Gaza est au bord de la famine. Si les États-Unis et le Royaume-Uni n’utilisent pas tous les leviers possibles pour arrêter la catastrophe, ils en seront complices
Gaza fait l’expérience d’une famine de masse comme nulle part ailleurs dans l’histoire récente. Avant le début des combats en octobre, la sécurité alimentaire à Gaza était précaire, mais très peu d’enfants – moins de 1% – souffraient de malnutrition sévère aiguë, le stade le plus dangereux. Aujourd’hui, presque tous les Gazaouis, de tous âges, partout sur le territoire, sont en danger.
Il n’y a pas d’exemple depuis la Deuxième Guerre mondiale dans lequel une population entière a été réduite à une faim et un dénuement extrêmes avec une telle rapidité. Et il n’y a aucun cas pour lequel l’obligation internationale d’y mettre fin n’a été aussi claire.
Ces faits étayent l’accusation récente contre Israël portée par l’Afrique du Sud à la Cour internationale de justice [CIJ]. La convention internationale contre le génocide, article 2c, interdit « d’infliger délibérément [à un groupe] des conditions de vie calculées pour mener à sa destruction physique, totalement ou en partie. »
En ordonnant vendredi dernier des mesures conservatoires pour empêcher un génocide potentiel, la CIJ n’a pas statué si Israël commet ou non un génocide — cela prendra des années de délibération —, mais les juges ont indiqué clairement que la population de Gaza est confrontée à des « conditions de vie » qui mettent en question sa survie. Même le juge Aharon Barak, nommé par Israël pour siéger dans la commission, a voté en faveur d’un secours humanitaire immédiat.
Mais un désastre humain comme celui à Gaza aujourd’hui est comme un train de marchandises en accélération. Même si le conducteur appuie sur les freins, son élan lui fera parcourir de nombreux kilomètres avant qu’il ne s’arrête. Les enfants palestiniens de Gaza mourront, par milliers, même si les obstacles à l’aide humanitaire sont levés dès aujourd’hui.
L’affamement est un processus. La famine peut être son résultat final, sauf si on l’arrête à temps. La méthodologie utilisée pour catégoriser les urgences alimentaires est appelée le système de classification intégrée des phases de la sécurité alimentaire, ou IPC. C’est une échelle à cinq niveaux, allant de normale (phase 1), tension, crise, urgence, jusqu’à catastrophe et famine (phase 5).
En catégorisant les urgences alimentaires, l’IPC s’appuie sur trois mesures : l’accès des familles à la nourriture ; la malnutrition des enfants ; et un nombre de personnes décédées au-dessus des taux normaux. Le stade « urgence » (phase 4) voit déjà des enfants mourir. Pour une déclaration de famine, les trois mesures doivent passer un certain seuil ; si une mesure seulement est dans cette zone, c’est le niveau de « catastrophe ».
Le comité d’examen sur la famine de l’IPC est un groupe indépendant d’experts qui évaluent les preuves des crises alimentaires les plus extrêmes, un groupe analogue à une Haute Cour du système humanitaire mondial. Le comité a déjà estimé que la totalité de Gaza est dans une condition d’ « urgence ». Beaucoup de zones dans le territoire sont déjà en situation de « catastrophe », dit-il, et pourraient atteindre la « famine » début février.
Pourtant, que les conditions soient ou non assez mauvaises pour une déclaration officielle de « famine » est moins important que la situation aujourd’hui, qui tue déjà des enfants. Gardez à l’esprit que la malnutrition rend les systèmes immunitaires des humains plus vulnérables aux maladies déclenchées par le manque d’eau potable et d’assainissement, et que ces maladies sont accélérées par la surpopulation dans des camps insalubres.
Depuis l’adoption de l’IPC il y a vingt ans, il y a eu des urgences alimentaires majeures en Afghanistan, en République démocratique du Congo, dans la région du Tigré en Éthiopie, au nord-est du Nigeria, en Somalie, au Soudan du Sud, au Soudan et au Yémen. Comparées à Gaza, elles se sont développées lentement, sur des périodes d’un an ou plus. Elles ont frappé des populations plus grandes, réparties sur des zones plus vastes. Des centaines de milliers de personnes sont mortes, la plupart dans des urgences qui n’ont pas atteint le stage « famine ».
Et dans les famines les plus tristement célèbres du XXe siècle —en Chine, au Cambodge, dans le région du Biafra au Nigeria et en Éthiopie — les nombres de morts ont été bien plus grands, mais la famine a été plus lente et plus dispersée.
Les professionnels de l’humanitaire d’aujourd’hui n’ont jamais vu avant Gaza une proportion de la population aussi élevée descendre aussi rapidement vers la catastrophe.
Toutes les famines modernes sont directement ou indirectement dues à la main de l’homme — parfois par indifférence aux souffrances ou par dysfonctionnement, à d’autres moments par des crimes de guerres, et dans quelques cas par génocide.
Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, article 8(2)(b)(xxv), définit le crime de guerre de la famine comme « l’utilisation intentionnelle de l’affamement de civils comme technique de guerre en les privant d’objets indispensables à leur survie, y compris en faisant volontairement obstacle aux approvisionnements de secours fournis par les conventions de Genève ».
Le principal élément du crime est la destruction et la privation, non seulement de nourriture, mais de tout ce qui est nécessaire pour maintenir la vie, comme les médicaments, l’eau potable et un abri. Du point de vue judiciaire, l’affamement peut constituer un génocide ou des crimes de guerre même s’il n’inclut pas une famine directe. Les gens ne doivent pas mourir de faim pour cela, l’acte de privation est suffisant.
De nombreuses guerres sont des scènes de crime de l’affamement. Au Soudan et au Soudan-du-Sud, c’est le pillage étendu par les milices en maraude. Dans le Tigré, en Éthiopie, des fermes, des usines, des écoles et des hôpitaux ont été vandalisés et brûlés, d’une manière totalement excessive par rapport à toute logique militaire. Au Yémen, la plus grande partie du pays a été placée sous un blocus de famine. En Syrie, le régime a assiégé des villes, leur demandant de « se rendre ou de mourir de faim ».
Le niveau de destruction des hôpitaux, des systèmes d’eau et de logement à Gaza, de même que les restrictions sur le commerce, l’emploi et l’assistance, dépasse chacun de ces cas.
Il est peut-être vrai, comme l’affirme Israël, que le Hamas utilise les hôpitaux et les quartiers résidentiels pour son propre effort de guerre. Mais cela n’exonère pas Israël. La plupart des destructions par Israël des infrastructures gazaouies semblent être éloignées des zones de combats actifs et excessives par rapport à ce qui est proportionné à la nécessité de la guerre.
Les cas historiques les plus extrêmes — comme l’Holodomor de Staline en Ukraine dans les années 1930 et le « plan de faim » nazi sur le front oriental pendant la Deuxième Guerre mondiale — ont été des famines génocidaires à une échelle immense. Gaza n’en approche pas, mais Israël aura besoin d’agir de manière décisive s’il veut échapper à l’accusation d’avoir utilisé la faim pour exterminer les Palestiniens. L’affamement est un. massacre au ralenti. Et contrairement aux tirs ou aux bombardements, les morts continuent pendant des semaines même si le massacre est arrêté.
C’est le défi auquel sera confronté le Conseil de sécurité des Nations Unies quand il débattra bientôt des ordonnances conservatoires de l’ICJ à Israël. Se contenter de permettre l’assistance et de mettre quelques contraintes sur l’action militaire d’Israël ne va pas arrêter assez rapidement le train tonitruant de cette catastrophe.
Il y a plus d’un mois, le comité d’examen sur la famine écrivait : « L’arrêt des hostilités et la restauration d’un espace humanitaire pour livrer cette assistance multi-sectorielle et réétablir des services sont de premières étapes essentielles pour éliminer tout risque de famine ». En d’autres termes, la fin immédiate des combats est essentielle pour empêcher un tribut calamiteux qui pourrait bien excéder le nombre des personnes tuées par la violence ».
C’est ce qu’il faut retenir. Pour la survie de la population de Gaza aujourd’hui, il n’importe pas de déterminer si Israël avait une intention génocidaire ou non. Si Israël ne suit pas les recommandations du comité de secours sur la famine, il provoquera en toute connaissance de cause une mort de masse par la faim et par les maladies. C’est un crime d’affamement.
Et si les États-Unis et le Royaume-Uni n’utilisent pas tous les leviers possibles pour arrêter la catastrophe, ils en seront complices.
- Alex de Waal est directeur exécutif de la World Peace Foundation à l’université Tufts et l’auteur de Mass Starvation: The History and Future of Famine