Un nouveau mouvement artistique israélo-palestinien puise dans les archives explosives du pays

« Nous essayons de révéler le subconscient d’un document aride et bureaucratique » dit Einat Weitzman la fondatrice du mouvement

Shmuel Toledano était le conseiller pour les affaires arabes des premiers ministres Benjamin Netanyahu, Levi Eshkol, Golda Meir et Yitzhak Rabin. En 1970, pendant le mandat de Meir, il a adressé une lettre au directeur de son cabinet qui décrivait les étapes de l’introduction d’une censure contre la poésie et la littérature arabes.

Toledano s’est spécialement centré sur les écrits du poète palestinien Samih Al-Qasim du village de Rameh en Galilée, qu’il gratifia du qualificatif de « poète ultranationaliste ». Le conseiller notait que grâce aux Règles (d’urgence) de Défense de 1945, des restrictions étaient imposées sur ce que le poète était autorisé à publier, ajoutant que « Il est maintenant en procès pour défaut de présentation de certains de ses poèmes à la censure ».

L’oppression des artistes palestiniens n’est en rien nouvelle, mais chaque document d’archive comme la lettre de Toledano permet une compréhension plus poussée des procédés adoptés par l’État d’Israël contre les artistes et leurs oeuvres .

Le projet Dogme 4.8, qui a été présenté pour la première fois au Théâtre Tmouna de Tel Aviv la semaine dernière, consiste en performances qui utilisent des documents officiels des archives de l’État israélien, dont des documents de la censure concernant les poèmes d’Al-Qasim. Dans le cadre de ce projet, huit artistes juifs et arabes présentent un travail sur scène de huit minutes et 40 secondes. Chaque artiste utilisera deux documents : un document d’archive et un document contemporain.

« Le travail se réalise entre les deux documents et signale un processus » dit l’actrice et metteure en scène Einat Weitzman qui dirige Dogme 4.8 en coopération avec l’Institut Akevot pour la recherche sur le conflit israélo-palestinien et le chercheur Adam Raz. Elle explique que le projet est conçu comme première étape d’une idée plus large qui est essentiellement de créer un festival de théâtre documentaire.

Dogme 4.8 correspond, par sa nature et sa substance, au mouvement cinématographique engagé par Dogme 95 lancé par les réalisateurs de cinéma danois Lars Von Trier et Thomas Vinterberg. « C’était un mouvement artistique aux règles rigoureuses, qui tentait de repenser la forme du cinéma. J’essaie de repenser le théâtre et ses rôles dans des temps comme les nôtres », dit-elle.

À côté des documents de la censure, les performances ont aussi été basées sur des documents qui renvoient aux démolitions de maisons, à des questions liées à la Ligne Verte qui sépare Israël de la Cisjordanie et aux grèves de la faim des prisonniers. « L’idée était de travailler avec des archives gouvernementales, parce c’est comme le système de circulation du pays – ce sont des ordres, des plaintes, des instructions et des remarques » dit-elle.

Un des participants au projet est le rappeur et artiste Tamer Nafar, qui a réinterprété la lettre de Toledano et l’a reliée à ses expériences personnelles et aux tentatives constantes des organisations de droite de l’empêcher de se produire.  « Les pratiques en usage en 1948 ne sont pas que du passé » dit-il à Haaretz. « Il s’agit d’un processus qui se prolonge et qui fait partie du présent et il n’y a pas de raison de ne pas continuer à en parler ».

Nafar insiste sur le fait que les mécanismes de persécution des artistes palestiniens n’ont pas changé. « Peut-être que par le passé internet n’existait pas, qu’on n’en faisait pas une affaire et qu’on ne partageait pas sur Facebook, mais les documents montrent que la persécution existait », dit-il. « L’art joue un rôle très important dans la résistance ».

Entre Hawara et Lod

La censure de la poésie et de la littérature palestiniennes  n’est qu’une étape du processus d’oppression. Certaines des performances du projet se centrent sur des documents traitant de la dépossession et appropriation de la terre.

La performance d’Ala Hlelel, écrivain, dramaturge et directeur du Hakaya Lab pour la littérature pour enfants en arabe, est basée sur une lettre de 1949 dans laquelle une famille palestinienne qui a fui le village de Qaddita supplie le gouvernement israélien et l’administration militaire de la laisser retourner chez elle. Le document contemporain correspondant utilisé par Hlelel dans sa pièce porte sur la décision du gouvernement en 1999 de construire un écovillage pour Juifs à Kadita, sur l’ancien site de Qaddita

Hlehel donne vie aux documents et, à travers eux, insiste sur le rapport de forces entre la bourgeoisie israélienne qui a conquis la terre de Palestine et les Palestiniens qui essaient de prouver leur propriété afin de la recouvrer.

La première scène de la pièce représente une discussion entre un représentant du Fonds National Juif (FNJ) et un représentant du ministère de l’intérieur dans un comité interministériel consacré à l’approbation officielle à donner à la communauté juive de Kadita.

Le représentant du FNJ en veut à un Palestinien qui a été à la recherche dans les archives d’un document prouvant qu’il possède la terre et dit : « Je ne comprends pas pourquoi il fait un tel effort, est-ce que ces papiers vont lui rendre son village détruit ? Franchement, laissez le aller voir ce que les nôtres ont fait là-bas – un paradis ».

La femme du ministère de l’intérieur répond que si le Palestinien trouve un document significatif, le gouvernement devra reporter la validation du projet pour le village. Le représentant répond : « Reporter ? Ne pourrait-il, au moins, y aller tôt le matin ? À quoi la représentante rétorque : « Ce n’est pas sa faute. Il est là-bas depuis déjà une semaine ».

La Nakba et la perte de terre palestinienne restent des questions brûlantes pour les citoyens palestiniens d’Israël, 75 ans après la création du pays. Il n’est pas surprenant que les participants arabes au projet choisissent d’en traiter. « Les artistes palestiniens ont approché ces documents depuis une position différente. C’est personnel et biographique et cela reflète l’oppression parfois évidente des citoyens israéliens palestiniens » dit Weitzman.

La plupart des documents utilisés pour le projet datent de 1948, note-t-elle. « C’est l’année du péché originel » dit-elle. « Israël est comme une maison hantée et pour comprendre ce qu’il s’est passé non seulement à Hawara et à Hebron, mais aussi ce qu’il s’est passé à Jaffa et à Lod, il nous faut retourner à ces événements effacés. Tant qu’ils ne seront pas pleinement reconnus, ces sentiments continueront à nous hanter.

« Un tout petit pourcentage des documents de 1948 est ouvert à la consultation » dit Weitzman. La dissimulation est, bien sûr, délibérée et il y a de moins en moins de gens qui étaient vivants à l’époque. L’art doit entrer dans ce vide et faire revivre les documents ouverts à la consultation.

Dogme 4.8 porte aussi son attention sur les grèves de la faim des prisonniers politiques palestiniens, une des questions les plus controversées dans la parole publique en Israël – en particulier après la mort du prisonnier Khader Adnan le mois dernier.

Meira Asher, artiste de son et de scène, a réalisé une installation sonore qui retrace les sons de l’estomac pendant une grève de la faim. Elle l’a basée sur le fonds d’archives sur une grève de la faim qui s’est passée dans la prison de Nafha dans les années 1980, au cours de laquelle deux prisonniers sont morts après avoir été alimentés de force.

« Avec l’art sonore, il est possible de créer toutes sortes de textures et de sons profonds dans le tissu organique » dit Asher. « Le but est de partager avec le public l’expérience du corps pendant les différentes phases d’une grève de la faim. Beaucoup de choses se passent alors sur le plan physiologique, avec un son minimaliste ».

L’artiste performeuse Michal Samama présente un document qui décrit les méthodes d’oppression de la population palestinienne restée à l’intérieur des frontières d’Israël. « Sur six pages, d’une façon très méthodique et ordonnée, la politique non déclarée d’Israël vis-à-vis de la minorité arabe est expliquée, comme si elle était formulée par les dirigeants : de l’empêchement de s’organiser politiquement aux exercices militaires dans des zones habitées par des Arabes, jusqu’à l’orientation d’enfants vers l’enseignement professionnel plutôt que vers l’enseignement général », dit Raz.

Le document a été composé au début des années 1970, dit Raz, et c’est un résumé de nombre de discussions entre Ygal Allon, l’adjoint du premier ministre Golda Meir et le Comité Central de la Sécurité – une entité décisionnelle concernant les citoyens arabes pendant la période où ils ont été soumis à la loi martiale .Weitzman dit que c’est un des documents les plus difficiles à traiter dans le projet.

« Des documents de ce type se protègent eux-mêmes » dit-elle. « La représentation essaie de révéler le subconscient de ce document aride et bureaucratique. L’art est extrêmement puissant. Il est capable de révéler la signification de ce document dissimulé ».