Comment la liberté d’expression a échoué à Harvard – et comment la sauver

La liberté académique doit être exempte de politique.

L’année dernière à Harvard, la liberté d’expression a été moise à l’épreuve. Et la défense de la liberté d’expression a échoué.

Je faisais partie de cette défense. On a souvent pu me trouver parmi ceux qui défendent les opinions minoritaires devant des étudiants sceptiques ou des collègues. J’ai publiquement parlé des dangers de l’homogénéité libérale politique sur le campus. Au printemps 2023, quand le Conseil sur la Liberté Académique à Harvard (CAFH) a été lancé en grande pompe, j’ai été heureux d’être sollicité pour rejoindre ses rangs. Je savais que de nombreux collègues voyaient les organisations de la liberté d’expression comme étant le domaine des conservateurs politiques, mais j’ai dit au Harvard Crimson [revue étudiante de Harvard] que le CAFH était nécessaire, même pour les libéraux en politique comme moi, parce que « à certains moments », nous pourrions voir que nos propres idéologies sont celles qui se trouvent dans la minorité ».

La non défense de la liberté d’expression a commencé presque immédiatement après la célèbre lettre ouverte du Comité de Solidarité avec la Palestine des étudiants de Premier Cycle de Harvard, émise le lendemain de l’attaque du 7 octobre sur Israël, qui a rejeté la responsabilité de la violence terroriste sur l’occupation israélienne et sa déshumanisation des Palestiniens. La réponse à cette lettre a été rapide et unilatérale. Larry Summers, ancien président de Harvard, a critiqué l’université pour ne pas avoir dénoncé les étudiants. Un député démocrate les a qualifiés de « moralement dépravés ». Bill Ackman, donateur milliardaire de Harvard, a exhorté ses suiveurs sur les réseaux sociaux à dénoncer les étudiants et à les mettre sur liste noire pour leurs futurs emplois, les soumettant à un doxxing en ligne et hors ligne.

J’étais certain que le CAFH récemment constitué, face à son premier vrai défi sur la liberté d’expression, se montrerait à la hauteur de l’occasion et banderait ses muscles et ses principes pour défendre ces étudiants. Après tout, il s’agissait de la viande rouge de la liberté académique : l’articulation d’une opinion impopulaire sur un sujet politiquement sensible conduisait les étudiants à être critiqués et harcelés par des personnes puissantes dans et hors de l’université. Mais, à ma grande surprise, le premier mot que j’ai entendu sur le sujet de la part de mes collègues en liberté académique a été la circulation d’une lettre soumise à signatures, rédigée par deux des coprésidents du CAFH, demandant que l’université fasse deux choses généralement considérées comme des anathèmes pour la liberté d’expression sur le campus : prendre une position politique condamnant les attaques sur Israël et dénoncer le discours des étudiants.

Pendant les quelques jours qui ont suivi, des justifications pour ne pas avoir défendu la parole des étudiants mis au pilori ont afflué sur la liste de diffusion du CAFH. Un message suggérait qu’on convoque les étudiants à l’administration pour qu’on leur « apprenne l’erreur de leur comportement ». D’autres ont comparé les étudiants au KKK ou aux Nazis ; un autre a suggéré qu’ils étaient sous l’influence des services de renseignement russe. Quand certains membres suggéraient que le CAFH s’oppose au moins au doxxing, d’autres répondaient que les étudiants devaient apprendre les conséquences de leurs actes. Bien que ces étudiants se soient retrouvés sous une attaque féroce pour leurs idées impopulaires – on a même rapporté que certains ont reçu des menaces de mort – le mieux qu’ait pu faire le CAFH, c’est un tweet évitant délibérément de mentionner les étudiants ou qui défendait leur droit à un discours dissident, au lieu de simplement confirmer l’annonce préalable du président de l’université disant que Harvard est engagée en faveur de la liberté d’expression.

Lorsque l’un des dirigeants du CAFH a fait circuler une justification égoïste des raisons pour lesquelles la défense d’un discours impopulaire par une organisation explicitement créée pour défendre la liberté d’expression n’était pas appliquée parce que le discours en question était un « discours répugnant », j’ai décidé que j’en avais assez. J’ai annoncé ma démission sur la liste du forum.

Au cours des mois qui ont suivi, j’ai entendu des histoires similaires de la part d’autres personnes qui avaient démissionné du CAFH. Des membres actifs m’ont parfois envoyé de la part du groupe de la messagerie des justifications des raisons pour lesquelles l’université devrait faire davantage pour punir les étudiants protestataires. Bien entendu, ce point de vue n’était pas universel. Mais voir autant de sentiment anti-expression dans une organisation pour la liberté d’expression était choquant. Un membre frustré m’a dit que c’était comme rejoindre une organisation pour l’amour libre qui serait principalement portée à contrôler le nombre de partenaires romantiques.

L’année universitaire écoulée, les attaques sur la liberté académique sont devenues si graves que l’Association Américaine des Professeurs d’Université a qualifié la situation de « menace existentielle sur la démocratie ». Mais le CAFH n’a jamais élevé la voix pour protester – en réalité, quelques uns de ses membres ont fait exactement le contraire. En octobre, alors que des collègues et moi argumentions pour la protection du discours dissident, les dirigeants du CAFH ont écrit pour justifier la honte qu’ils ont infligée publiquement aux étudiants pour leurs opinions. Puis, au printemps, alors que les étudiants protestataires installaient un campement sur Harvard Yard, les administrateurs ont attaqué la liberté d’expression en infligeant aux étudiants des sanctions gravement disproportionnées par rapport au précédent historique. En réponse à ces événements à Harvard et dans l’ombre d’une vaste campagne de répression sur la liberté d’expression dans les campus universitaires – avec plus de 3.600 étudiants arrêtés sur l’ensemble du pays, parfois avec une brutalité inquiétante qui a même ciblé des professeurs – la direction du CAFH a pris la plume, non pas pour condamner l’oppression, mais pour exhorter l’université à fermer le campement pacifique à Harvard.

Quand les étudiants et les membres du corps professoral sont revenus à Harvard cet automne, ils ont trouvé la liberté d’expression dans un piteux état. On nous rappelle sans cesse les conséquences de la rupture des règles du campus visant à limiter la liberté d’expression, y compris l’interdiction de distribuer des tracts et d’écrire à la craie sur les biens de l’université. Un collègue a récemment traité cette situation de « Singapourienne ». Les étudiants protestataires, autrefois désireux de faire entendre leur voix lors d’événements sur le campus, m’ont dit que maintenant, ils avaient peur de le faire.

Comment a-t-on pu autoriser cela ? Pourquoi les défenseurs autoproclamés de la liberté d’expression ne se sont-ils pas dressés pour contester ces règles ?

Il y a une leçon à tirer de l’échec de Harvard à défendre la liberté d’expression. La défense d’un discours impopulaire est spécialement susceptible d’échouer quand les organisations de défense de la liberté d’expression sont politiquement unilatérales. A Harvard, parce que de nombreux dirigeants du CAFH étaient spécialement réfractaires à la politique des étudiants contestataires, ils se sont avérés incapables de défendre les principes pour lesquels ils s’étaient assemblés.

Pendant environ la dernière décennie, les conservateurs et leurs alliés se sont drapés dans le manteau de la liberté d’expression, ce qui rend d’autant plus irritant leurs récents échecs à protéger le discours controversé sur le campus. Mais leurs actions ne sont pas différentes de celles des progressistes du campus ces dernières années. L’ampleur de l’intolérance progressiste à l’égard des idées non orthodoxes est certainement exagérée, mais le problème n’est pas inventé. A Harvard et ailleurs, cette intolérance tend à impliquer une petite minorité d’étudiants militants qui soulèvent des objections à l’expression de quelqu’un sur un terrain politique et cherchent une sanction professionnelle ou sociale, souvent via les réseaux sociaux. Beaucoup de professeurs se sont retrouvés mal à l’aise face à cette annulation, mais ils n’étaient pas prêts à s’exposer et à défendre l’expression qui allait à l’encontre de la majorité politique du campus.

J’ai souvent entendu des professeurs dire discrètement à quel point les militants étaient déraisonnables. Mais ceux qui murmuraient n’ont jamais élevé la voix. Plus d’une fois, quand les universitaires ont été attaqués, des collègues bien intentionnés m’ont conseillé de « garder la tête baissée ».

Au cours de la dernière année universitaire, les attaques contre la liberté académique sont devenues si graves que l’Association Américaine des Professeurs d’Université a traité la situation de « menace existentielle pour la démocratie ».

L’année dernière, les rôles se sont inversés. Une réaction antiprogressiste, qui s’est d’abord manifestée en réaction aux excès de la domination progressiste sur le campus et qui s’est ensuite opportunément accélérée après le 7 octobre, a permis aux conservateurs de prendre pied dans la politique du campus. Mais, après avoir passé une décennie dans la jungle à dénoncer le manque de liberté d’expression, le CAFH s’est contenté de regarder faire plutôt que de défendre une expression qu’il trouvait répréhensible. Une fois de plus, après avoir écrit une tribune sur la nécessité de protéger l’expression dissidente d’étudiants, nombre de mes collègues – dont plusieurs administrateurs de Harvard – m’ont dit à voix basse qu’ils m’approuvaient. Cependant, aucun n’a voulu le dire à haute voix.

Certains verront mes doigts pointés et sur les progressistes et sur les conservateurs comme un faux « bilatéralisme ». Mais en réalité, il existe des zones dans lesquelles les deux côtés ne sont pas à la hauteur. Et il n’est pas surprenant que la liberté d’expression en fasse partie. Après tout, les humains n’ont aucune inclination naturelle vers la liberté d’expression ; des décennies de recherche en science sociale ont montré que notre instinct nous pousse à éviter ou à mettre fin à l’expression que nous trouvons contestable. C’est pourquoi l’expression est protégée dans la Constitution américaine et dans la charte de nombreuses universités, dont Harvard. C’est une grande réussite du libéralisme (avec un l minuscule) que la liberté d’expression soit considérée comme un bien abstrait, qu’il faut protéger sans tenir compte du contenu.

Mais on l’oublie facilement quand beaucoup de gens sont d’accord avec vous et quand les voix dissidentes sont majoritairement silencieuses.

Il n’y a rien de mal en soi dans le fait que le CAFH, constitué dans le contexte d’une domination progressiste institutionnalisée, renferme un nombre disproportionné de conservateurs (et, dans le cadre du conflit actuel, un grand nombre de libéraux pro-israéliens). Mais il y a un risque d’emprise politique, la liberté d’expression devenant une simple question de politique, plutôt qu’un principe. Cette emprise politique fait vraisemblablement partie des raisons pour lesquelles Harvard et d’autres universités se sont retrouvées soumises à un assaut politique éhonté de la part des Républicains du Congrès dans l’une des attaques les plus graves au cours des générations sur la liberté d’expression dans les collèges – bien plus menaçante pour la liberté d’expression que toute résiliation imposée ces dernières années par les progressistes – beaucoup de prétendus défenseurs de la liberté d’expression n’ont guère fait plus que rester là à observer ou faire de gentilles déclarations qui ressemblaient à peine à des objections.

Cette captation n’est en aucun cas un phénomène exclusivement conservateur. En réalité, les critiques ont pointé du doigt la captation par les progressistes comme une raison pour laquelle l’ACLU a parfois failli à son devoir principal, défendre la liberté d’expression. Parce que les gens ont tendance à se sentir à l’aise avec ceux qui leur ressemblent, c’est dans la nature des institutions que, alors qu’elles s’apprêtent à basculer d’un côté ou de l’autre, à moins d’une force puissante qui l’empêche, elles basculeront vers l’homogénéité. Cette homogénéité peut signifier qu’il n’y aura aucun contrôle sur les impulsions politiques qui se mettent en travers des principes fondamentaux.

Dans le passé, quand j’ai mis en avant l’importance de la liberté d’expression devant mes amis progressistes, ils ont souvent répondu que la liberté d’expression n’était qu’un mot de code pour le discours conservateur et que, étant donnée l’opportunité, les conservateurs jetteraient le discours libéral sous le bus. Pour les sceptiques, l’échec de la protection des manifestants pro-palestiniens confirme leurs pires soupçons sur les motivations des défenseurs conservateurs de la liberté d’expression.

Étant donné ce qui s’est passé à Harvard l’année dernière, il est difficile d’argumenter. Les sceptiques progressistes des conservateurs de la liberté d’expression ont souvent fait remarquer que les conservateurs semblaient avoir pour objectif les étudiants qui pratiquent « l’annulation » sociale sur le campus tout en ignorant largement les attaques bien plus dangereuses sur l’enseignement supérieur par les gouvernements dirigés par des conservateurs avec un pouvoir vraiment coercitif. Ils ont été confirmés dans cette croyance. Et ainsi, peut-être paradoxalement, la défense conservatrice de la liberté d’expression est non seulement plus fracturée et affaiblie que jamais, mais aveugle aux menaces les plus graves.

Il est important de noter cependant que toutes les organisations n’ont pas failli à défendre la liberté d’expression pendant la récente tourmente sur le campus. FIRE, par exemple, a été constant dans sa défense de la liberté d’expression et de la liberté académique, ainsi que l’Alliance inter-collèges pour la Liberté Académique, dont je suis toujours membre. Nous devrions demander ce qui explique leur admirable constance.

Alors que certains collègues progressistes me disent maintenant qu’ils n’envisageraient jamais de rejoindre une organisation pour la liberté académique, d’autres m’ont dit que l’année dernière, ils en étaient venus à réaliser combien il est important de protéger toute expression, même s’ils la trouvent offensante, et qu’ils regrettent d’être restés en marge quand des collègues ont été réduits au silence.

La redécouverte de la valeur de la liberté d’expression parmi les progressistes dans la majorité du campus présente une opportunité pour rappeler à chacun que la liberté d’expression est un principe d’intérêt général. On ne peut simplement l’ignorer quand c’est politiquement avantageux de le faire. C’est le bon côté d’une année où les progressistes ont vu les politiques du campus se liguer contre eux.

Comment alors pouvons nous avancer ? Et les progressistes et les conservateurs peuvent prendre des mesures correctrices. Les conservateurs doivent s’écarter de l’esprit de vengeance qui a caractérisé l’année dernière leurs réactions aux appels des progressistes pour la liberté d’expression, ce qui n’aura aucun effet sur le retour des progressistes, déjà sceptiques, au bercail. Et tout comme les progressistes feraient bien d’encourager des campus aux idéologies différentes, les conservateurs feraient bien d’encourager des organisations pour la liberté d’expression idéologiquement diverses.

Et les progressistes qui, malgré la récente marche arrière, resteront certainement la force politique dominante sur les campus, doivent se servir de l’expérience de l’année dernière pour voir la valeur d’une impartialité de principe – et être aussi dans l’empathie. Avoir des idées impopulaires sous attaque devrait vous aider à comprendre pourquoi protéger des idées impopulaires est le travail de tous. Les progressistes devront également avaler la pilule amère et devenir plus actifs dans la défense organisée de la liberté d’expression ; permettre la capture idéologique des organisations de la liberté d’expression est simplement trop dangereux. Ce n’est qu’en nous réengageant dans la défense de principe de toute expression que les universitaires auront un moyen de défense quand, inévitablement, nous nous retrouverons dans la minorité.

Certes, les détails de la liberté d’expression sur le campus sont complexes. Il y a des débats légitimes sur la façon dont un campus devrait équilibrer le droit de se réunir et de protester avec des règles, telles celles récemment mises en place à Harvard, qui sont apparemment neutres,mais facilement utilisées à mauvais escient. Ces conversations sur la forme exacte de la liberté d’expression sont nécessaires si nous voulons mettre en place la protection de la liberté d’expression de façon pratique. Mais quelques rares choses devraient être non négociables : Nous devons protéger l’expression, même si nous la trouvons offensante ou détestable, y compris l’expression qui repousse les frontières d’une définition étroite de la civilité. Dans des situations complexes ou ambiguës, nous devons pencher du côté de la protection de l’expression ; une insistance sur la stricte application des règles qui peut raidir le discours en faveur de l’ordre peut trop facilement être détournée pour restreindre l’expression à la prochaine occasion. Et nous devons être actifs et vigilants, ne pas rester silencieux quand nous trouvons nos opposants politiques dans le collimateur de la résiliation. Nous devons vouloir risquer notre réputation pour venir défendre nos collègues, y compris quand nous sommes dans le plus grand désaccord avec eux. Ce n’est qu’en agissant ainsi que nous les inciterons à nous rejoindre.

Ryan D. Enos est directeur du Centre d’Études Politiques Américaines et professeur au département de gouvernement à l’Université de Harvard.