Dans la bande de Gaza, Israël détruit les moyens de subsistance de la population, de la pêche à l’agriculture

Plus de 95 % des terres agricoles ont été endommagées ou sont en zone inaccessible aux agriculteurs, alors que l’enclave palestinienne ploie sous la famine.

A la sortie de l’hiver, lorsque la saison des fraises battait son plein dans la bande de Gaza, la ferme d’Akram Abou Khoussa et de ses frères était une attraction touristique populaire. Leur hectare et demi de terre tout au nord, à Beit Lahya, avait des airs de paradis champêtre, loin du dense tissu urbain de Gaza. Avant les attaques du Hamas, le 7 octobre 2023, les familles venaient y siroter un jus de fraise ou déambuler dans les champs. La famille cultivait concombres, tomates, pastèques, melons et pommes de terre, mais elle tirait la plupart de ses revenus des fraises. Akram Abou Khoussa en produisait une quarantaine de tonnes par an, qu’il vendait jusqu’à 30 shekels (7,50 euros) le kilo hors du marché local au pic de la saison. Depuis 2015, la fraise était l’un des fruits autorisés à l’exportation dans l’enclave palestinienne sous strict blocus israélien. Elle inondait les étals de Cisjordanie — 185 hectares étaient réservés à sa culture à Gaza, principalement à Beit Lahya. 

« On vivait très bien. On n’a jamais manqué de fraises, on en congelait une partie », résume l’agriculteur, joint au téléphone par Le Monde depuis le centre de Gaza, où il a été forcé d’évacuer avec sa famille. Les autorités israéliennes interdisent l’accès de la bande de Gaza à la presse depuis vingt et un mois. « Au début de la guerre, la ferme a été détruite, les champs, ma maison et celles de mes frères. » Le fermier de 58 ans a fui avec les siens dans les premiers jours qui ont suivi le 7-Octobre. Ses terres, à 2 kilomètres à peine du territoire israélien, étaient particulièrement exposées. Beit Lahya, ville d’un peu moins de 100 000 habitants, a été méthodiquement vidée de sa population et largement détruite par l’armée israélienne. Les images satellites montrent des quartiers entiers rasés. Le vert des champs en lisière de Gaza a disparu  — l’ensemble de l’enclave est grisâtre, couleur des ruines.

A la faveur de la trêve entrée en vigueur le 19 janvier, Akram Abou Khoussa est retourné chez lui. Malgré la dévastation, il a nettoyé ses champs, les a préparés pour la semence. Quelques semaines plus tard, le 18 mars, « la guerre est revenue, plus difficile encore qu’avant », raconte le fermier. Israël a unilatéralement rompu la trêve avec une série de bombardements particulièrement meurtriers. Beit Lahya est aujourd’hui située dans une « zone de combat dangereuse » selon la carte de l’armée israélienne. Et Akram Abou Khoussa est retourné dans le centre de Gaza. Il n’a pas goûté une fraise depuis deux ans.

Le bétail est décimé

Avant le 7-Octobre, l’agriculture représentait 10 % de l’économie de Gaza. Plus de 500 000 Palestiniens vivaient uniquement de la production agricole, de l’élevage ou de la pêche. En avril, seuls 4,6 % de la superficie totale des terres agricoles (688 hectares) étaient encore cultivables et accessibles, selon une analyse de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) et le Centre satellitaire de l’ONU (Unosat) publiée le 26 mai. « Ce niveau de destruction n’est pas seulement une perte d’infrastructure, c’est un effondrement du système agroalimentaire et des lignes de vie de Gaza, a commenté Beth Bechdol, directrice générale adjointe de la FAO. Les terres cultivées, les serres et les puits ayant été détruits, la production alimentaire locale s’est arrêtée. »

Le 12 novembre 2024, la FAO estimait que près de 95 % du gros bétail et plus de la moitié des troupeaux de moutons et chèvres étaient décimés. La « zone tampon », mise en place et qualifiée d’ « essentielle » par l’armée israélienne pour « empêcher l’ennemi de mener des activités terroristes offensives » en territoire israélien, intègre la plupart des terres agricoles situées en lisière de l’enclave. L’argument sécuritaire efface la réalité des populations palestiniennes civiles: depuis des mois, Gaza a faim.

« C’est une guerre d’extermination totale, martèle Akram Abou Khoussa. Il n’y a plus de marchandises sur le marché et la seule solution est l’aide humanitaire. Mais ceux qui vont chercher des colis alimentaires risquent de ne pas revenir, beaucoup ont été tués. » La grande majorité de l’assistance humanitaire est aujourd’hui distribuée, en quantités insuffisantes, par la Gaza Humanitarian Foundation, opaque officine qui agit sous l’égide d’Israël avec des mercenaires américains. Plus de 400 Palestiniens ont été tués aux abords de ses centres de distributions depuis sa mise en service le 27 mai, selon le ministère de la santé local.

Dans le nord de la ville de Gaza, avant la guerre, le long de la route qui longe la Méditerranée, dans le camp de réfugiés Al-Chati (« la plage », en arabe), les pêcheurs réparaient leurs filets ou faisaient sécher leurs affaires au soleil après une nuit en mer. Une infime minorité continue aujourd’hui encore de s’y aventurer, « dans des petites embarcations à rames, sans moteur, tout près de la côte, décrit Zakaria Baker, responsable syndical pour les pêcheurs de Gaza au sein de l’Union des comités de travail agricole (UAWC), joint par téléphone dans le camp. Et tous les jours ils se font tirer dessus ». Le 16 juin, deux pêcheurs, Nour Al-Hisseh et Zaid Taroush, ont été tués par un obus israélien ; quatre autres ont été blessés, dont l’un grièvement. Quelque 210 pêcheurs ont été tués en vingt mois, dont 60 alors qu’ils exerçaient leur métier, rapporte M. Baker.

Mi-mai, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits humains (OHCHR) décrivait un « schéma systématique d’attaques de l’armée israélienne contre les pêcheurs de Gaza, avec des tirs sur les pêcheurs en mer par la marine israélienne (INF), ainsi que des attaques ciblées par des drones (UAV) en mer et sur terre ». Dans de nombreux cas, les pêcheurs sont visés sans avertissement. La côte de Gaza « est actuellement considérée comme une zone de combat », a expliqué au Monde l’armée israélienne, rappelant que des hors-bord ont été utilisés dans l’attaque du 7-Octobre par le Hamas.

Le long de la côte gazaouie, cinq lieux concentraient les pêcheurs. Celui tout au sud, à Rafah, a été rasé tout comme le reste de la ville. Dans l’extrême nord de l’enclave, il ne reste plus aucune barque ou infrastructure non plus. Dans la ville de Gaza, où exerçaient la moitié des pêcheurs et où se trouvaient les deux tiers de leurs embarcations, « le quatrième jour de la guerre, les forces d’occupation ont bombardé le port [le seul de l’enclave] avec leurs F-16, le coupant en deux et perçant un cratère d’environ 20 mètres », raconte Zakaria Baker. Bateaux, conserveries, le marché aux poissons… tout a été dévasté. Les fermes d’élevage de poissons sont hors d’usage depuis longtemps. 

« Punir la population »

Avant le 7-Octobre déjà, Israël restreignait la production agricole et la pêche à Gaza. En 2007, l’Etat israélien impose un strict blocus à l’enclave après l’arrivée au pouvoir du Hamas. Les champs d’Akram Abou Khoussa avaient été détruits par les bulldozers ou les bombardements au moins à six reprises, à partir de 2001, avant même le blocus et l’évacuation des colonies et des bases israéliennes de l’enclave en 2005. L’armée  israélienne interdisait déjà aux Palestiniens l’accès aux terres près de la barrière qui sépare Gaza du territoire israélien. Entre 2020 et 2022, l’ONG palestinienne de défense des droits humains Al-Mezan a recensé au moins 19 Palestiniens tués et 159 blessés par des tirs israéliens dans ces zones. Israël a reconnu avoir aspergé de pesticides les cultures proches de son territoire.

Dès 2002, la zone de pêche à Gaza avait été réduite «de 20 miles marins à 6 », rappelle Zakaria Baker. Israël l’ajustait régulièrement, de manière arbitraire. « Les buts de l’occupation [israélienne] étaient clairs: empêcher les pêcheurs de garantir les besoins alimentaires des habitants de la bande de Gaza, dénonce le responsable syndical. Ils se servaient de l’approvisionnement en nourriture pour punir collectivement la population et s’imposer comme le seul pourvoyeur des moyens de subsistance à Gaza. »

Couplées à la destruction des terres agricoles et des moyens de production, ainsi qu’aux restrictions de l’aide humanitaire, les attaques répétées contre le secteur de la pêche gazaoui « par l’armée israélienne a contribué directement au risque de famine, constate le rapport de l’OHCHR, créant des conditions qui menacent la survie de la population de Gaza ». Ce constat, auquel s’ajoutent entre autres les attaques indiscriminées depuis plus de vingt mois qui ont tué plus de 55 700 Palestiniens, dont une majorité de civils, les destructions dantesques et les déplacements forcés de presque l’ensemble de la population, a conduit plusieurs organisations de défense des droits humains et des chercheurs spécialistes de la question à accuser Israël de « commettre un génocide » à Gaza.