“Au fond, c’est une guerre civile” : la peur en Cisjordanie quand l’Autorité Palestinienne lutte contre les groupes de combattants

L’AP cherche à prouver qu’elle sera capable de gérer la gouvernance de la bande de Gaza quand la guerre cessera.

Dans le bruit des tirs et des explosions, la jeune Mariam de 23 ans se faufile dans les flaques et les rues non pavées du camp de réfugiés adjacent à la ville de Jénine en Cisjordanie occupée, déterminée à atteindre la salle de cours de l’université.

Un sniper considéré comme faisant partie des forces de l’Autorité Palestinienne (AP) a tué son amie, l’étudiante en journalisme de 22 ans, Shata al-Sabbagh, quelques jours plus tôt. Mariam a dit qu’elle avait toujours peur de quitter sa maison, mais une opération sans précédent de l’AP contre les groupes de combattants du camp entre désormais dans son second mois et ne semble pas près de s’arrêter.

« Ma mère est enseignante et ma sœur étudie avec moi. Il n’est pas possible de sortir tous les jours. Lorsque nous le faisons, nous risquons notre vie, et pourquoi ? Au fond, c’est une guerre civile, des Palestiniens qui tuent des Palestiniens » a-t-elle dit.

Le camp de réfugiés de Jénine, l’un des 19 de Cisjordanie, installé à la suite de la création d’Israël en 1948 pour les Palestiniens déplacés, a toujours été un centre important de la résistance armée palestinienne à l’occupation. Il n’est pas inconnu des opérations des Forces de Défense d’Israël (IDF), qui se sont accrues en amplitude et en portée depuis l’attaque du Hamas sur Israël le 7 octobre 2023.

La nouvelle attaque de l’Autorité Palestinienne sur le camp est la plus importante opération que l’organe de gouvernement soutenu par l’occident ait entreprise depuis qu’il a été constitué il y a trente ans.

Israël espère pouvoir déléguer l’élimination de l’activité combattante à l’autorité de Ramallah et l’AP cherche à prouver qu’elle sera capable de gérer la gouvernance de la bande de Gaza lorsque la guerre y prendra fin. Mais c’est plutôt une colère croissante face à cette attaque interminable, destructive et à ce qui est considéré par beaucoup de Palestiniens comme une complicité croissante de l’AP avec l’occupation, qui pourrait nourrir de nouveaux troubles.  

Lors du passage du Guardian à Jénine mardi, des ambulances allaient et venaient le long de la route principale menant au camp, bondissant dans l’eau boueuse sur des voies déjà mises à mal par les incursions précédentes de tanks et de bulldozers israéliens.

Les hautes portes du commissariat de la police de l’AP étaient fermées et les étages supérieurs du bâtiment étaient couverts d’impacts de balles ; l’aile ouest de l’hôpital local à proximité du camp était aussi mouchetée de balles et d’éclats d’obus et plusieurs fenêtres étaient brisées. Des tirs se faisaient entendre dans toutes les directions et les commerçants se hâtaient pour s’éloigner de l’odeur des gaz lacrymogènes.

« Lorsque les Israéliens arrivent, c’est dur, mais nous savons à quoi nous attendre. Avec cette attaque, c’est une sorte de combat que nous n’avons pas connue auparavant. C’est comme s’il n’y avait pas de règles » dit un membre du personnel de l’hôpital, qui a demandé l’anonymat afin de pouvoir parler librement.

Une nouvelle génération de combattants est désormais arrivée à maturité à Jénine, comme à Naplouse et au camp de Nur Shams à Tulkarem. Ils ne se souviennent pas des accords de paix d’Oslo des années 1990 ; tout espoir que leurs parents ont eu sur le processus diplomatique qui pourrait conduire à la création d’un État palestinien indépendant s’est évanoui depuis longtemps.

La plupart de ces jeunes hommes font partie de petites milices ad hoc vaguement affiliées aux factions palestiniennes traditionnelles, tels le Fatah et son rival, le Hamas. Lors de passages du Guardian à Jénine, les combattants ont répété qu’ils changent facilement d’allégeance au groupe qui peut leur fournir des financements et des armes qu’ils estiment nécessaires pour combattre les incursions israéliennes.

L’armée israélienne a démarré au printemps 2023 ses plus sérieuses opérations depuis 20 ans dans les camps de Cisjordanie, après une vague d’attaques contre des Israéliens et elle se sont intensifiées depuis le début de la guerre à Gaza : l’usage d’hélicoptères de combat, d’assassinats par des drones et de sièges de plusieurs semaines sont devenus banals.

Actuellement, l’aile militaire du Hamas et le plus modeste et plus radical Jihad Islamique, qui ont tous deux des liens avec l’Iran, contrôlent le camp. L’AP, dominée par le Fatah historique, appelle la jeunesse armée du camp des « hors la loi » et lance une campagne contre elle le 5 décembre.  

L’opération Protéger la Patrie marque le premier clash Fatah-Hamas depuis 2007, lorsque l’AP perdit le contrôle de Gaza au profit du groupe islamiste dans une brève guerre civile. Jusqu’à présent, l’opération de l’AP à Jénine cause moins de morts que les attaques israéliennes – trois combattants, trois officiers de sécurité et quatre civils ont été tués – mais donne des signes de mutation en guerre d’usure.

L’opération va continuer jusqu’à ce que les « hors-la-loi au service d’objectifs étrangers » qui sapent les efforts de l’AP pour « protéger les civils, la sécurité et la paix en Cisjordanie soient neutralisés ou se rendent, a dit le général de brigade Anwar Rajab.

« Ce sont les hors-la-loi qui aident Israël, ils donnent aux Israéliens un prétexte pour annexer la Cisjordanie et affaiblissent l’Autorité Palestinienne » a-t-il dit. « Surtout, nous voulons éviter qu’un scénario tel que ce qui se passe en ce moment à Gaza se produise en Cisjordanie ».

L’argument de Rajab n’a toutefois pas pesé lourd auprès des gens de Jénine. « L’AP sont des traitres, les gens n’ont pas confiance en eux. Depuis le début, ils ont toujours été contre la résistance » dit Abu Yasin, un boulanger de 50 ans qui vend dans le camp des fatayeh aux épinards et au fromage. Il était membre de l’aile militaire du Hamas, a-t-il dit et il a passé du temps dans les prisons israéliennes et palestiniennes.

“Tout le monde sait qu’ils sont à Jénine pour envoyer un signe aux Israéliens et à l’Amérique montrant qu’ils peuvent gérer le gouvernement et reprendre le contrôle de Gaza ».

L’AP a été créée en 1994 dans le cadre des accords de paix d’Oslo, comme un corps intérimaire de cinq ans, conçu pour administrer des parties des territoires palestiniens et se coordonner avec Israël sur les questions de sécurité. Son statut définitif n’a jamais été approuvé, cependant, puisque les entretiens ont été paralysés quand la deuxième intifada, ou soulèvement, a éclaté. Le très impopulaire Mahmoud Abbas, âgé de 69 ans, a été élu pour un mandat de quatre ans en 2005 et est resté en place depuis.

Sous sa responsabilité, une classe dirigeante corrompue, répressive et inefficace a émergé, qui s’est avérée sans volonté ou sans capacité de combattre l’expansion coloniale d’Israël et la marée montante de la violence des colons en Cisjordanie. L’AP est haïe d’une bonne part du public palestinien mais soutenue par des éléments pragmatiques de l’establishment politique et militaire israélien ainsi que par des bailleurs occidentaux, qui craignent un vide de pouvoir si elle s’effondre.

Le premier ministre d’Israël, Benjamin Netanyahou, a régulièrement déclaré qu’il ne permettrait pas à l’AP d’administrer Gaza quand cessera la guerre, bien que les USA et beaucoup de membres de la communauté internationale soutiennent son retour.

« Tôt ou tard, Israël n’aura plus besoin de l’AP et s’en débarrassera » a dit Abu Yasin, le boulanger. « Alors, (l’AP) ne pourra plus prétendre qu’elle nous protège ».