A Gaza, une guerre particulièrement dévastatrice pour les enfants

A la mi-mars, l’ONU a annoncé que plus d’enfants avaient été tués dans l’enclave palestinienne depuis octobre 2023 qu’en quatre ans de conflits à travers le monde.

Fin février, à l’entrée d’un centre commercial des Emirats arabes unis, la petite sœur de Bisan Alkolak s’est mise à hurler. « C’est un aéroport ? Je ne veux pas voyager ! », répétait l’enfant âgée de 2 ans et demi. Sa mère lui a alors calmement demandé pourquoi. La fillette a continué à crier : « Je ne veux pas aller à Gaza. Gaza est pleine de sang. Il y a des bombes. » Une semaine auparavant, la famille avait été évacuée de l’enclave palestinienne, après quatre mois sous les bombardements. « Notre traumatisme est immense », dit au téléphone Bisan, 20 ans, en rapportant cette scène au Monde.

Sa petite sœur a de bonnes raisons d’être terrorisée. Environ 40 % des plus de 33 000 Palestiniens tués à Gaza depuis le 7 octobre 2023 sont des enfants. En six mois, les bombes israéliennes qui dévastent le petit territoire assiégé, les combats, les tirs des snipers de l’armée et, désormais, la famine imminente en ont tué davantage que quatre ans de conflits partout ailleurs dans le monde, rapporte l’UNRWA, l’agence onusienne qui s’occupe des réfugiés palestiniens, en première ligne dans la réponse humanitaire à Gaza depuis des mois. « Chaque jour, dix enfants perdent leurs jambes », écrivait sur X, le 1er avril, le commissaire général de l’agence, Philippe Lazzarini.

« L’ampleur de l’impact psychologique sur ces enfants est sans précédent : certains ont vu des soldats venir chez eux et tuer leurs parents sous leurs yeux, d’autres ont été témoins du bombardement de leur maison. Ils ont vécu dans le froid et la famine, beaucoup ont traîné pendant des jours, seuls, dans les rues, explique Caitlin Procter, chercheuse au Centre sur le développement des conflits et la consolidation de la paix à Genève, qui a conduit des recherches sur la jeunesse dans le petit territoire palestinien. La situation est telle que même les experts en santé mentale des enfants à Gaza se sentent complètement dépassés, et eux-mêmes ont besoin d’aide. »

A Rafah, dans l’extrême sud de l’enclave, où vivent près de 1,3 million de déplacés gazaouis, les « enfants sont partout dans les rues », relève Karyn Beattie, cheffe d’équipe de l’ONG Save the Children. Certains, pas encore adolescents, sont déjà soutiens de famille : ils transportent des litres d’eau ou vendent sur les trottoirs une partie de l’aide alimentaire qu’ils ont reçue, souvent pour avoir de quoi s’acheter d’autres biens de première nécessité.

Quelque 17 000 enfants non accompagnés

Tous, traumatisés par les tirs et les bombardements, auraient besoin d’un soutien psychologique. Les enfants « savent que d’autres enfants ont été tués, blessés, et ils savent qu’ils ne sont en sécurité nulle part », précise Mme Beattie, jointe par téléphone à Rafah – Israël interdit aux journalistes étrangers d’accéder à la bande de Gaza.

Les stigmates, assure-t-elle, sont visibles. La colère déborde. Les filles sont en général tristes, le regard vide, défait; les garçons plus agressifs, prêts à l’affrontement. A Deir Al-Balah, dans un campement informel érigé sur la plage, une grand-mère a approché l’équipe de Save the Children. Elle n’arrive pas à calmer sa petite-fille. Le père est coincé dans le nord de la bande de Gaza, et l’enfant l’attend. Chaque nuit, elle « pleure encore et encore, appelant son père », raconte Karyn Beattie. Selon elle, l’angoisse de la fillette naît aussi de la conscience qu’elle a, malgré son jeune âge, « que les gens disparaissent ». « Ils sont là et, la minute d’après, ils sont sous les gravats. Les enfants le savent. »

L’hôpital de campagne de l’ONG Médecins sans frontières, à Rafah, reçoit régulièrement des petits patients, blessés, qui ignorent qu’ils ont perdu leurs parents, des sœurs, des frères, des cousins, dans le bombardement dont ils viennent de réchapper. Abou Abed Moughaisib, coordinateur médical, se souvient d’une petite fille, arrivée avec sa tante. « Elle était forte, parce qu’elle ne savait pas, à ce moment-là, qu’elle avait perdu ses parents, dit-il. Mais, à la fin, l’enfant finira par l’apprendre, sa mère ne vient pas, le lendemain non plus, ni les jours suivants. Où est-elle ? On ne peut pas mentir longtemps à un enfant de 5 ans… »

L’Unicef, le fonds des Nations unies pour l’enfance, compte quelque 17 000 enfants non accompagnés à Gaza, c’est-à-dire orphelins ou séparés de leurs parents à l’occasion, par exemple, d’une arrestation – « Une estimation vraisemblablement très basse », juge Jonathan Crickx, chef de la communication de l’agence onusienne.

Opérations à la chaîne

Dans l’enclave, où plusieurs générations vivent sous le même toit, les bombardements israéliens ont tué des lignées entières en pulvérisant un immeuble. La plupart des orphelins sont pris en charge par leur famille élargie. Mais, encore plus en temps de guerre, « rien ne remplace une mère et un père », souligne Abou Abed. A Rafah, l’association SOS Villages d’enfants International recueille ceux livrés à eux-mêmes dans son orphelinat. Le 11 mars, en particulier avec l’appui de la diplomatie allemande, l’organisation a évacué soixante-huit orphelins, âgés de 2 à 14 ans, vers son centre de Bethleem, en Cisjordanie occupée.

Dès la deuxième semaine de la guerre, à force de les voir défiler sur sa table d’opération, le chirurgien plastique palestino-britannique Ghassan Abu Sittah avait déjà un acronyme pour ces petits patients: WCNSF, pour wounded child no surviving family – « enfant blessé, aucune famille survivante ». Pendant une quarantaine de jours, en octobre et en novembre 2023, le spécialiste du traumatisme pédiatrique a opéré à la chaîne, entre huit et douze interventions par jour, dans deux hôpitaux du nord de Gaza, Al-Ahli et Al-Shifa.

A son départ, en novembre, rien que dans ce dernier établissement, il a compté cent vingt enfants non accompagnés. Il se souvient d’un tout petit garçon, trouvé sous les décombres de sa maison et dont toute la famille avait été tuée. « Il était si petit qu’il ne connaissait pas son nom. Lui aussi est mort », murmure le médecin, joint par téléphone à Londres, où il vit.

Plus de la moitié des blessés qu’il a traités pendant cette période sont des enfants. Il a soigné des brûlures et amputé, beaucoup. Les immeubles s’étaient effondrés sur leurs habitants, beaucoup d’enfants avaient « des membres écrasés », dit le chirurgien, récemment élu recteur de l’université de Glasgow (Ecosse). « Puisque les Israéliens avaient encerclé les banques de sang, dès qu’on rencontrait une hémorragie, on amputait le membre concerné. Vers la fin de mon séjour, on a commencé à recevoir des enfants dont les blessures non traitées avaient été infectées. Nous n’avions pas d’autre choix que d’amputer les membres concernés, faute de temps et de médicaments adéquats », explique-t-il.

Malnutrition sévère

Or, le docteur Sittah est catégorique, « l’amputation, pour un enfant, est une condamnation à vie ». Les prothèses doivent être changées tous les six mois, et, « au moins jusqu’à l’âge de 16 ans, à mesure que les enfants grandissent, ils doivent être opérés en moyenne entre huit et quatorze fois, parce que les os se développent plus vite que les tissus mous », précise-t-il. Un tel suivi des soins est impossible à Gaza: le système de santé s’est depuis longtemps effondré, et l’armée israélienne a détruit ou endommagé une grande partie des hôpitaux.

Israël organise le siège de l’enclave palestinienne, la privant de médicaments et de matériel médical – des enfants sont ainsi opérés, voire amputés sans anesthésie et en l’affamant. Save the Children a confirmé que vingt-sept enfants gazaouis sont déjà morts des conséquences de la malnutrition. Les premiers décès, des nourrissons de quelques mois, ont été signalés fin février à l’hôpital Kamal-Adwan, le seul avec une unité pédiatrique dans le nord de la bande. Or, en cas de famine, rappelle M. Crickx, « la plupart des enfants ne meurent pas dans un hôpital. On n’a donc aucune idée du nombre d’enfants qui font face à cette situation-là ».

Selon l’ONU, dans le nord de Gaza, un enfant sur trois en dessous de 2 ans souffre de malnutrition sévère. Or, cela a des « conséquences pour la vie », ajoute-t-il. Le développement physique et cognitif est affecté.

L’Unicef a distribué de la nourriture thérapeutique dans le nord de l’enclave: des biscuits très denses, chargés en protéines et en lipides. Les quantités sont loin d’être suffisantes, poursuit le porte-parole de l’Unicef. Et de répéter, comme tous les humanitaires depuis des mois, impuissants face à l’apathie de la communauté internationale : « Le cessez-le-feu est la seule manière de venir en aide aux enfants. »