« Un canari dans la mine de charbon du totalitarisme : comment l’université Columbia, qui a été le foyer d’Edward Said, est devenu un sac de frappe pour Trump

L’université était dans le passé l’hôte des discours de pointe sur la Palestine— jusqu’à ce qu’elle capitule devant les demandes de l’administration

La semaine dernière, l’université Columbia a annoncé qu’elle céderait aux demandes de l’administration Trump et adopterait de larges mesures contre les activités pro-palestiniennes sur le campus, y compris de nouvelles restrictions sur les manifestations et la prise de contrôle d’un département universitaire, hors des mains du corps enseignant.

Ces nouvelles ont envoyé des ondes de choc dans les institutions d’enseignement supérieur de tout le pays, pour ce qui semblait une stupéfiante capitulation devant des attaques contre la liberté académique et l’indépendance du département d’Études sur le Moyen-Orient, l’Asie du sud et l’Afrique — Mesaas —, qui est devenu un bouc émissaire pour ce que l’administration a considéré comme un climat pro-palestinien sur le campus. C’était aussi un retournement remarquable pour une université qui a accueilli pendant des années des discours universitaires de pointe sur la Palestine, à commencer par les recherches d’Edward Said, un intellectuel palestinien de premier plan.

C’est précisément cet héritage qui a fait de Columbia une cible des campagnes destinées à censurer les récits palestiniens — bien avant que les manifestations qui ont démarré après le 7 octobre 2023 n’aient attiré l’attention des conservateurs ou d’autres qui pensent que les campus américains sont devenus trop à gauche. Dans le dernier tournant du drame qui engloutit l’université, sa présidente par intérim, Katrina Armstrong, a annoncé vendredi qu’elle se retirait. Elle est la deuxième présidente de l’université à démissionner en huit mois.

L’annonce de Columbia a suivi l’annulation par l’administration de Trump de 400 millions de dollars de subventions fédérales, principalement pour la recherche scientifique, à cause de ce que la Maison blanche a décrit comme l’échec de l’université à protéger enseignants et étudiants de « la violence et du harcèlement antisémites ». Notons que le fléchissement de Columbia devant les demandes du gouvernement n’a pas restauré immédiatement les subventions, les responsables de l’administration Trump indiquant qu’ils continueraient à surveiller l’adhésion aux politiques qu’ils imposent à l’université. La soumission de Columbia a suscité dans tout le pays la condamnation des défenseurs de la liberté académique, qui ont alerté sur une ingérence plus grande encore du gouvernement à l’avenir.

« Columbia est le canari dans la mine de charbon du totalitarisme », a dit Sheldon Pollock, un professeur de Columbia, ancien président du département Mesaas. « C’est un développement très préoccupant dans tous les domaines pour le personnel enseignant des universités. »

Trump avait demandé que Columbia place le département de Mesaas sous « tutelle » — cela signifiant « sous contrôle extérieur », et l’université a, au moins en partie, accepté. Le département n’a joué aucun rôle formel dans les manifestations de l’an passé, et Said et d’autres spécialistes éminents de la Palestine, comme Rashid Khalidi, étaient affiliés plus étroitement à d’autres départements. Mais Mesaas est devenu un symbole de ce qui a été vu comme un climat pro-palestinien sur le campus qui, ont noté quelques enseignants, est fonction de l’engagement de longue date de l’université envers les sciences humaines, ce qui a depuis longtemps attiré des universitaires plus progressistes.

« Columbia a été associé à la cause palestinienne pendant longtemps parce qu’il était possible de dire des choses sur le campus de Columbia qu’il n’était pas possible de dire dans de nombreux endroits », a expliqué Bruce Robbins, professeur de littérature anglaise, qui est juif. « Les gens qui étaient impliqués dans la Palestine — dans la question même, et dans l’étude du sujet — ont trouvé un foyer à Columbia qu’ils n’auraient pas trouvé quelque part ailleurs.

Un passé de réactions hostiles

Des universitaires de Columbia ont étudié le Moyen-Orient depuis le XVIIIe siècle, quand l’université a recruté son premier professeur de « langues orientales » — comme le monde académique de l’époque se référait alors à l’étude des cultures non-occidentales. Deux cents ans plus tard, le livre de Said, Orientalism, est devenu un travail fondateur pour les recherches post-coloniales. Mais ce sont ses écrits sur le Moyen-Orient, et sur la Palestine en particulier, qui l’a établi comme une icône des études palestiniennes.

Dans un des ses travaux novateurs, The Question of Palestine, Said a écrit que la discussion du monde arabe, et des Palestiniens en particulier, était « si confuse et injustement biaisée en Occident qu’un grand effort doit être fait pour voir les choses comme elles sont en réalité, pour le meilleur ou le pire. » Ailleurs, il a noté qu’il n’y avait « pas d’autorisation à raconter » l’expérience palestinienne dans le discours occidental, et que ceux qui essayaient étaient punis. Dans des dizaines d’articles et de livres, Said a insisté avec énergie sur la nécessité que les Palestiniens reprennent les récits dominants de leur propre histoire, et recadrent de manière fondamentale ce qui était jusqu’alors un discours ,faisant largement écho à la perspective israélienne.

Mais ce qui a rendu son travail si novateur en a aussi fait une cible, ainsi que Columbia où il a passé sa carrière entière.

À de multiples occasions, le bureau de Said à Columbia a été perquisitionné et vandalisé. Le FBI gardait un œil sur lui. Et il a souvent été le sujet d’une campagne de diffamation, dont un article dans le magazine juif conservateur Commentary, qui l’a appelé de manière mémorable un «  professeur de terrorisme ».

La carrière de Said a coïncidé avec le changement graduel des opinions des étudiants américains sur Israël, et y a probablement contribué, particulièrement après l’invasion du Liban en 1982 et les deux intifadas, ou les soulèvements palestiniens. Quand il est mort en 2003, les réactions négatives se sont déplacées sur l’université Columbia elle-même, et sur d’autres critiques du sionisme qui y avaient trouvé un foyer, comme les professeurs de Mesaas Hamid Dabashi et Joseph Massad. (Aucun d’eux n’a répondu à une demande d’interview.)

En 2004, quatre étudiants en licence de Columbia ont été interviewés dans un documentaire, Columbia Unbecoming [Inconvenante Columbia], dans lequel ils accusaient trois professeurs de l’université, appartenant à ce qui était à l’époque le département des langages et cultures du Moyen-Orient et de l’Asie, ou Mealac, – en particulier Dabashi and Massad – de traitement injuste et d’intimidation à leur encontre, à cause de leurs opinions pro-Israël. Le documentaire a été produit par le Projet David, un groupe basé à Boston créé pour contrer les récits négatifs sur Israël sur les campus des États-Unis. Le documentaire a déclenché une vaste controverse et des appels à Columbia pour que l’université licencie ses enseignants, en particulier celui de d’Anthony Weiner, alors député. Certains des étudiants figurant dans le film, ainsi que le journaliste conservateur Bari Weiss, qui était étudiant à Columbia à l’époque, ont lancé une initiative appelée « Columbiens pour la liberté académique », qui représentait les étudiants disant avoir été intimidés par leurs professeurs à cause de leurs opinions.

À la suite de la controverse lancée par Columbia Unbecoming, l’université a réuni un panel pour enquêter sur les allégations et n’a découvert aucune faute professionnelle. Mais elle a aussi réorganisé le département Mealac, en y joignant les études sur l’Asie du Sud et ultérieurement sur l’Afrique, et en recrutant des enseignants d’autres disciplines pour élargir son champ d’action. Maintenant appelé Mesaas, ce département est resté un foyer cosmopolite pour la théorie critique, la critique universitaire des structures sociales et des systèmes de pouvoir. Mais ce n’est qu’un des lieux où les étudiants de Columbia sont exposés aux recherches sur la Palestine, qui sont aussi accueillies dans l’Institut sur le Moyen-Orient de l’université et au Centre pour les Études sur la Palestine de Columbia, établi en 2010 comme le premier du genre dans une université des États-Unis. (Le Centre est aussi placé sous tutelle.)

Des accusations d’antisémitisme

Depuis que la guerre d’Israël à Gaza a commencé, après les attaques du Hamas du 7 octobre, Columbia a été à l’avant-poste des débats à propos d’allégations d’antisémitisme sur les campus. Une discussion auparavant centrée sur la « tolérance » des opinions pro-Israël a fait place à l’élaboration d’allégations d’antisémitisme, une stratégie poursuivie de manière croissante par les groupes pro-Israël. De telles allégations ont eu pour conséquences des auditions au Congrès, plusieurs poursuites judiciaires, la démission de Minouche Shafik, l’ancienne présidente de Columbia, des expulsions d’enseignants et d’étudiants et le ciblage par les autorités d’immigration des étudiants étrangers qui ont exprimé des opinions pro-palestiniennes.

Il y a eu également un recul interne, dont une lettre le mois dernier signé par environ 200 enseignants de Columbia appelant l’université à mettre en œuvre des « actions concrètes » pour protéger la communauté juive sur le campus. Cette lettre incluait beaucoup de demandes analogues à celles présentées ultérieurement par l’administration Trump, dont une interdiction du port de masques et l’adoption d’une définition de l’antisémitisme qui, arguent ses critiques, assimile à tort certaines critiques d’Israël à de l’antisémitisme. Elle demandait aussi une enquête sur Massad, qui est confronté à des réactions hostiles et à des appels à l’université pour le renvoyer, après un article d’opinion qu’il a publié dans The Electronic Intifada le lendemain des attaques du Hamas, où il se référait à des scènes des attaques comme étant « impressionnantes » et « stupéfiantes ».

La lettre appelait aussi à des mesures contre les enseignants qui ont participé au campement de l’an dernier, à l’expulsion des étudiants qui « perturbent l’enseignement » et au recrutement d’au moins trois enseignants titulaires « pro-Israël » à Mesaas « pour permettre une diversité idéologique et combattre l’endoctrinement contre l’Occident et contre Israël sous le masque de l’‘indépendance académique’. » (Elle n’appelait pas cependant le département à être mis sous tutelle. The Guardian a contacté les quatre enseignants qui ont eu l’initiative de la lettre mais n’a obtenu aucune réponse. La seule enseignante de Mesaas qui l’a signé, la professeure retraitée Nehama Bersohn, a refusé tout commentaire.)

L’année dernière, Robbins, le professeur d’anglais, a enseigné un cours sur les représentations littéraires de l’atrocité. Le programme incluait une semaine dédiée à la guerre à Gaza, qui s’est trouvée coïncider avec le campement des manifestants. Robbins a emmené ses étudiants visiter le campement, offrant à ceux qui ne voulaient pas y aller de se retirer. Le moment était « une coïncidence historique », a-t-il dit. « Ce serait presque être fou que de ne pas en tirer avantage ». En réponse, deux étudiants ont déposé une plainte formelle, accusant Robbins d’interférer avec leur éducation en tenant son cours sur le campement. L’université a lancé une enquête, et Robbins « attend le jugement », dit-il.

« Je suis entré dans le métier en pensant que rendre les étudiants inconfortables faisait partie de la description du job. »

Un canari dans la mine

Beaucoup d’enseignants et d’étudiants de Columbia étaient absents pour les vacances de printemps la semaine dernière et ont été stupéfaits à la nouvelle que l’université se plierait aux demandes de l’administration Trump. Mardi, l’Association américaine des professeurs d’université et la Fédération américaine des enseignants, deux syndicats représentant le personnel enseignant, ont poursuivi en justice l’administration Trump au nom de leurs membres à Columbia, à cause de l’annulation des subventions fédérales. Les enseignants ont aussi parlé d’une grève possible. Quelques universitaires hors de Columbia ont appelé à un boycott de l’université.

Pollock a dit qu’un froid avait saisi le personnel enseignant. « Les gens commencent à se demander qui va passer leur programme au peigne fin, qui pourrait écouter leurs cours et faire un rapport dessus ; les collègues qui détiennent des cartes vertes [de résident étranger permanent] considèrent l’attaque contre Mahmoud Khalil comme un cas test », dit-il. (The Guardian a contacté plusieurs universitaires affiliés à Mesaas et à d’autres départements, mais peu ont accepté de s’exprimer ouvertement, un professeur chevronné mentionnant une situation « dangereuse » sur le campus .)

Ce qui est clair pour tous est que cela n’est que le début, a dit Jeremy Young, historien et défenseur de l’enseignement supérieur qui jusqu’à récemment travaillait comme directeur de la politique d’État et de l’enseignement supérieur à [l’organisation pour la défense de la libre expression] PEN America.

« C’est un précédent terrible à installer », a-t-il dit des demandes de l’administration Trump et de la réponse de Columbia ; Young a souligné qu’il ne parlait pas au nom de PEN. « Le gouvernement agit comme un tyran et si un tyran obtient ce qu’il veut en utilisant des tactiques tyranniques, il va continuer à le faire jusqu’à ce que quelqu’un résiste. Et cela n’a pas été Columbia, mais j’espère que ce sera une autre institution. »