Suite à l’indignation de la droite, ce journal respecté a éliminé un article d’opinion exprimant sa solidarité avec les Palestiniens sous bombardement israélien.
Sabreen Akhter ressentait le besoin d’aider, de quelque manière possible. Comme beaucoup de personnes du monde entier en mai, Akhter suivait les nouvelles de la guerre dans la Bande de Gaza, où les bombardements israéliens exacerbaient une crise humanitaire sur le territoire. Scannant ses fils d’actualité sur les réseaux sociaux, Akhter, un médecin de Chicago, est entrée en contact avec quelques autres professionnels de santé aux Etats-Unis qui avaient aussi posté des nouvelles en ligne à propos de la crise.
Akhter a organisé un appel pour discuter de ce qu’ils pouvaient faire, au nom de leur profession, pour les Palestiniens. Ils se sont mis d’accord sur l’idée d’écrire ensemble un article, en tant que groupe de travailleurs de santé inquiets de la situation médicale à Gaza, et de le placer à Scientific American, où Akhter avait publié dans le passé dans la section d’opinions.
« Nous ne nous connaissions pas avant cela mais nous avions observé toute cette violence et cette dévastation en Palestine et nous nous sentions impuissants là-dessus », a dit Akhter. « Je me souvenais qu’il y avait eu un article publié dans The Lancet en 2014 à propos de travailleurs de santé parlant en faveur de la Palestine. J’ai pensé que cela a été réellement puissant à l’époque et je me suis rappelée que beaucoup de personnes dans le secteur de la santé y avaient répondu quand cela avait été publié ».
Le 2 juin, après un processus étendu d’édition et de vérification des faits, l’article est paru dans Scientific American sous le titre « En tant que travailleurs de la santé, nous sommes solidaires de la Palestine ».
Moins de deux semaines plus tard, le 11 juin, l’article a été enlevé du site web de Scientific American sans avertissement. Une courte note de la rédaction est apparue à sa place. « Cet article tombait hors du champ de Scientific American et a été retiré », disait la note. Ce même jour, un rédacteur de la publication a envoyé un mail à Akhter et aux autres, les informant du retrait et s’excusant pour toute « confusion » causée par la décision initiale de publier l’article.
« Nous étions choqués, complètement choqués. Nous nous sommes réunis en ligne et en avons discuté », a dit Akhter. « Nous avons plus tard renvoyé un mail au rédacteur indiquant que nous étions déçus et lui demandant de clarifier ce qu’ils voulaient dire en affirmant que l’article tombait ‘hors du champ’, mais nous n’avons jamais eu de réponse. »
L’article présentait de façon résumée la crise sanitaire produite dans la Bande de Gaza en conséquence de la guerre, y compris le rôle du conflit dans l’exacerbation de la pandémie de Covid-19. Les auteurs condamnaient catégoriquement le gouvernement israélien pour avoir utilisé une force disproportionnée et exprimaient leur soutien au mouvement de Boycott, désinvestissement et sanctions contre Israël — un appel qui a clairement déclenché la colère des supporters d’Israël en ligne.
Depuis le retrait, les auteurs de l’article, qui a ensuite été posté en ligne comme un PDF, ont été confrontés à une vague de harcèlement par courriers électroniques et messages. Les groupes pro-Israël de droite ont jubilé sur la mesure prise par Scientific American.
Les militants pro-Palestine, pour leur part, n’ont pas été surpris, l’inscrivant comme un nouvel exemple de la campagne insidieuse pour supprimer la libre expression qui a depuis des années visé leur cause.
« Les Palestiniens ont été confrontés à des représailles systématiques contre leur discours et leur activisme », a dit Marwa Fatafta, responsable de la politique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord pour Access Now, une organisation défendant les droits numériques. « Des gens ont perdu leur travail, leurs bourses et ont vu leur avenir professionnel détruit pour s’être légitimement exprimés. Et quand vos moyens d’existence sont en jeu, vous y pensez probablement à deux fois avant de vous exprimer ».
« Des étiquettes d’antisémitisme et de terrorisme ont été transformées en armes pour dénigrer publiquement et intimider les Palestiniens et leurs alliés », a dit Fatafta. « Il y a des sites web et des pages sur les réseaux sociaux dédiés précisément à cette mission. Pour ne pas mentionner les efforts incessants afin de criminaliser le mouvement BDS et tous les appels pacifiques et non violents au boycott et à la reddition de comptes. C’est une chasse aux sorcières ».
La débacle à Scientific American semblait suivre une stratégie familière de réduction au silence des discours pro-palestiniens aux Etats-Unis.
Immédiatement après sa publication, l’article a déclenché une réaction des cercles de droite pro-Israël en ligne, l’organisation de défense des médias CAMERA dénonçant l’article comme une « chappe anti-Israël répétant les mensonges et les incitations des groupes terroristes palestiniens ».
Les jours suivants, Scientific American a reçu un flot de mails d’individus épousant à peu près le même message. Le New York Post a rapporté plus tard que « de nombreux New-Yorkais influents », dont le chancelier du New York Medical College Edward Halperin, ainsi que d’autres professionnels du corps médical, ont envoyé leur propre lettre s’opposant à l’article.
Une personne ayant connaissance des processus internes de Scientific American, et qui a demandé l’anonymat pour éviter des représailles, a dit que le langage utilisé dans la note du rédacteur était destiné à suggérer que le retrait n’était pas dû à des erreurs factuelles de l’article lui-même.
Des experts du journalisme contactés par The Intercept ont souligné le caractère étonnant du retrait d’un article d’opinion ayant lieu dans une publication renommée sans admission d’erreurs factuelles.
« Il n’y a pas de règles officielles sur la manière de prendre des décisions éditoriales de cette sorte, mais il est définitivement inhabituel, hors de la pratique standard d’une publication, de retirer un article où ils ne trouvent aucune erreur factuelle, particulièrement quand il s’agit d’un article d’opinion clairement marqué comme tel », a déclaré Alisa Solomon, professeure à l’Ecole de journalisme de Columbia.
The Intercept a analysé une chaîne de mails incluant les rédacteurs de la publication et les auteurs dans laquelle l’article était méticuleusement vérifié avant publication pour éviter les erreurs, anticipant l’examen auquel les rédacteurs s’attendaient, une fois publié. « Nous nous attendons à une contestation pour celui-ci, donc si vous n’avez pas déjà vérifié chaque chose soigneusement, ce serait bien si vous pouviez le faire », écrit un membre de Scientific American à un collègue, dans cette chaîne de mails au cours de laquelle le personnel du magazine a passé en revue les détails des affirmations factuelles de l’article.
« Je l’ai vérifié de près avec les liens », écrit plus tard dans la chaîne un rédacteur important de Scientific American, au milieu d’une longue discussion de demandes de vérifications spécifiques avec l’auteur. « Je l’ai trouvé en général bien confirmé par les liens, bien que la manière dont les choses sont formulées, dans l’article et dans les liens, prête certainement à controverse. Je m’attends à ce que la contestation porte surtout sur le toin [sic, ton] et l’interprétation, pas sur le fait que les nombres soient faux ou quelque chose comme cela. »
Solomon a dit que l’absence d’inexactitude factuelle suggérait un problème éditorial avec les opinions de l’article.
« Si les faits sont exacts, on peut seulement conclure que c’est l’opinion exprimée qui est étouffée », a dit Solomon, une critique de théâtre primée. « Il y a un gros dossier sur le fait que la discussion de la Palestine est entravée et supprimée dans le discours américain, que ce soit dans les musées d’art, les théâtres, dans des lois anticonstitutionnelles visant à interdire la promotion de BDS ou, dans ce cas, dans un magazine scientifique ».
Bien que l’article de Scientific American ait été retiré il y a plusieurs semaines, la couverture médiatique de l’incident n’a commencé à croître que récemment, particulièrement dans les médias conservateurs. En plus du reportage du New York Post le 26 juin, qui faisait le lien avec des détails personnels sur chacun des auteurs de l’article, Fox News a publié un court article sur l’incident deux jours plus tard. L’histoire a aussi été couverte par des médias de droite pro-Israël, comme Algemeiner et le Jerusalem Post, dont la couverture a traité de fait le retrait comme un tour d’honneur.
Les auteurs de l’article du Scientific American éliminé, qui sont tous des professionnels de la médecine aux Etats-Unis, ont été inondés de mails haineux les dénonçant comme antisémites et supporters de terroristes. Les auteurs de ces mails ont aussi fréquemment mis en copie les employés ou les collègues de ces travailleurs de santé, apparemment dans une tentative pour les faire licencier.
Un mail envoyé à un auteur par un médecin de Toronto, qui a été communiqué à The Intercept, mettait en copie plusieurs des collègues juifs de l’auteur à l’hôpital où ils travaillaient. « Israël est réel », disait le mail. « Votre idéal du fleuve à la mer est un souhait actif pour la destruction de l’état juif, avec Jérusalem comme capitale ». L’auteur de la lettre ajoutait : « J’espère que votre département aidera à tempérer votre anti-sémitisme ».
Le retrait et la campagne de harcèlement continuel visant leurs réputations et leurs moyens d’existence a eu un effet négatif sur les auteurs, dont certains ont refusé de s’exprimer par crainte de plus de harcèlement. En ce qui la concerne, Akhter a dit qu’elle était déçue mais pas entièrement surprise par le repli apparent de Scientific American face à une pression organisée pour annuler un article.
« Je pense que c’est réellement triste que toute critique d’Israël, particulièrement celle de travailleurs de santé parlant ouvertement de la disparité dans les soins et de la destruction, soit considérée comme antisémite et que les gens nous lancent cette accusation », a dit Akhter. « Je savais que cela arrivait dans d’autres formes de médias, mais c’était difficile d’imaginer que cela arrive dans un journal médical et scientifique. C’est vraiment malheureux qu’en tant que personnel de santé, vous ne puissiez même pas dire la vérité sur ce sujet sans être réduit au silence ».