La résistance civile contre le gouvernement a plongé l’armée israélienne dans une crise sans précédent, offrant une opportunité à ceux qui combattent l’apartheid.
Pendant la deuxième Intifada, tandis que l’armée israélienne tuait des milliers de Palestiniens dans son effort pour mettre fin au soulèvement, je faisais partie d’un mouvement de jeunes et de soldats israéliens qui refusaient de servir dans l’armée. De l’âge de 18 à 20 ans, j’ai passé 21 mois emprisonné, comme beaucoup d’autres, en signe de protestation contre l’occupation et la politique brutale qu’elle met en œuvre. Ce fut l’une des plus vastes campagnes d’objection de conscience que l’on ait vu en Israël. Jusqu’à récemment il semblait très improbable de la voir se reproduire à une telle échelle.
Au cours des deux dernières semaines, cependant, et pour la première fois en deux décennies, un nouveau mouvement de réfractaires de l’armée israélienne a émergé en opposition au gouvernement d’extrême-droite conduit par Benjamin Netanyahou, qui avance une série de lois antidémocratiques. Les lois proposées, décrites par les opposants comme un « un coup de force judiciaire » vont terriblement affaiblir les tribunaux du pays, donnant un pouvoir pratiquement illimité à la coalition au pouvoir. Si elles vont impacter les droits des femmes, des LGBTQ, des laïcs et d’autres minorités, ce sont les Palestiniens des deux côtés de la Ligne Verte qui vont souffrir du poids le plus lourd de cette législation.
Face à cette menace imminente, des milliers de soldats et de réservistes israéliens ont fait des déclarations publiques annonçant leur intention de refuser de servir dans l’armée au cas où les lois du gouvernement seraient votées. Une de ces déclarations a reçu plus de 250 signatures de réservistes, tous membres de l’unité opérationnelle spéciale de l’armée ; elle stipule que cette législation entend « faire de la branche judiciaire une branche politique et non indépendante, en d’autres termes, une fin de la démocratie israélienne ». Une deuxième déclaration de refus, du même type, a recueilli 500 signatures de réservistes, tous membres de « l’Unité 8200 », une unité de renseignement souvent comparée à l’Agence Nationale de Sécurité des États-Unis.
En même temps, selon la presse, presque chaque unité de l’armée israélienne – dont les commandos Sayeret Matkal et autres forces d’élite – est face à une révolte de l’intérieur. On dit que des groupes de discussion internes à l’armée sont inondés de déclarations de soldats de base disant qu’ils refusent ou vont refuser de servir si le coup de force judiciaire l’emporte. La contestation dans l’armée de l’air – l’une des divisions de l’armée israélienne les plus respectées, a particulièrement préoccupé le commandement militaire, d’après la presse.
Dans un message sur un groupe WhatsApp interne de l’armée de l’air cité dans Haaretz, par exemple, un pilote a annoncé qu’au lieu de servir un jour par semaine en tant que réserviste, il mettrait désormais ce jour à profit pour manifester contre le gouvernement. Un autre nouveau réfractaire a dit que si la loi est approuvée, la capacité de l’armée à s’occuper des menaces sur la sécurité « sera sans aucun doute diminuée », soulignant que « il y a des unités entières, en particulier dans le domaine du renseignement mais aussi dans la technologie, qui dépendent des réservistes tout au long de l’année ». Dimanche, presque tous les pilotes de l’escadron 69, l’une des équipes de la plus haute élite de l’armée de l’air ont déclaré à leurs commandants qu’eux aussi refuseraient de servir si les projets en matière de justice se poursuivaient.
Des chances croissantes de succès
Or Heler, un correspondant militaire de Channel 13 qui a couvert de près les événements actuels, a averti que cette révolte historique risque de plonger l’armée israélienne dans une « crise sans précédent ». Il a raison. Et pour le mouvement qui lutte pour mettre fin à la domination israélienne sur le peuple palestinien, cette crise présente une opportunité sans précédent.
Presque tous les Israéliens juifs sont enrôlés dans l’armée à l’âge de 18 ans, les hommes généralement pour 32 mois et les femmes pour 24 mois. Il est notable, cependant, que presque tous les Israéliens qui prennent part à la vague actuelle de refus sont des réservistes – des Israéliens plus âgés qui continuent à servir dans l’armée soit un mois chaque année, soit un jour par semaine pendant de nombreuses années, généralement jusqu’à l’âge de 40 ans.
Ces réservistes sont régulièrement appelés à des entrainements et sont recrutés en grand nombre dans les périodes de guerre. Mais l’armée compte aussi sur ces soldats pour son fonctionnement au quotidien, en particulier dans des domaines qui requièrent un entraînement plus long et un savoir technique, comme la collecte de renseignements et l’aviation. Sans eux, l’armée ne peut pas être opérationnelle.
La nouvelle vague de refus se déroule au sein d’une plus vaste campagne de manifestations de masse et de résistance civile dans tout Israël contre le gouvernement. Les manifestants ont bloqué les principales autoroutes et gares ferroviaires dans les plus grandes villes d’Israël ; ils ont encerclé la Knesset et tenté de s’y introduire sans violence durant les débats parlementaires sur la loi ; ils ont lancé une grève générale au niveau national ; et ils ont organisé des marches hebdomadaires qui ont amené des centaines de milliers de personnes dans les rues tous les samedis.
Tout aussi importantes sont les actions économiques engagées sous la bannière de ce mouvement : des citoyens et des entreprises israéliens ont déclaré publiquement avoir désinvesti de l’économie israélienne en vendant leurs liquidités et actions pour acheter des titres étrangers. L’effet de ricochet a été effectif : en février, le shekel israélien a plongé de 10% par rapport au dollar et de nombreux observateurs annoncent de futurs dégâts économiques et des fuites de capitaux.
En tant que chercheur sur la résistance civile – recours aux grèves, aux boycotts, aux manifestations de masse et à d’autres actions non violentes pour s’extraire de la coopération avec des régimes oppressifs – dans les campagnes mondiales pour la justice, je peux dire en toute sécurité que ce niveau d’engagement dans des campagnes de résistance civile n’a pas d’équivalent dans l’histoire d’Israël.
Selon les estimations des médias, de 2 à 4% de la population d’Israël (entre 200 000 et 400 000 personnes) ont participé à au moins trois des manifestations les plus importantes et aux grèves dans le pays. Jamais auparavant un mouvement israélien n’a enregistré un tel niveau de participation, en prenant, de surcroît, la résistance civile comme tactique première.
De tels niveaux de participation active, qui indiquent souvent de plus grandes chances de succès, sont des nouvelles d’importance. Des campagnes de résistance civile peuvent avoir un impact de transformation, comme le montrent des exemples dans l’histoire récente : l’éviction du président Slobodan Milosevic par les citoyens serbes en 2000 ; la révolte qui a conduit à la restauration de la démocratie au Népal en 2006 ; le renversement de dirigeants autoritaires en Tunisie et en Égypte en 2011 ; le blocage de l’Organisation Mondiale du Commerce, du Fonds Monétaire International et des sommets du G8 et du G20 ; et les actions pour la justice climatique telles que Extinction Rébellion, Just Stop Oil et le mouvement Sunrise.
Commencer petit
Pour autant, aussi réussies qu’aient été les manifestations israéliennes dans la mobilisation populaire, certains sont aussi circonspects, pensant que leur fait défaut une question clé sous-jacente. Des critiques mettent à juste titre l’accent sur le fait qu’individus et groupes en tête du mouvement d’opposition – dont les campagnes de refus dans l’armée – sont prioritairement centrés sur leur message concernant l’impact qu’auront les projets du gouvernement sur les Juifs en Israël et dans la diaspora, tout en ignorant les décennies de politique antidémocratique et d’apartheid menées par tous les gouvernements précédents contre les Palestiniens.
Ces critiques sont importantes et légitimes. Autant les stratèges que les experts en mouvements de résistance civile insistent pourtant sur le fait que des campagnes réussies, dans l’histoire, se sont souvent centrées sur des revendications « mineures » ou « symboliques » qui ont aidé à faire apparaître l’injustice plus large à des parts plus importantes de la population. Par exemple la campagne la plus étendue du mouvement anticolonial indien était centrée sur la lutte contre une taxe britannique sur la production de sel, plutôt que sur l’ensemble du régime colonial. Le mouvement étatsunien des droits civiques a aussi fait les gros titres via une campagne qui ne s’est pas concentrée d’emblée sur le droit de vote mais sur la ségrégation dans les transports publics.
De plus, pour des centaines de milliers d’Israéliens, jeunes et vieux, la participation à ce mouvement de protestation a des chances d’être une expérience formatrice pour le reste de leur vie. Comme on a vu dans de précédentes vagues de refus de servir dans l’armée, l’acte consistant à braver l’armée – une des institutions les plus centrales de la société israélienne et de l’identité nationale – peut souvent être un pas décisif pour des Israéliens vers l’abandon des normes hégémoniques dans lesquelles ils ont été élevés, qui peut conduire à un renouvellement total de leur vision du monde. D’ailleurs, nombreux sont ceux dans la petite communauté des activistes israéliens qui consacrent leur vie à combattre l’occupation et l’apartheid, à avoir commencé comme jeunes réfractaires de l’armée ou dans le refus de servir comme réservistes dans les vagues précédentes.
Donc oui, il est troublant que des millions de Juifs israéliens voient seulement maintenant pour la première fois que les forces ultra nationalistes et ultra religieuses du pays sont une menace existentielle, y compris pour les milliers de Palestiniens soumis au régime israélien. Cela dit, mieux vaut tard que jamais et cette vague de refus et de protestation peut encore créer un changement profond dans la société israélienne. S’il faudra des années pour que cela fasse surface et donne forme à une politique à long-terme, cette période de refus massif et de résistance civile pourrait inaugurer une transformation comme les mouvements israéliens qui ont émergé durant la deuxième Intifada, la guerre du Liban de 2002 et la guerre du Kippour de 1973.
Face à cette vague de refus et de résistance, le rôle de ceux qui dans le monde s’opposent à l’occupation et à l’apartheid israéliens – dont les milliers de membres du réseau de solidarité des réfractaires dont je fais partie – comporte deux aspects.
Tout d’abord, tandis que les Israéliens luttent de l’intérieur par la résistance civile, nous devons utiliser des tactiques parallèles au niveau international contre le gouvernement israélien : grèves, boycotts, perturbations, désinvestissement, et autres actions non violentes. Nous devons lutter contre cette législation mais aussi nous assurer que cette campagne est mise à profit pour dire la grande injustice, celle de la domination israélienne sur les Palestiniens.
Ensuite, nous devrions soutenir publiquement cette vague de refus et de résistance, manifester notre solidarité avec elle et, en particulier, soutenir ceux des réfractaires et protestataires qui voient leurs actions comme une partie de la lutte pour la justice pour les Palestiniens. Le chemin n’est ni sûr ni certain mais, pour la première fois depuis des décennies, je peux dire honnêtement que je perçois une voie réaliste vers la fin de l’occupation pour notre génération.