux Etats-Unis et en Europe. Le président chypriote, Nikos Christodoulides, considéré comme proche du gouvernement israélien, a lancé l’idée d’une voie maritime depuis Larnaca. Le plan d’action s’est construit sur un triangle – Chypre, Israël, Emirats arabes unis – avec le soutien de Washington.
« Sauver l’UNRWA »
Il a pour caractéristique d’exclure du dispositif I’UNRWA, alors que deux enquêtes sont actuellement à l’œuvre – l’une, interne aux Nations unies, travaillant sur les personnels qu’Israël accuse d’avoir participé à l’attaque du 7 octobre ; l’autre, externe, pour identifier les réformes souhaitables. Dix-neuf pays ou institutions avaient gelé leurs financements en février à l’agence, la menaçant de paralysie. Mais « des bailleurs de bonne volonté », selon une source, pourraient emboîter le pas des trois pays qui ont déjà repris leurs financements, parce qu’ils jugent « qu’il serait absurde de se passer de l’UNRWA maintenant ». Les Etats-Unis, qui étaient, jusqu’à janvier, le principal contributeur de l’agence, pourraient diviser leur aide par trois.
Des sources concordantes, au niveau de la région, parlent de « sauver l’UNRWA » pour que ses employés (hormis ceux compromis avec le Hamas ou ses alliés) et ses entrepôts puissent constituer l’ossature d’une opération humanitaire d’urgence. Plusieurs sources régionales estiment aussi, de manière pragmatique, que marginaliser I’UNRWA en faisant monter en puissance d’autres entités, comme le Programme alimentaire mondial, ne peut aboutir, faute de réservoir d’employés dans lequel puiser pour mener une grande opération.
Dans l’immédiat, ce ne sont pas une, mais trois initiatives qui se développent autour du « corridor maritime » depuis Chypre. Lors de son discours sur l’état de l’Union, début mars, le président américain, Joe Biden, a annoncé le lancement d’une opération d’envergure, consistant en la construction d’une « jetée flottante » par l’armée américaine à partir de bâtiments qui font actuellement route vers Gaza, et impliquant un millier d’hommes, dont pas un ne devrait mettre pied à terre. Les délais prévus pour ce projet géant sont d’environ deux mois, un avenir lointain à l’échelle de l’urgence actuelle.
La peur d’une « somalisation » de Gaza
Une autre opération américaine encore discrète, émanant du secteur privé, met les bouchées doubles pour démarrer plus vite. Elle est menée par la société Forgow, fondée par Sam Mundy, ancien officier du corps des marines. Forgow a un plan d’acheminement d’aide en passant aussi par le hub chypriote. Un lieu de débarquement a été identifié sur la côte, au nord. Forgow bénéficierait de l’accord du Cogat, l’administration israélienne de coordination dans les territoires palestiniens occupés, et dit agir en coordination avec les Nations unies. Le Pentagone est étroitement associé à l’opération. Il lui faudrait trois semaines pour démarrer, une semaine de plus pour fonctionner à plein régime et acheminer l’équivalent de 200 camions par jour. Alors que 500 camions entraient chaque jour dans Gaza avant la guerre, moins de 100 y pénètrent désormais quotidiennement.
Une conférence de donateurs prévue à Chypre la semaine prochaine devrait permettre de lever les fonds indispensables. Forgow estime à 30 millions (27 millions d’euros) de dollars le coût initial, puis 30 millions de plus par mois pour son fonctionnement. Pour cette opération, baptisée Blue Beach Plan, une société de construction palestinienne, sans attache partisane et politique, est pressentie pour opérer la distribution.
De son côté, le chef de WCK affirme pouvoir compter sur « 2 000 personnes prêtes à faire les distributions », une « forme d’autorité palestinienne locale » qui aurait la sympathie des forces israéliennes sur place. Mais grande est la peur de voir s’opérer une forme de « somalisation » de Gaza, à la suite de la destruction des structures de gouvernement contrôlées par le Hamas, et remplacées par une mosaïque de responsables locaux susceptibles de s’enrichir grâce à la manne de l’aide et se transformer en chefs de guerre. A Amman, des sources concordantes évoquent un plan qui reposerait sur la sélection à Gaza d’acteurs locaux, comme les clans ou les grandes familles, misant sur des leaders communautaires ou des mokhtars (maires de quartier ou de village). Les Emirats arabes unis seraient impliqués pour participer à leur financement.
« Inonder » Gaza d’aide
Rien de tout cela ne ferait l’objet de débats, s’il n’était pas si compliqué de faire entrer de l’aide humanitaire par voie terrestre à Gaza. Shimon Freedman, porte-parole du Cogat, se défend de tout blocage : « Nous ne plaçons aucune limite sur la quantité [de camions] qui est inspectée. La question est : est-ce que les organisations peuvent distribuer tout ce que nous inspectons ou cela reste en plan côté gazaoui ? En comprenant qu’il y avait un souci au niveau de la distribution, nous avons aidé à coordonner quelques convois avec des entrepreneurs privés (…). Nous essayons seulement de trouver des manières supplémentaires de le faire, pas de remplacer l’ONU. » Car, faute d’organisation et de gouvernance dans l’enclave, le stockage et la distribution de l’aide restent problématiques. Dans le nord de Gaza, des tentatives récentes de distribution ont tourné au drame. Le 29 février, des tirs israéliens ont visé des Gazaouis attendant de l’aide à un rond-point. Une vingtaine de personnes sont mortes aussi le 14 mars. Mohammed Qreiqea, un journaliste gazaoui, estime indispensable que « les camions d’aide arrivent jusqu’au cœur de la ville et aillent dans les centres d’accueil des déplacés, les écoles, des zones d’habitations, les hôpitaux, et que de là, une distribution soit organisée. Il faut que l’aide parvienne jusqu’aux gens et non l’inverse ».
Dans ce chaos, l’ensemble des acteurs humanitaires s’accordent sur l’urgence d’une opération définie par un terme générique utilisé notamment par l’administration américaine : « flood » (inonder). Il faut inonder Gaza d’aide pour sauver sa population, et il faut inonder Gaza, aussi, « pour tuer le marché noir grâce à une surabondance de nourriture dans un premier temps », analyse un responsable d’une ONG internationale.
Or, pour « inonder » Gaza de la sorte, la voie terrestre demeure la plus adaptée, selon les mêmes sources, même si un appoint par voie maritime conserve de la valeur. Dans ce cas, pourquoi ne pas recourir au port en eaux profondes d’Ashdod, en territoire israélien, qui se trouve à seulement une trentaine de kilomètres au nord de Gaza, et permet de débarquer des cargos de grande taille ?
L’insuffisance des largages aériens
Depuis plusieurs mois, les Etats-Unis demandaient avec insistance à leurs alliés israéliens, selon une source diplomatique au fait du dossier, que la structure portuaire soit utilisée pour débarquer de l’aide alimentaire. En vain. Au sein du gouvernement israélien, le blocage a été complet, sous la pression de l’extrême droite. Seule une cargaison de 114 000 tonnes de farine a pu être libérée des entrepôts, mardi 12 mars. Ce n’est pas encore un revirement. « Nous regardons cela avec prudence, et attendons de voir si une politique claire se dégage », affirme une source haut placée dans le dispositif onusien.
Pourquoi ces réticences? A ce stade, Israël ne veut pas d’une opération humanitaire organisée depuis son sol, que l’opinion publique rejetterait, et qui soulèverait sa responsabilité dans les effets de la guerre sur la population de Gaza. « A l’origine de toute l’agitation humanitaire à laquelle on assiste aujourd’hui, il y a la crainte israélienne que le Hamas se refasse une santé à travers la distribution d’aide humanitaire, précise Ghassan Salamé, professeur émérite à Sciences Po. La solution logique, et conforme à ce qui se passait auparavant – l’ouverture des points terrestre pour acheminer davantage de camions, que les Nations unies savent être la seule efficace – est donc contournée au profit d’alternatives. Avec la voie maritime, les Israéliens croient qu’ils peuvent contrôler davantage la nature de ce qui arrive. »
Parallèlement, l’idée de procéder à des largages aériens d’aide a été testée. Tous les acteurs humanitaires savent que cette approche, marginale, ne peut faire face aux besoins de Gaza dévastée, affamée, privée de tout. Mais cela a constitué, là aussi, une forme de « test » pour l’internationalisation de la réponse humanitaire. Les Américains ont demandé le soutien des pays du Golfe pour les largages. Pour les pays arabes, participer à la rescousse des civils de Gaza est une manière d’éteindre la colère vis-à-vis du sort des Gazaouis au sein de leurs propres opinions.
En termes d’opinion, l’administration américaine voit de son côté poindre un problème, en vue de l’élection présidentielle de novembre. Une partie des électeurs démocrates contestent le soutien inconditionnel apporté par l’administration Biden à Israël depuis octobre. A Washington, Joe Biden a dû durcir le ton, et estimé qu’une « ligne rouge » serait franchie si l’armée israélienne lançait une offensive sur Rafah, dans le sud de Gaza, alors que s’y trouvent plus d’un million de déplacés en grand état de vulnérabilité. Dans ce contexte, Benjamin Netanyahou, le premier ministre israélien, a annoncé vendredi avoir approuvé « les plans d’action » de l’armée en vue d’une offensive terrestre à Rafah. « L’armée israélienne est prête pour le côté opérationnel et pour l’évacuation de la population », a-t-il déclaré.