Comment l’industrie mondiale du pétrole alimente la guerre d’Israël contre Gaza

Une analyse montre comment les avions et les tanks sont ravitaillés en carburant malgré la décision provisionnelle de la Cour internationale de justice avertissant Israël d’empêcher des actes génocidaires

Les avions et les tanks israéliens bombardant les Palestiniens sont ravitaillés par quelques-unes de compagnies de carburants fossiles les plus rentables — et par les contribuables américains, selon notre enquête.

Israël dépend du pétrole brut et des produits raffinés importés de l’étranger pour faire fonctionner sa vaste flotte d’avions de combat, de tanks et d’autres véhicules militaires.

L’enquête, qui a été commandée par l’organisation sans but lucratif Oil Change International et partagée en exclusivité avec le Guardian, examine cette chaîne d’approvisionnement en pétrole, qui depuis le début du conflit à Gaza semble reposer fortement sur les combustibles fossiles d’Azerbaijan, du Kazakhstan, de Russie, du Brésil, du Gabon et des États-Unis. L’analyse de Data Desk, une entreprise de conseil technologique basée au Royaume-Uni et enquêtant sur l’industrie de l’énergie fossile, suggère que les principales compagnies de pétrole facilitant l’approvisionnement en pétrole incluent BP, Chevron, ExxonMobil, Shell et TotalEnergies.

L’analyse montre qu’Israël a reçu trois pétroliers américains de carburant JP8 pour les avions, sous forme d’aide militaire, depuis octobre 2023. L’un d’eux a quitté les États-Unis avant le début de l’attaque actuelle contre Gaza, partant de la raffinerie Bill Greehey à Corpus Christi, Texas, le 22 septembre.

Récemment, les navires livrant du pétrole et des carburants semblent désactiver le signal de leur système d’identification automatique (AIS) avant d’atteindre Israël, peut-être pour des raisons de sécurité.

Les deux autres pétroliers sont partis après le déclenchement du conflit : l’un d’eux paraît être parti le 6 décembre 2023, alors que plus de 16000 Palestiniens avaient déjà été tués. Le troisième a quitté le Texas le 9 février 2024 — deux semaines après l’arrêt provisoire de la Cour internationale de justice selon lequel Israël pourrait de manière plausible être en train de commettre un génocide contre 2,3 millions de Palestiniens dans Gaza occupé. Une image satellite semble montrer le pétrolier au terminal Ashkelon d’Israël le 6 mars, alors que le nombre de morts du côté palestinien s’était élevé à 30 000.

Le bombardement de Gaza par Israël a continué depuis que la CIJ a ordonné au gouvernement israélien d’empêcher tout acte génocidaire. L’arrêt de la CIJ a des implications légales pour les pays et les entreprises qui doivent s’assurer de ne pas être complices d’actes génocidaires.

Des experts des droits humains ont dit que les pays et les entreprises fournissant du pétrole aux forces armées israéliennes pourraient être complices de crimes de guerre et de génocide.

« Les pays et les entreprises qui ont continué à fournir du pétrole à l’armée israélienne depuis la décision de la Cour internationale de justice contribuent à d’horribles violations des droits humains et pourraient être complices de génocide », a dit David Boyd, le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits humains et l’environnement.

« Les compagnies pétrolières doivent s’assurer de ne pas être en train d’aider à enraciner le système d’apartheid d’Israël ou à alimenter des crimes de guerre et un génocide possible à Gaza, » a dit Peter Frankental, directeur des affaires économiques à Amnesty International-Royaume Uni, ajoutant qu’il incombait à toute compagnie ayant des liens commerciaux avec l’armée israélienne d’exercer un « contrôle approprié ».

Israël a rejeté l’arrêt provisionnel de la CIJ, le qualifiant d’ « outrageant ». La Maison blanche a dit que la décision de la CIJ ne changerait pas la politique des États-Unis à propos de Gaza ou d’Israël. Chaque année, les États-Unis fournissent 3, 6 milliards de dollars en moyenne à Israël sous forme d’aide militaire, et le gouvernement Biden a demandé un supplément de 14,3 milliards de dollars au Congrès depuis le début du conflit actuel.

« Les pays et les compagnies pétrolières de premier plan qui alimentant la machine de guerre israélienne sont complices du génocide en cours du peuple palestinien. En approvisionnant directement l’armée d’Israël, ce qui s’ajoute à plus d’une centaine d’autres ventes d’armes, les États-Unis en particulier doivent rendre des comptes sur leurs violations potentielles du droit international », a déclaré Allie Rosenbluth, responsable du programme américain d’Oil Change International.

Durant les cinq derniers mois, Israël a lâché des dizaines de milliers de bombes sur la Bande de Gaza, tout en menant des attaques sur le terrain dans tout le territoire occupé. L’attaque actuelle a été une réponse à l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, qui a tué près de 1200 personnes. Plus de 100 otages israéliens sont encore retenus en captivité par le Hamas.

Au moins 31 000 Palestiniens ont été tués à Gaza, des dizaines de milliers supplémentaires ont été blessés ou ont disparu sous les décombres et sont présumés morts. En février, au moins 12300 enfants avaient déjà été tués, et et plus de la moitié des bâtiments de Gaza détruits ou endommagés, dont des infrastructures essentielles, comme des usines de production d’eau et d’assainissement, des écoles et des hôpitaux. Les Palestiniens sont en train de mourir dans une famine délibérée, disent les experts onusiens, les troupes israéliennes bloquant l’aide humanitaire et visant des sources de nourriture, ainsi que les personnes attendant la nourriture.

Israël est un petit pays avec une armée et des forces aériennes relativement grandes. Il ne dispose pas d’oléoducs transfrontaliers opérationnels pour les combustibles fossiles et dépend fortement des importations de pétrole par voie maritime.

L’analyse de Data Desk s’appuie sur les positions des navires, les flux commerciaux des produits de base, l’information des autorités portuaires, des courtiers maritimes et des images satellite, ainsi que les rapports financiers et ceux des médias. Les preuves suggèrent qu’il y a un chevauchement important entre les chaînes civiles et militaires d’approvisionnement en pétrole.

Israël importe du pétrole brut pour alimenter les raffineries d’Ashdod et de Haifa, ainsi que des produits raffinés qui sont utilisés domestiquement comme le carburant ou dans certains cas ré-exportés. Une partie du carburant des raffineries va directement aux forces armées. La majeure partie de ce qui reste semble aller à des stations service ordinaires pour un usage domestique — mais aussi pour le personnel militaire, qui peut faire le plein de ses véhicules grâce à un contrat du gouvernement.

À part le carburant américain pour les avions, toutes les autres expéditions de produits pétroliers raffinés vers Israël se sont virtuellement taries depuis octobre 2023, ce qui reflète peut-être la crise plus large de la Mer rouge.

L’approvisionnement d’Israël en pétrole brut est resté plus ou moins stable, en dehors d’un fléchissement en janvier.

L’analyse a montré que :

  • Plus de 1440 kilotonnes (kt) de pétrole brut d’Azerbaïdjan semble avoir été envoyé vers Israël depuis octobre 2023. Le brut azéri est livré via l’oléoduc Baku-Tbilisi-Ceyhan (BTC), qui se termine à Ceyhan, en Turquie, d’où il est chargé sur des pétroliers. L’Azerbaïdjan accueille cette année les discussions annuelles des Nations Unies sur le climat, la Cop29.
  • BP est le principal opérateur et le plus grand actionnaire de BTC, et, avec la compagnie pétrolière nationale azérie, produit une partie du pétrole brut de la Mer Caspienne acheminée par l’oléoduc. Les partenaires minoritaires de BTC incluent TotalEnergies et ExxonMobil.
  • Deux cargaisons de brut brésilien pour un total de 260 kt semblent avoir été livrées à Israël depuis le début de son invasion de Gaza. Le premier pétrolier semble avoir mouillé et déchargé sa cargaison en décembre, dans un terminal d’oléoduc au sud d’Ashkelon qui fournit les raffineries de Haifa et Ashdod, le second pétrolier en février 2024, selon les données de signalement et les images satellite. Le brut a été livré à partir de champs offshore dont les co-propriétaires sont Shell, TotalEnergies et Petrobras.

Total et Shell n’ont pas souhaité commenter. Un porte-parole de Petrobras a dit que la compagnie n’avait pas «  livré de cargaison de pétrole brut issu de sa production à Israël en décembre 2023 et en 2024 ».

Le président brésilien, Luiz Inácio Lula da Silva, a été l’un des critiques les plus virulents d’Israël, accusant cet État de commettre un génocide contre le peuple palestinien. Lula a rappelé l’ambassadeur du Brésil en Israël, mais il n’a pas interdit les exportations de pétrole.

  • Les données suggèrent aussi qu’au moins 600 kt de pétrole brut kazakh/russe a été envoyé en Israël via l’oléoduc du Caspian Pipeline Consortium (CPC) depuis 2023. Le pétrole de CPC est un mélange issu entdes champs pétrolifères offshore de la mer Caspienne, ainsi que de plus petits champs onshore du sud de la Russie.
  • Chevron a la plus grande participation dans les principales compagnies pétrolières internationales du CPC, suivi par ExxonMobil et Shell. Ces compagnies de carburant fossile possèdent aussi en partie les champs pétrolifères qui aliment l’oléoduc. La majorité de l’approvisionnement du CPC est produit au Kazakhstan et n’a pas subi de sanctions [internationales], contrairement au pétrole brut de Russie.
  • La Russie semble avoir aussi continué des expéditions régulières de gazole sous vide (VGO), un fioul de qualité inférieure, principalement transformé en carburant pour avion et en diesel par hydrocraquage. Ce gazole russe est expédié à partir de ports de la Mer noire.
  • Les données suggèrent que quatre expéditions emportant plus de 120 kt de VGO ont quitté la Russie pour Israël après l’ordre donné par la CIJ à Israël de prendre toutes les mesures possibles pour empêcher un génocide. Le flux de VGO russe a été sévèrement touché par une interdiction de l’Union européenne qui est entré en vigueur en février 2023.

Les données de position maritime (AIS) montrent des navires se dirigeant directement vers le port de Haifa, où la raffinerie a l’équipement pour transformer le VGO, et au moins l’un d’eux signalant ce port comme sa destination prévue. Les autres ont donné comme destination une zone de transfert de navire à navire utilisée par l’Égypte et Israël en Méditerranée orientale. Certains pétroliers livrant du pétrole et des carburants semblent désactiver leurs signaux radar avant d’atteindre Israël.

Les données suggèrent aussi qu’Israël reçoit des envois, relativement petits mais réguliers, de brut via l’oléoduc de Sumed. Cet oléoduc transporte du brut d’Arabie saoudite, d’Égypte, d’Iraq et des Émirats arabes unis (UAE) — qui ont tous critiqué l’attaque militaire d’Israël contre Gaza.

« Le mouvement BDS [de boycott, désinvestissement et sanctions] qui vise déjà Chevron avec une campagne internationale de plus en plus grande de boycott et de désinvestissement, exposera et ciblera les États et les corporations complices mentionnées dans ce précieux rapport », a dit Mahmoud Nawajaa, coordinateur général du Comité national palestinien de BDS. « Les États et les compagnies qui continuent à fournir à Israël du carburant pour ses forces militaires sont directement complices de soutien à un génocide en cours. Nous ne leur pardonnerons jamais cela. ».

Les gouvernements des États-Unis, du Brésil, de Russie, d’Azerbaïdjan et du Kazakhstan n’ont pas répondu à nos demandes de commentaires. BP, Chevron et Exxon n’ont pas répondu non plus.