A la suite de visites en Israël et Palestine, Tutu s’est servi de son autorité morale pour s’exprimer et, malgré les insultes, a refusé de faire machine arrière. Il voulait la libération pour tous.
Même au milieu du torrent de louanges adressées à l’ancien archevêque vénéré Desmond Tutu dans les jours qui ont suivi sa mort, le champion de l’anti-apartheid n’est pas universellement pleuré. Alan Dershowitz, l’avocat constitutionnel américain renommé et ardent défenseur d’Israël, a pris le temps de qualifier Tutu de « diabolique » et d’« antisémite le plus influent de notre époque ».
« Le monde pleure l’archevêque Tutu, qui vient juste de mourir. Puis-je rappeler au monde que, bien qu’il ait fait quelques bonnes choses, plein de bonnes choses contre l’apartheid, cet homme était un antisémite effréné et un bigot ? », a-t-il dit à Fox News.
Dershowitz a accusé Tutu de minimiser l’Holocauste et de comparer Israël à l’Allemagne nazie – interprétation extrême de déclarations de l’ancien archevêque à laquelle on ne peut arriver que par quelques circonvolutions.
Mais, aux yeux des partisans les plus acharnés d’Israël, le véritable crime de Tutu a été d’assimiler sa domination des Palestiniens à de l’apartheid et de refuser ensuite de faire machine arrière face à un assaut d’insultes. Lors de ses visites en Israël et Palestine, Tutu aurait immédiatement reconnu des échos de sa terre natale dans les déplacements forcés, les démolitions de maisons, les humiliations des checkpoints et les systèmes de contrôle de la circulation, la confiscation de terres pour les colonies juives et le confinement des Palestiniens dans de petites parcelles de territoire, qui lui rappelaient les Bantoustans territoires des Noirs de sa terre natale. Et par dessus tout, il a vu un peuple en contrôlant un autre qui, comme les Sud Africains noirs jusqu’en 1994, n’avait pas droit à la parole pour sa gouvernance.
Tutu n’était pas le seul à penser ainsi. L’ancien président américain Jimmy Carter a suscité des accusations tout aussi virulentes de la part de Dershowitz et d’autres quand il a publié en 2006 son best-seller, Palestine : la Paix Pas l’Apartheid. Mais Tutu était plus difficile à attaquer. Non seulement il avait l’autorité d’un prix Nobel de la Paix attribué pour sa position courageuse contre le pouvoir blanc en Afrique du Sud, mais il a reconnu l’apartheid quand il l’a vu.
Il y a presque deux décennies, Tutu a dit dans une conférence à Boston : « J’ai été très profondément bouleversé lors de ma visite en Terre Sainte ; cela m’a tellement rappelé ce que nous avons vécu, nous les Noirs, en Afrique du Sud. »
Quelques années plus tard, il a été encore plus direct. « Je sais d’expérience qu’Israël a créé une réalité d’apartheid à l’intérieur de ses frontières et à travers son occupation. Les parallèles avec ma propre Afrique du Sud bien aimée sont en effet douloureusement frappants », a-t-il écrit en 2014 dans un appel à l’assemblée générale presbytérienne des États Unis à soutenir des sanctions contre Israël.
Un personnage de la stature de Tutu traçant des parallèles entre un régime construit sur le racisme et la réalité de la domination d’Israël sur les Palestiniens, et appelant aux boycotts pour y mettre fin, a alarmé le gouvernement en Israël. Avec la solution à deux États moribonde au mieux, Israël fait face à un mouvement croissant qui voit le conflit à travers le prisme moral des droits civiques et de l’injustice – trame qui a une résonance historique aux États Unis en particulier et qui a pris une portée accrue à l’époque de Black Lives Matter (La Vie des Noirs Importe).
Alors que Tutu avait critiqué les attaques des Palestiniens, son assimilation implicite des Israéliens aux Sud Africains blancs pendant l’apartheid contestait le vieux récit de l’État juif qui se présentait principalement comme une victime de l’agression et du terrorisme arabe et excluait la part jouée par l’occupation et les colonies dans le conflit.
D’autres ont mené la charge, y compris une série d’anciens ministres et fonctionnaires israéliens qui disent qu’ils ne peuvent plus nier la réalité qui est que leur pays pratique une forme d’apartheid. Deux anciens premiers ministres israéliens, Ehud Barak et Ehud Olmert, ont tiré des parallèles avec l’ancienne Afrique du Sud. Mais Tutu était porteur d’une autorité morale qui n’a été surpassée que par l’homme qui a incarné la lutte contre l’apartheid, Nelson Mandela.
Tutu a justifié les appels à un boycott d’Israël dans le journal de Tel Aviv Haaretz. L’Afrique du Sud, a-t-il dit, avait des dirigeants extraordinaires à l’époque où cela importait. « Mais ce qui a obligé en fin de compte ces dirigeants à se réunir tous ensemble autour de la table de négociations, c’est le cocktail d’outils persuasifs et non-violents qui avaient été développés pour isoler l’Afrique du Sud, économiquement, académiquement, culturellement et psychologiquement », a-t-il dit.
L’ancien archevêque savait que cela n’arriverait que si les gens ordinaires se mobilisaient, après avoir été témoins de la considérable collusion de l’Occident avec l’apartheid. Le gouvernement américain a mis le Congrès National Africain sur la liste des organisations terroristes tout en soutenant la guerre de l’Afrique du Sud blanche en Angola. Margaret Thatcher était une ardente opposante aux sanctions contre le régime d’apartheid.
Séparément, Tutu a prévenu qu’il n’était pas possible d’être un témoin neutre.
« Ceux qui ferment les yeux devant l’injustice perpétuent en fait l’injustice. Si vous êtes neutre dans des situations d’injustice, vous avez choisi le camp de l’oppresseur », a-t-il dit.
Tout ceci a valu à Tutu un courroux particulier de la part de certains défenseurs d’Israël. La Ligue Anti-Diffamation l’a accusé d’antisémitisme à cause de son appel au boycott. D’autres ont creusé dans le passé lointain et se sont accrochés à un appel au pardon que Tutu avait fait en 1989 pendant une visite à Jérusalem au mémorial Yad Vashem pour les Juifs d’Europe assassinés. « Nous prions pour ceux qui ont rendu cela possible, aidez nous à leur pardonner et aidez nous afin que, à notre tour, nous n’en fassions pas souffrir d’autres », a-t-il dit.
Dershowitz a caractéristiquement donné à l’appel de Tutu l’interprétation la plus extrême en la décrivant comme ayant « exigé que les Juifs pardonnent aux Nazis de les avoir tués ». En réalité, Tutu a constamment cherché à rassurer les communautés juives à travers le monde, disant qu’il comprenait leur histoire et leurs inquiétudes, mais il ne voyait pas de raison de ne pas continuer à appeler l’occupation telle qu’il l’avait vue.
L’ancien archevêque aurait été heureux que d’autres aient de plus en plus adhéré à son point de vue. Cette année, Human Rights Watch aux États Unis et la plus importante association de défense des droits de l’homme d’Israël, B’Tselem, ont publié des rapports révolutionnaires qui décrivaient la domination israélienne sur les Palestiniens comme de l’apartheid.
Mais finalement, l’intention de Tutu n’était pas de condamner. Ses appels au pardon s’accordaient à sa croyance que c’est un pas essentiel vers la justice et la paix – point de vue qui était au cœur de sa présidence de la Commission Vérité et Réconciliation de l’Afrique du Sud. Tutu a vu à quel point chacun a été libéré, les Blancs inclus, quand l’apartheid a pris fin en Afrique du Sud. Il voulait que les Israéliens se libèrent eux aussi du poids de l’apartheid.