Un nouveau front dans la guerre contre la liberté d’expression a émergé des pages du journal médical international, Le Lancet. Une lettre critique d’Israël, publiée en juillet dans l’édition en….
Un nouveau front dans la guerre contre la liberté d’expression a émergé des pages du journal médical international, Le Lancet. Une lettre critique d’Israël, publiée en juillet dans l’édition en ligne, puis republiée en août dans l’édition du 2 août, a provoqué la séquence habituelle de « hasbara » : hurlements de victime outragée et blessée, attaques sur la personne des auteurs de la lettre, insinuations d’anti-sémitisme à propos du rédacteur en chef du Lancet et exigences de retrait.
Après avoir fait appel à son médiateur pour qu’il examine la question, Le Lancet est resté ferme sur ses positions et a refusé de se rétracter. Mais la publication de la lettre a continué à échauffer les esprits, même après que Le Lancet ait concédé que sa politique de publication de lettres n’était pas sans défaut et qu’il ait proposé des gestes de conciliation. Par divers mouvements stratégiques, les critiques de la lettre réussirent à faire dévier la discussion loin de l’objet de la lettre : la responsabilité d’Israël dans la crise désastreuse de santé publique à Gaza. Nous avons déjà vu ce processus : pour ne citer que deux parallèles récents, la décision de l’Université de l’Illinois d’abroger son offre d’un poste stable à Steven Salaita et le retrait par l’Université Barnard d’une bannière des Étudiants pour la Justice en Palestine. Dans tous ces cas, l’objectif des Sionistes est toujours de faire cesser la critique d’Israël en réprimant l’expression et en attaquant les institutions qui voudraient tenter une conciliation.
Le tollé actuel a démarré lorsque, 14 jours tout juste après le début de l’Opération Bordure Protectrice, Le Lancet a publié une « lettre ouverte pour la population de Gaza » signée par Paola Manduca et d’autres au nom de 24 signataires qui se présentaient en tant que médecins et scientifiques ayant une expérience de première main à Gaza. « En nous fondant sur notre éthique et notre pratique », ont proclamé les auteurs de la lettre, « nous dénonçons ce dont nous avons été témoins dans cette agression d’Israël contre Gaza » :
Nous demandons à nos collègues, professionnels jeunes et vieux, de dénoncer l’agression israélienne. Nous nous dressons devant la perversité d’une propagande qui légitime la création d’une urgence pour camoufler un massacre, une soi-disant « attaque défensive ». En réalité, il s’agit d’une agression impitoyable, d’une durée, d’une étendue et d’une intensité sans limites. Nous voulons relater les faits tels que nous les avons vus et leur implication sur la vie de la population.
La lettre détaillait ensuite les effets des deux précédents bombardements d’Israël sur Gaza, le blocus, et la nature aveugle de l’agression en cours qui tuait et blessait des civils, dont de nombreux enfants, et aussi du personnel médical, et qui empoisonnait l’environnement. « En tant que scientifiques et médecins, nous ne pouvons pas rester silencieux alors que ce crime contre l’humanité se poursuit. Nous exhortons nos lecteurs à ne pas se taire eux non plus. »
Cette occasion de cosigner a été saisie par 20.000 lecteurs du Lancet ; étant donné les menaces contre les signataires apparus dans les réseaux sociaux, Le Lancet n’a pas publié leurs noms.
Au cours de plusieurs parutions, Le Lancet a publié au total 20 lettres de réponse, certaines de soutien, d’autres critiques, d’autres encore affirmant que des sujets politiques n’avaient rien à faire dans ce journal médical. La réponse la plus marquante était signée « au nom de 1.234 physiciens canadiens » et exprimait leur inquiétude devant « l’oubli » qui permettait à la lettre originale d’être publiée sans que les auteurs déclarent leurs évidents conflits d’intérêt. Par exemple :
Swee Ang est administrateur fondateur d’Assistance Médicale aux Palestiniens et Mads Gilbert est un délégué du Comité d’Assistance Norvégienne pro-palestinienne, toutes deux organisations hostiles à Israël.
Dans son édition du 9 août, Le Lancet a publié un éditorial qui reprécisait la situation. Il y disait que Gaza est :
une terre d’où personne ne peut s’échapper. Une terre surpeuplée dans laquelle les enfants sont le groupe le plus important de la population. Voilà les conditions dans lesquelles les attaques contre les combattants de Gaza ont pris place. Pas besoin d’être un expert militaire ou un spécialiste de la Législation Humanitaire Internationale pour réaliser le danger extrême encouru par les civils de Gaza si le conflit ne suivait pas très strictement les Principes de Distinction, Précaution et Proportionnalité (des Lois Humanitaires Internationales).
L’éditorial concluait :
Voilà une guerre qui a des effets à long terme sur la survie, la santé et le bien-être des civils résidant à Gaza et en Israël. C’est certainement le devoir de médecins d’éclairer les points de vue, même fortement ancrés, sur ces questions ; de donner une voix à ceux qui n’en ont pas ; et d’inviter la société à considérer les actions et les injustices qui ont conduit à ce conflit. Notre responsabilité est de promouvoir un débat ouvert et diversifié sur les effets de cette guerre sur la santé des civils.
Une opportunité pour la paix et la justice se manifeste sûrement. Pour la santé et le bien-être des civils et de Gaza et d’Israël, nous encourageons les deux parties à saisir cette occasion.
Dans son édition du 30 août, le rédacteur en chef du Lancet a écrit : « Pour conclure cet échange, nous avons donné aux auteurs de la lettre originale, comme nous le faisons habituellement, l’occasion de répliquer. » Cette réplique a répondu à la charge des critiques comme quoi les signataires n’avaient pas déclaré leurs intérêts concurrents. Ils y joignirent une liste pertinente d’expériences et d’affiliations professionnelles, faisant cependant remarquer qu’aucune n’entrait en conflit d’intérêt financier. De plus, les auteurs reconnurent qu’ils avaient suggéré, sans le vérifier, qu’Israël pouvait avoir utilisé des gaz toxiques, mais en faisant remarquer que ces déclarations seraient vérifiées par une Commission d’Enquête indépendante mise en place par le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU. Puis ils écrivirent, « Il n’est pas inutile de rappeler le contexte dans lequel nous avons rédigé cette lettre en termes virulents. » Ajoutant de nouveaux détails sur la dévastation survenue au cours de l’Opération Bordure Protectrice depuis la publication de la lettre originale, ils conclurent:
Ce que nous constations était l’escalade et l’urgence d’une crise sanitaire et humanitaire. Les événements qui ont suivi ont montré que notre inquiétude était justifiée.
Nous pouvons être respectueusement en désaccord avec des correspondants sur de nombreuses conclusions à propos de ce conflit. Mais nous croyons que et ceux qui nous critiquent et ceux qui nous soutiennent seront d’accord sur le fait que la meilleure façon de faire progresser la santé, la sauvegarde d’êtres humains, la paix et la justice pour les Palestiniens comme pour les Israéliens est d’adhérer aux lois internationales et de s’engager positivement dans des négociations et des solutions politiques pour faire disparaître ce que nous considérons comme les causes majeures du conflit – l’occupation et le blocus.
Bien que Le Lancet ait prévu cette lettre pour « mettre fin à l’échange », ce ne fut pas le cas. En septembre, des signatures ont été collectées pour une pétition demandant la démission de Horton (sans que l’on sache si la pétition a réussi à obtenir beaucoup de signatures). Le site web MedPage a lancé un sondage : « Est-ce que les journaux devraient s’aventurer dans ce que beaucoup considèrent comme un territoire politique ? » Sur 2.574 réponses, 77,5 pour cent dirent non. Puis le 22 septembre, le Daily Telegraph entra dans la bagarre avec un article dont le titre était « Le Lancet est entré par effraction dans la campagne anti-Israël. » L’article reprenait les allégations d’abord présentées dans la pub sioniste de l’ONG Monitor qui prétendait lier deux des auteurs de la lettre à une vidéo de David Duke et à des déclarations antisémites.
Dans l’édition du 11 octobre, le directeur du Lancet, Richard Horton, a publié une rubrique intitulée « De Peuple à Peuple », dans laquelle il révélait que, à l’invitation de l’auteur d’une lettre, il rentrait tout juste d’une visite au Centre Universitaire de Santé Rambam d’Haïfa. Horton a écrit :
A Rambam, j’ai vu un exemple encourageant de partenariat entre Juifs et Arabes dans une partie d’Israël où 40 % de la population est arabe. J’ai vu Rambam tendre une main, joyeusement saisie par des familles de Gaza, de Cisjordanie et de Syrie vivant avec des besoins sanitaires vitaux. J’ai vu Rambam comme un exemple de perspective vers un avenir pacifié et fécond entre les peuples, dont j’appris qu’il existe dans les hôpitaux d’Israël. J’ai aussi rencontré Le Ministre israélien de la Santé, Yael German, qui a non seulement appuyé cette visite, mais a aussi accueilli favorablement une future collaboration. De cet échange a émergé une formidable opportunité.
Dans le même article, Horton a annoncé que cette hâte mal contrôlée avait peut-être permis la publication de la lettre, et que Le Lancet reconsidérait donc sa politique de lettres. Il a fourni la formulation proposée pour la nouvelle directive :
Les rédacteurs en chef seront de temps en temps confrontés à des questions situées à la difficile intersection de la médecine et de la politique. Santé et soins pour la santé ont des déterminants politiques et les rédacteurs ne devraient pas en avoir peur. Mais la politique, de par sa nature même, peut être dérangeante et clivante, beaucoup de points de vue différents se faisant face. Alors qu’il est parfois nécessaire de prendre des positions éditoriales fortes sur des décisions relevant de la santé, les rédacteurs devraient toujours prendre le temps, réfléchir et consulter avant de publier quelque écrit que ce soit pouvant polariser, envenimer ou aggraver la division politique.
Prendre le temps, réfléchir, consulter : consulter qui ? Pas nécessairement polariser : cela ressemble beaucoup à l’enveloppe de « politesse » utilisée par l’Université d’Illinois pour justifier son refus d’embaucher Salaita. La séquence de la « lettre ouverte » aurait-elle été meilleure si la directive ci-dessus avait été mise en place, c’est ouvert à la conjecture.
Entre temps, le 3 octobre, Ha’aretz avait publié un scoop selon lequel Horton aurait dit, lors de sa visite à Rambam, qu’il regrettait cette lettre et qu’il émettrait un désaveu. Il n’y eut pas de désaveu, quoique, dans sa rubrique du 11 octobre, Horton ait exprimé un certain regret : « A un moment de destruction humaine intolérable à Gaza, la sortie imprévue de la lettre de Manduca et al cristallisa très fortement des positions déjà divisées. Ce schisme n’a aidé personne et j’en regrette certainement le résultat. » Horton annonça aussi un projet du Lancet de publier une série sur « le système israélien de santé et de recherche médicale, ses forces et ses défis et ses perspectives d’avenir ».
Pour plus de détails sur la campagne pour mettre Le Lancet sur les rails, lisez Pressions sur le Lancet du Middle East Monitor : comment des apologiste d’Israël ont sali la réputation de « médecins pour le terrorisme ». Cet article est sorti le 15 octobre – mais l’histoire s’est poursuivie.
Le 25 octobre, le médiateur du Lancet, Wisia Wedzicha, a publié son rapport. Tandis qu’elle prenait en compte et les auteurs de la lettre originale et certains auteurs des réponses pour rechercher divers manquements, elle a conclu :
… La lettre de Manduca et de ses cosignataires a été publiée à un moment de grande tension, de violence et de perte de vies. Dans ces circonstances, on peut comprendre les imperfections de la lettre, et des lettres fournies ultérieurement par les deux parties en discussion ont apporté un certain rééquilibrage. Le rédacteur en chef du Lancet est récemment allé en Israël pour débattre des questions soulevées par la lettre de Manduca et de ses cosignataires, et il a écrit sur son désir d’adopter une position plus consensuelle sur le conflit de Gaza, ses conséquences sur la santé, et sur la louable contribution d’Israël à l’attention à la santé dans la région.
Je considère maintenant cette affaire close, et espère un engagement constructif de toutes les parties pour atteindre une situation paisible et durable à Gaza.
Mais sans surprise – l’affaire n’est toujours pas close. La pub sioniste de l’ONG Monitor garde l’affaire au chaud, avec en novembre un reportage en 4 actes, « L’étrange histoire du directeur du Lancet et Israël ». C’est du journalisme jaune à son sommet : « Peut-être le rôle de Horton dans la guerre immorale contre Israël ne reflète-t-il pas un antisémitisme naturel, mais plutôt une ambition envahissante et l’influence de son milieu socio-culturel. »
Et que la controverse couve encore est mis en évidence par le fait que Richard Smith, ancien rédacteur en chef du BMJ (l’ancien British Medical Journal) se soit senti obligé de donner son opinion pour défendre son collègue. « Pas de raison de retirer la Lettre de Gaza du Lancet », publié sur le blog du BMJ le 3 novembre, est ce qu’on a écrit de mieux dans toute cette saga. A propos de l’affaire secondaire du conflit d’intérêts, il écrit :
J’ai longtemps cru qu’il valait mieux déclarer toute possibilité d’intérêt concurrent, c’est pourquoi j’ai déclaré la mort de mon petit lapin quand j’ai écrit un éditorial sur la recherche animale et pourquoi certains de mes intérêts concurrents sont devenus proustiens : si vous faites plein de choses, vous avez un tas d’intérêts concurrents. Ce n’est pas une honte d’en avoir et les avoir ne veut pas dire que ce vous dites est nul et non avenu.
Sur la question du retrait :
Je suis passionnément pour une parole libre. Quand j’étais directeur du BMJ, j’ai fermement cru que nous devions publier toute réponse rapide à un article si elle n’était pas obscène, calomnieuse ou incompréhensible. Une des conséquences fut que nous avons publié beaucoup de réponses rapides de la part de gens qui pensaient que le HIV n’était pas la cause du Sida. Nature m’a réprimandé pour avoir publié de telles absurdités, et beaucoup d’autres personnes, dont mes employeurs, m’ont accusé d’être un « tabloïd » et de publier des insanités… La disparition de l’idée que le Sida n’est pas causé par le HIV est un exemple d’une vérité qui n’aboutit pas au pire dans un débat libre et ouvert.
Que conclure de cet imbroglio sans fin ? On peut féliciter le Lancet pour avoir résisté aux demandes de retrait. Mais on ne peut qu’être désolé quand un appel pour faire rendre compte aux dirigeants politiques d’Israël pour leur campagne de bombardements délibérément sans pitié – pour leur occupation, leur blocus et leur mépris des lois internationales – quand tout ceci est balayé dans le vacarme pour savoir si une lettre aurait dû être publiée. C’est une grande perte quand le débat se résout par la promesse du Lancet de faire plus attention la prochaine fois et d’éviter la «polarisation», tout en avançant des histoires obséquieusement rassurantes sur des partenariats trans-culturels médico-humanitaires. Mais c’est une victoire si ces événements peuvent aider les gens qui croient en la libre parole à reconnaître cette séquence, si bien qu’ils pourront la combattre plus efficacement si elle se renouvelle. Et cela recommencera. Souvenez vous, cela marche ainsi : cris d’offensé, attaques aux personnes, menaces de punitions, exigences de retrait ou de renonciation, demandes de changement de style de discours et – encore plus important – pression continue sur la partie offensante jusqu’à ce qu’elle crie comme un cochon.