Dans les hôpitaux de Gaza

Il n’est pas facile de travailler sous une attaque militaire continue, de se réveiller et de fermer les yeux sur les blessures et les cadavres, de se sentir impuissant face à tout cela.

Je suis né au printemps 1999 dans le village de Khuza’a, à l’est de la ville de Khan Younis, dans la Bande de Gaza. Ma famille vient d’un village qui s’appelle Salama, près de Jaffa sur la côte palestinienne, d’où elle a été déplacée par les forces sionistes en 1948. Khuza’a était un endroit plein de champs verdoyants et de fleurs, loin du centre ville et près de la barrière frontalière qui sépare Gaza d’Israël. La plupart de ses résidents travaillaient dans l’agriculture ou dans l’artisanat traditionnel, mais notre famille s’assurait que nous les cinq enfants – trois sœurs, un frère, et moi – recevions une bonne éducation.

Nous avons grandi au milieu des guerres : 2008, 2012, 2014, 2021. Le camp principal de la Grande Marche du Retour – le mouvement de protestation violemment réprimé par l’armée israélienne en 2018 – était à moins de 350 pieds (105 mètres) de chez nous. Notre école était régie par l’Agence de Secours et de Travaux des Nations Unies (UNRWA). Comme elle aussi était à quelques mètres de la barrière, nos cours pouvaient être interrompus pendant des heures, parfois des jours, par des bombardements depuis les tanks ou des tirs depuis les tours de contrôle. Souvent, les employés de l’UNRWA venaient nous prendre à l’école et nous évacuaient dans leurs voitures pour nous mettre à l’abri. Beaucoup de nos camarades de classe et amis ont été tués, généralement alors qu’ils travaillaient avec leur famille dans les fermes adjacentes à la barrière. A l’école, nous les pleurions en posant des couronnes de fleurs sur leurs sièges vides.

En 2017, j’ai terminé mes études secondaires et me suis inscrit à l’école de médecine, où j’ai dirigé le syndicat des étudiants, rejoint le comité d’organisation de la première conférence internationale multidisciplinaire sur le cancer du sein, organisé une campagne pour le remboursement de la dette des étudiants en médecine, et facilité le premier accord d’échange étudiant entre mon université et une université d’Istanbul. J’ai obtenu mon diplôme l’année dernière et ai commencé à planifier mon avenir. Des amis et des connaissances m’ont suggéré de quitter Gaza, de poursuivre mes études à l’étranger, puis de revenir travailler chez moi dans l’un des champs spécialisés de la médecine qui souffrent de pénurie. Dans ce but, je me suis préparé à étudier au Royaume Uni. (Mes sœurs se sont orientées vers la médecine dentaire, la psychologie et la nutrition ; mon frère est encore au lycée.) Ce qui est magnifique avec les gens de Gaza, c’est qu’ils font toujours des projets, encore et encore. Nous savions que n’importe quelle invasion israélienne pourrait annuler nos projets, mais nous avons vécu et grandi dans l’espoir.

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La guerre a tout changé. Au deuxième jour, le 8 octobre, les Forces d’Occupation Israéliennes – les appeler « Forces de Défense » serait inexact – bombardaient aveuglément notre quartier, principalement avec des obus terrestres, mais aussi avec des frappes aériennes. Ce jour là, nous avons perdu un voisin et sa famille tout entière sous les décombres. Mes parents, mes frères et sœurs, et moi n’avions plus d’autre choix que de partir et d’aller chez des parents à Bani Suhaila, plus près du centre ville.

Je me suis immédiatement porté volontaire pour travailler au service d’urgence du Complexe Médical Nasser, le plus grand hôpital de la moitié Sud de Gaza. Nous triions les patients en fonction de la gravité de leurs blessures, puis les traitions : arrêter les hémorragies, recoudre les blessures, poser des attelles sur les fractures, contrôler une hémorragie interne, demander des radios et des tests de laboratoire. Parce que nos familles avaient peu d’espace et que la charge de travail à l’hôpital était lourde, j’ai dû y vivre. Nous faisions face à une immense étendue de blessures : membres tranchés, crânes écrasés, peau arrachée, brûlures sur tout le corps, enfants déchiquetés.

Abed Zagout/Anadoly/Getty Images, Palestiniens déplacés qui cherchent un abri le 29 octobre 2023 dans l’hôpital Nasser, Khan Younis, Gaza.

Je n’ai pas souvenir de n’avoir reçu qu’un ou deux patients en même temps ; chaque frappe aérienne blessait des dizaines de personnes. Un jour, une femme enceinte est arrivée avec un trauma crânien, des fractures aux deux pieds, et un effondrement des poumons. Il était clair qu’elle était mourante et le médecin des urgences a décidé de faire immédiatement une césarienne en urgence, même alors qu’ils n’y avait plus d’anesthésiques. Ils ont mis au monde le bébé, qui a été emmené dans l’unité de soins intensifs de néonatalogie. La mère a lutté pour survivre dans l’unité de soins intensifs pendant dix jours jusqu’à sa mort. Son mari aussi était mort dans le bombardement ; seul l’enfant a survécu.

C’est devenu la routine de recevoir des patients défigurés au point de ne pouvoir les identifier, ou de voir des enfants seuls survivants de leur famille, ou de laisser un patient mourant pour pouvoir traiter quelqu’un dont la vie pouvait être sauvée. Nous essayions en même temps de rester à l’écoute des nouvelles des bombardements et de leur localisation, nous nous efforcions de rester en contact avec nos êtres chers, scrutions les arrivées aux urgences par peur d’y voir quelqu’un de notre famille ou de nos amis.

Et trop souvent, c’était le cas. Un jour, nous avons reçu un grand nombre de patients blessés. Parmi eux, se trouvait mon cousin Tareq qui était mon voisin à Khuza’a. J’ai dû traiter ses blessures, le rassurer, calmer ses craintes. Un autre jour, j’ai reçu un corps sans vie. Alors que je rédigeais le certificat de décès, j’ai réalisé qu’il s’agissait d’Abdulrahman, mon camarade de l’université et mon collègue à l’hôpital. J’ai découvert son visage – il avait été balafré par les roquettes, mais comment avais-je pu ne pas le reconnaître ?

L’hôpital s’était transformé en abri. Des milliers de personnes déplacées étaient entassées dans le bâtiment ; elles dormaient dans les cours, les couloirs, et les chambres de malades, faisaient la queue aux toilettes et devant les prises de courant. Pour atteindre la salle des urgences pendant mes gardes de nuit, je devais enjamber les corps endormis.

Omar al-Najjar, Personnes déplacées qui dorment à l’extérieur du Complexe Médical Nasser, Khan Younis, Gaza, le 29 octobre 2023.

Nous mangions mal. Tous les jours, nous avions du riz au déjeuner et un morceau de pain avec du fromage au dîner. Deux mois plus tard, quand le pain a commencé à manquer, nous mangions des haricots en conserve à la cuiller. Alors que la guerre avançait, davantage de médecins résodents sont arrivés à l’hôpital. Souvent, il y avait tant de monde dans les locaux que nous dormions par terre sans matelas. Dans ces conditions, les maladies se sont diffusées. Les gens se réveillaient un jour avec une infection respiratoire et le lendemain avec une maladie gastro-intestinale.

Nous devions cependant essayer de fournir le nécessaire à nos proches. Ma mère m’appelait, moi son fils aîné, parce qu’il n’y avait plus de pain à la maison ; j’ai souvent quitté l’hôpital en blouse pour faire la queue pour du pain, de l’eau, et du gaz. Toutes les semaines, j’ai volé deux ou trois heures pour vérifier l’état de ma famille à Bani Suhaila. Au cours de l’une de ces visites, trois missiles de F16 ont frappé le bâtiment où ils vivaient. Heureusement, les roquettes n’ont pas explosé, mais un incendie s’est déclenché et la cage d’escalier s’est effondrée. Nous avons dû jeter mes trois nièces depuis le troisième étage à des voisins à l’extérieur qui les ont attrapées. J’ai remercié Dieu d’avoir été là. Si j’avais été informé de l’incendie depuis l’hôpital, j’aurais été paralysé par l’impuissance.

En plein milieu de la guerre, j’ai quand même postulé pour des programmes de 3ème cycle dans trois universités, deux à Londres et une à Aberdeen, ainsi que pour une bourse de maîtrise auprès du Consulat britannique. Je me souviens m’être assis dans la rue par un froid jour de décembre, essayant de capter un signal Wi-Fi afin de découvrir si j’avais été admis. J’ai été admis dans les trois programmes et admis pour la bourse, mais il y a quelques jours, ma demande de bourse a été annulée ; Il fallait faire une demande de visa dans un délai très court et une interview en personne.

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Le 1er décembre, après la fin d’un cessez-le-feu humanitaire temporaire, les FOI sont devenues folles furieuses. Alors que l’intensité des bombardements progressait dramatiquement, mes parents, mes frères et sœurs, et mes tantes ont dû partir pour Khan Younis. Comme pratiquement tout le monde à Bani Suhaila avait dû agir de même, la ville était bondée. J’ai essayé sans succès de leur trouver un abri. Pendant cinq jours, ils ont dormi sur le sol d’une cour d’école sans literie ni couverture, exposés au ciel. Ils n’ont presque rien mangé et à peine bu pour éviter d’avoir besoin des toilettes où des dizaines de personnes faisaient la queue.

Omar al-Najjar, La silhouette de Khan Younis le lendemain de la pause humanitaire, Gaza, le 1er décembre 2024.

Pendant ce temps, aux urgences, il n’y avait ni lits disponibles pour les patients, ni personnel médical suffisant pour traiter les blessures. Des bruits résonnaient à mes oreilles : les pleurs d’un père sur son fils enfoui sous les décombres ; les gémissements d’une mère sur son enfant, dont la main était tout ce qu’elle avait pu sauver ; les dirigeants du personnel des urgences nous disant de « le laisser mourir en paix » à propos d’un patient pour lequel il n’y avait ni lit ni personnel pour traiter ses graves blessures. J’ai vu des asticots sortir des blessures de personnes qui avaient été coincées pendant des jours dans les hôpitaux plus au nord après l’irruption des forces d’occupation dans les locaux et l’arrestation du personnel médical. Alors que les cas d’extrême urgence s’accumulaient, nous étions face à un très grand risque de perdre quantité de blessés, qui auraient survécu si nous avions pu les traiter à temps.

C’est la pire situation que j’aie jamais vécue. J’étais impuissant, à la fois à l’hôpital et face à ma famille. Le cinquième jour, au sommet de mon désarroi, le visage inondé de larmes, je me suis retiré dans un coin de la salle d’opérations, et j’ai commencé à appeler tous les numéros sur mon téléphone jusqu’à ce que je trouve un abri pour ma famille. Arrivé à « M », j’ai trouvé un ami à Rafah à qui je n’avais pas parlé depuis cinq ans et à qui j’ai expliqué la situation. Il a proposé d’héberger ma famille, mais pas moi. Il y avait d’autres familles chez lui et l’espace était restreint. Je n’ai fait aucune objection. Ce qui importait, c’était ma famille : dans la cour d’école, ils auraient soit été tués par des éclats d’obus, soit seraient morts de froid ou de faim.

Mais ma mère a refusé de partir sans moi. Nos réseaux de communication étaient tout le temps interrompus ; elle a insisté pour que nous restions proches. Je devais décider, soit de rester à l’hôpital tandis que ma famille vivrait dans la cour d’école, soit quitter l’hôpital – et donc les blessés dont je sauvais la vie, la mère que je rassurais à propos de son fils, le père que je guidais dans ses terreurs – pour un autre hôpital près de la maison de mon ami où ma famille pourrait vivre. J’ai choisi de partir.

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Maintenant je suis bénévole 24 heures sur 24 à l’Hôpital Koweitien de Rafah. Je me consume de l’intérieur. Je dors au mieux cinq heures entrecoupées par jour et je ne mange que des boîtes de conserve. J’ai des crampes musculaires, mon dos ploie, et ce maudit sentiment d’impuissance me hante toujours.

Un patient dialysé vient me voir avec des complications ; un patient diabétique m’arrive avec un coma faute de trouver son insuline ; un patient souffrant d’hypertension m’arrive le cerveau au bord de l’explosion faute d’avoir accès à ses médicaments ; un patient atteint de troubles neurologiques m’arrive en état de convulsion qui l’étouffera un de ces jours parce que ses médicaments sont introuvables ; un patient asthmatique m’arrive toutes les nuits, suffoquant, bleu, parce que son inhalateur a disparu et que la fumée se répand depuis les feux qui servent aux gens à cuire leur repas et faire chauffer de l’eau en l’absence d’électricité ou de gaz. Et puis, il y a toutes les blessures dues aux bombardements eux mêmes.

Les hôpitaux sont devenus nos maisons. Ils nous ont rassemblés sous leurs toits ; Nous avons dormi dans leurs chambres et leurs couloirs. Chaque coin représente des souvenirs, de ceux qui étreignent le cœur. Ce n’est pas facile de vivre ici au milieu des souffrances, de travailler sous les attaques militaires continuelles, de se réveiller et de fermer les yeux à la vue des blessés et des cadavres. Nous devons rassembler nos forces pour supporter tout cela. Je ne sais pas d’où vient cette force.

Qu’est-ce que la guerre m’a fait ? Comment suis-je passé d’interne en médecine plein de rêves à quelqu’un qui doit supporter cette agonie, voir des malades jour et nuit, annoncer la mort de patients, avoir affaire à des cas plus complexes que je ne l’avais jamais imaginé ? Tous mes projets ont disparu. Ma mère, mon père, ma sœur et mon frère sont toujours dans la maison de mon ami ; ma sœur mariée et ses trois enfants vivent sous une tente. Jusqu’à ce que l’occupation se retire de Khan Younis, nous n’avons pu avoir des informations sur le sort de notre village que via les réseaux sociaux par les récits des FOI qui fanfaronnaient tout en démolissant nos maisons, nos rues, les terrains de jeu et les mosquées comme s’il s’agissait d’un jeu. Quand j’ai fini par y retourner, j’ai vu que notre maison et notre quartier avaient été complètement détruits, rasés au sol, effacés de la carte. Pas un seul bâtiment n’était resté debout.

Omar al-Najjar, Khuza’a, Gaza, avant et après la campagne israélienne de bombardement.

Maintenant,mon but est d’aider ma famille, de lui trouver un toit où s’abriter. Il y a deux mois, j’ai commencé une campagne de levée de fonds pour trouver de l’argent pour reconstruire notre maison. Mais la souffrance pèse encore lourdement sur moi.

Le 17 octobre, j’avais pris un patient avec de multiples fractures pour faire des radios. Plus de trente patients blessés étaient arrivés après que les FOI aient bombardé une maison habitée. Et puis, j’ai vu des gens entassés autour de la télévision qui montrait les images de l’hôpital al-Ahli en flammes. Mes jambes m’ont lâché. Je suis tombé par terre et me suis recroquevillé dans un coin en larmes.

Depuis lors, les FOI ont frappé, assiégé et ravagé la plupart des principaux centres médicaux de Gaza, dont Nasser. Avant qu’ils n’envahissent les locaux, j’ai entendu mes collègues dire que les forces d’occupation ciblaient quiconque bougeait à l’intérieur. Quand l’invasion a commencé, j’ai appris que les médecins ont été confinés dans certaines zones et empêchés de rejoindre les patients ailleurs dans le bâtiment ; la nourriture et l’eau potable ont été épuisées ; les eaux usées ont envahi les salles ; l’électricité a été coupée. Certains des collègues avec qui j’étais en contact, dont un médecin et un pharmacien, ont été arrêtés ; nous n’avons entendu aucune nouvelle à leur sujet. Nasser est devenu un danger pour la santé, impropre à n’importe quelle sorte de soins médicaux.

Depuis le début de la guerre, 485 travailleurs médicaux ont été tués à Gaza. Vingt-six hôpitaux et soixante deux centres de santé sont hors de service, y compris les hôpitaux Indonésien de Beit Lahia, al-Awda de Jabalia, al-Amal de Khan Younis, et al-Shifa de Gaza ville, où l’armée a laissé derrière elle des centaines de corps dans une fosse commune. A quel genre d’occupation avons-nous à faire ? Elle n’épargne pas les enfants, ni les vieillards, ni les femmes, ni les blessés – ni même les morts.