Pourquoi le parrain des Droits de l’Homme n’est pas le bienvenu à Harvard

Kenneth Roth, qui a dirigé Human Rights Watch pendant 29 ans, s’est vu refuser d’être associé à la Kennedy School. La raison ? Israël.

Peu après que Kenneth Roth ait annoncé en avril qu’il envisageait de quitter la direction de Human Rights Watch, il a été contacté par Shushma Raman, directrice exécutive du Centre Carr pour la Politique des Droits de l’Homme à l’École Kennedy de Harvard. Raman a demandé à Roth s’il aimerait rejoindre le centre en tant que membre chevronné. Cela semblait aller de soi. Pendant les presque 30 ans où Roth a été directeur général de HRW, son budget est passé de 7 millions de dollars à presque 100 millions $, et son personnel a grossi de 60 à 550 personnes pour surveiller plus de 100 pays. Le « parrain » des droits de l’homme, c’est le nom que lui a donné The New York Times au cours d’un long aperçu admiratif de sa carrière, faisant remarquer que Roth « a été un inlassable poil à gratter pour les gouvernements autoritaires, dénonçant les violations des droits de l’homme avec des rapports de recherche documentés qui sont devenus la spécialité de l’association ». HRW a joué un rôle de premier plan dans la création de la Cour Pénale Internationale, et a contribué à la condamnation de Charles Taylor du Libéria, Alberto Fujimori du Pérou, et (dans un tribunal pour l’ex-Yougoslavie) des dirigeants bosno-serbes Radovan Karadzic et Ratko Mladic.

Roth avait été impliqué dans le Centre Carr depuis sa création en 1999. En 2004, il avait participé à un débat devant 300 personnes avec Michael Ignatieff, son directeur d’alors, pour savoir si l’invasion américaine de l’Irak pouvait être qualifiée d’intervention humanitaire (Ignatieff a dit que oui, Roth a dit que non). Le débat était modéré par Samantha Power, l’une des fondateurs du centre.

Dans une visioconférence avec Raman et Mathias Risse, directeur du Centre Carr, Roth a dit qu’il était en effet intéressé à devenir un membre ; il prévoyait d’écrire un livre sur son expérience à HRW et sur la façon dont un groupe relativement restreint de personnes pouvait faire bouger les gouvernements, et il pourrait s’appuyer sur les équipements de recherche du centre. Le 7 mai, Raman lui a envoyé une proposition officielle et, le 9 juin, Roth a accepté le principe d’intégrer le centre. Raman a envoyé la proposition au bureau du Doyen Douglas Elmendorf pour approbation dans ce qui paraissait n’être qu’une formalité. Le 12 juillet, Roth a eu une conversation en vidéo avec Elmendorf (ancien économiste principal au Comité des Conseillers Économiques et directeur du Bureau du Budget du Congrès) pour se présenter et répondre à toute question qu’il voudrait lui poser.

Deux semaines plus tard cependant, Elmendorf a informé le Centre Carr que l’admission de Roth ne serait pas approuvée.

Le centre a été stupéfait. « Nous pensions qu’il serait un formidable partenaire », dit Kathryn Sikkink, Professeure de Politique des Droits de l’Homme à la chaire Ryan Family de l’École Kennedy. Universitaire émérite dans ce domaine, Sikkink fait partie du Centre Carr depuis neuf ans et, durant tout ce temps, rien de ce genre n’était jamais arrivé. Comme elle l’a fait remarquer, le centre a accueilli d’autres éminents défenseurs des droits de l’homme, dont William Schulz, directeur exécutif d’Amnesty International USA de 1994 à 2000, et Salil Shetty, secrétaire général d’Amnesty International de 2010 à 2018.

Sikkink a été encore plus surprise par l’explication du doyen : Israël. Human Rights Watch, lui a-t-il dit, a un « parti-pris anti-Israël » ; les tweets de Roth à propos d’Israël étaient particulièrement préoccupants. Sikkink a été décontenancée. Dans le cadre de ses propres recherches, elle avait « tout le temps » utilisé les rapports de HRW et, si l’organisation avait en effet été critique envers Israël, elle l’avait aussi été envers la Chine, l’Arabie Saoudite – et même les États-Unis.

Sikkink a inclus ce fait dans un courriel qu’elle avait préparé pour le doyen cherchant à réfuter l’accusation de parti-pris anti-Israël. Elle s’est appuyée sur l’Échelle du Terrorisme Politique, calcul annuel de l’état de la répression consigné par une équipe installée dans l’université de Caroline du Nord à Asheville. Elle classe les pays sur une échelle de 1 à 5 du moins au plus répressif, fondée sur le taux d’emprisonnement politique, d’exécutions sommaires, de torture et tout ce genre de choses. L’équipe codifie les résultats de chaque pays sur la base des rapports annuels sur les droits de l’homme du Département d’État américain, d’Amnesty International et de Human Rights Watch. Tous les ans, Israël et les Territoires Occupés étaient classés en 3 ou 4, se retrouvant dans la même colonne que l’Angola, la Colombie, la Turquie et le Zimbabwe – « très mauvais bilan », dit Sikkink. Elle a ensuite comparé l’évaluation faite par HRW à celles et d’Amnesty et du Département d’État et a découvert que les trois étaient « très semblables ». En résumé, dit Sikkink, les données ont montré que « Human Rights Watch n’a pas du tout de parti-pris contre Israël » et que le fait de conclure autrement « est de la désinformation ». Elle a envoyé ses constats à Elmendorf ; le doyen a répondu qu’il avait lu son courriel, mais qu’il ne reviendrait pas sur sa décision.

Pour comprendre le contexte de cette décision, Sikkink m’a renvoyé vers un article de Peter Beinart paru dans The New York Times du 26 août sous le gros titre « Le Combat Contre l’Antisémitisme s’est-il égaré ? » « Au cours des 18 derniers mois », a écrit Beinart, « les plus importantes organisations juives d’Amérique ont fait quelque chose d’extraordinaire. Elles ont accusé les plus importantes organisations de défense des droits de l’homme de promouvoir la haine des Juifs. » Après que HRW ait publié un rapport en avril 2021 accusant Israël de pratiquer une politique d’apartheid envers les Palestiniens, a fait remarquer Beinart, le Comité Juif Américain (AJC) a déclaré que ses accusations « frisent parfois l’antisémitisme ». Et après qu’Amnesty International ait publié, en février 2022, son propre rapport accusant Israël d’apartheid, la Ligue Anti-Diffamation (ADL) a prédit que cela « mènerait vraisemblablement à une intensification de l’antisémitisme ». En plus, l’AJC et l’ADL ont rejoint quatre importantes associations juives pour émettre une déclaration prétendant que le rapport d’Amnesty n’était pas simplement partial et inexact, mais qu’il apportait aussi « des arguments à ces antisémites qui, à travers le monde, cherchent à saper le seul pays juif qui existe sur terre ». C’était, a conclu Beinart, d’une « ironie terrible » que « la campagne contre l’“antisémitisme” » soit utilisée par ces associations comme « une arme contre les organisations de défense des droits de l’homme les plus respectées ».

L’accusation selon laquelle Human Rights Watch serait hostile à Israël n’est pas vraiment nouvelle. En 2009, Robert Bernstein, ancien président de Random House, qui a créé HRW et en a été le président de 1978 à 1998, l’a vivement critiquée dans un article d’opinion du Times. La mission première de HRW, écrivait-il, était « d’obliger les sociétés fermées à s’ouvrir, de défendre les libertés fondamentales et de soutenir les dissidents ». Mais elle a à la place « publié des rapports sur le conflit israélo-arabe qui sont venus en aide à ceux qui souhaitent faire d’Israël un État paria ». Le Moyen Orient « est plein de régimes autoritaires avec un bilan effroyable en matière de droits de l’homme », et pourtant HRW « a rédigé bien plus de condamnations d’Israël pour des violations du droit international que pour aucun autre pays de la région ». (Rejetant la prétention de Bernstein, HRW a fait observer que, depuis 2000, elle avait produit plus de 1.700 rapports et autres commentaires sur le Moyen Orient et l’Afrique du Nord, dont la très grande majorité concernait d’autres pays qu’Israël.)

HRW a également été régulièrement attaquée par Gerald Steinberg, professeur émérite de sciences politiques à l’université Bar Ilan en Israël et président de NGO Monitor. Malgré son appellation d’apparence neutre, NGO Monitor a, depuis sa création en 2001, presque exclusivement traqué les organisations non gouvernementales critiques d’Israël, dont en tête HRW. Elle a accusé l’organisation de « jouer un rôle prépondérant dans la diabolisation d’Israël », de promouvoir un « agenda anti-Israël » qui contribue à la haine de ce pays, et de cacher son parti-pris politique derrière « la rhétorique des droits de l’homme ». « L’Obsession Immorale Anti-Israël de Ken Roth et la Guerre de Gaza » ont fait les premières lignes d’un rapport de septembre 2014. Pendant plus de dix ans, a-t-elle déclaré, Roth a fait « de nombreuses fausses déclarations factuelles » à propos d’Israël et a couramment déformé le droit international « pour promouvoir ses objectifs personnels et idéologiques ». Et en guise de preuve, elle a proposé un catalogue de plus de 400 tweets. (Par exemple : « Les attaques de précision dont se vante Israël quand il cible des structures civiles comme des maisons familiales sont tout simplement des crimes de guerre. »)

Steinberg et d’autres défenseurs d’Israël ont été spécialement chagrinés par le rapport 2021 de HRW accusant Israël d’apartheid. En 217 pages de documentation détaillée et d’analyse juridique, le rapport a cherché à démontrer que les autorités israéliennes avaient répondu à la définition juridique des crimes contre l’humanité d’apartheid et de persécution (grave privation des droits fondamentaux pour des motifs raciaux, ethniques ou autres) en poursuivant une politique, à la fois en Israël et dans les Territoires Occupés, qui « méthodiquement, privilégie les Juifs israéliens et défavorise les Palestiniens ». Cette politique comprenait la facilitation du transfert de Juifs israéliens vers les Territoires Occupés tout en les gratifiant de droits supérieurs à ceux des Palestiniens qui y vivent ; la confiscation à grande échelle de terres propriété privée dans la plus grande partie de la Cisjordanie ; et la construction de la barrière de séparation, « de telle façon qu’elle permettait d’anticiper la croissance des colonies » – tout ceci réfutant l’idée « que les autorités israéliennes considèrent l’occupation comme temporaire ».

Steinberg a foncé sur The Jerusalem Post. Bien que HRW ait déclaré que son rapport était fondé sur de nouveaux éléments, il a écrit : « Une lecture rapide révèle le même mélange de propagande criarde, de fausses allégations et de distorsions juridiques commercialisées par le réseau des ONG depuis des décennies. » Contrairement à la cruauté systématique du régime d’apartheid sud-africain, les citoyens non-juifs d’Israël « ont la totalité des droits, dont le droit d’élire leurs représentants à la Knesset ». Steinberg a dénoncé l’auteur du rapport, Omar Shakir, citant son travail précédent d’« activiste du campus » s’agitant contre l’apartheid israélien et il a attaqué Roth pour avoir mené une « campagne de 20 ans » en invoquant le thème de « l’Israël d’apartheid ».

Roth rejette ces affirmations. La plupart des personnes bien informées sur Israël, dit-il, comprennent que NGO Monitor « est une source profondément biaisée » qui « n’a jamais jugé valide la critique d’un dossier d’Israël sur les droits de l’homme ». Roth pense que Steinberg a été « particulièrement furieux que j’aie osé critiquer Israël alors que je suis juif et que j’ai été conduit vers la cause des droits de l’homme par l’expérience de mon père qui avait vécu en Allemagne nazie ». Son père avait fui à New York en 1938 quand il avait 12 ans, et Roth a grandi en entendant beaucoup d’« histoires sur Hitler ».

Dans ses bordées récurrentes contre HRW, Steinberg ne fait presque jamais mention des fréquents rapports et des déclarations de l’organisation à propos des violations et des crimes commis par les autorités palestiniennes. Dans un rapport de 2018 intitulé « Deux Autorités, Une seule Voie, Zéro dissidence », par exemple, HRW affirmait que « pendant les 25 ans depuis que les Palestiniens avaient gagné un degré d’autonomie sur la Cisjordanie et la Bande de Gaza, leurs autorités avaient mis en place des mécanismes de répression pour écraser la contestation, y compris en utilisant la torture ». Fondé sur une enquête de deux ans qui comprenait les interviews de 147 anciens détenus, les membres de leur famille et leurs avocats, entre autres, le rapport faisait état de cas qui, rassemblés, montraient que « les autorités palestiniennes arrêtent régulièrement des gens dont le discours pacifique leur déplaît et torturent ceux dont ils ont la garde ». Les arrestations « constituent de graves violations du droit international des droits de l’homme » et la torture « peut s’apparenter à un crime contre l’humanité, étant donnée son utilisation systématique au cours de nombreuses années ». L’auteur du rapport était Omar Shakir.

Bref, sous Roth, Human Rights Watch a soumis les autorités palestiniennes aux mêmes normes que celles que l’organisation avait appliquées à Israël et à de nombreux autres gouvernements. Roth avait fait cette remarque dans sa conversation du 12 juillet avec Elmendorf. Au cours de cet entretien, rappelle Roth, le doyen avait dit qu’il allait commencer à contrôler plus étroitement les adhésions et avait demandé à Roth s’il avait des ennemis. « C’est ce que je fais », lui avait dit Roth. « Je fais des ennemis. »

En fait, la liste est longue. En 2014, Roth s’est vu refuser l’entrée au Caire où il arrivait pour publier un rapport impliquant de hauts fonctionnaires égyptiens dans l’assassinat systématique d’opposants. En 2020, il a été détourné à l’aéroport de Hong Kong après y être arrivé pour livrer le rapport annuel de HRW, dont l’article principal, rédigé par Roth, critiquait le comportement de la Chine en matière de droits de l’homme. Il a été dénoncé par l’Arabie Saoudite à la suite de la demande faite par HRW de reddition de compte pour l’assassinat de Jamal Kashoggi ; interdit sur Twitter par Paul Kagame du Rwanda pour les rapports de HRW sur les atrocités et la répression faites par son gouvernement ; et mis sur la liste des personnes sanctionnées par la Russie après son invasion de l’Ukraine.

« Mais je savais où il voulait en venir », dit Roth de son échange avec Elmendorf. « C’est toujours Israël. »

En réponse à la demande de commentaire, James F. Smith, porte-parole de l’École Kennedy, a écrit : « Nous avons des procédures internes faites pour étudier les adhésions et autres nominations, et nous ne parlons pas de nos discussions au sujet des personnes dont nous étudions le dossier. » A ce jour, Elmendorf n’a fourni aucune indication sur qui peut s’être opposé à la présence de Roth dans l’école.

Un précédent offre toutefois un indice. Le 13 septembre 2017, l’Institute of Politics [Institut d’études politiques] de la Kennedy School a annoncé que Chelsea Manning ferait partie de ses chercheurs invités cet automne-là. Manning avait été libérée en mai après avoir purgé une peine de sept ans d’emprisonnement pour viol de la loi sur l’espionnage et pour d’autres infractions en lien avec sa divulgation de centaines de milliers de documents militaires et diplomatiques classifiés ou sensibles. Indigné, Michael Morell, qui avait passé 33 ans à la CIA, dont plus de trois ans en tant que directeur adjoint, et qui était à l’époque chargé de cours non résident à la Kennedy School, a envoyé dès le lendemain au doyen Elmendorf une lettre annonçant sa démission. ‘Malheureusement, je ne peux pas faire partie d’une organisation – la Kennedy School – qui honore une personne condamnée pour des crimes et ayant divulgué des informations classifiées’, écrivait-il. (Selon Kathryn Sikkink, pendant les quatre années qu’il a passées à la Kennedy School, Morell a défendu à plusieurs reprises l’utilisation de la torture par l’administration Bush, affirmant que des pratiques comme le waterboarding – simulacre de noyade – ne pouvaient être qualifiées de torture).

Plus tard dans la journée, Mike Pompeo, directeur de la CIA, a informé l’université qu’il soutenait la décision de Morell et qu’il annulait une intervention prévue le soir même à la Kennedy School. Tôt le lendemain, Elmendorf a annoncé que la Kennedy School supprimait l’invitation de Manning, ‘certaines personnes pouvant considérer qu’elle impliquait un honneur’. Deux autres personnalités controversées, également appelées par l’Institute of Politics à être chercheurs invités – Sean Spicer et Corey Lewandowski, qui avaient exercé des fonctions auprès de Trump – n’ont pas fait l’objet de telles sanctions. Une pétition en ligne lancée par un groupe de diplômés de Harvard et critiquant la décision d’Elmendorf a recueilli plus de 15 000 signatures. ‘En cédant à la pression d’actuels et d’anciens hauts responsables de la CIA’, affirmait la pétition, ‘vous avez renoncé à la liberté académique.’

Malgré toutes les différences entre Chelsea Manning et Kenneth Roth – la première étant une autrice de fuites et lanceuse d’alerte condamnée pour avoir violé la loi sur l’espionnage, le second un éminent défenseur des droits humains – ils ont subi un sort similaire et, l’un comme l’autre, ils font apparaître une réalité fondamentale de la Kennedy School : la présence dominante du système étasunien de sécurité nationale et de son proche allié Israël.

La Kennedy School compte parmi les meilleures écoles de politique gouvernementale et publique du monde. Elle propose toute une gamme d’enseignements, depuis le doctorat ou le master en politique et administration publiques jusqu’à des sessions de formation pour cadres d’une semaine qui coûtent 10 250 dollars et permettent aux participants de faire figurer Harvard sur leur curriculum vitae. Ce n’est pas une institution unique et cohérente, mais plutôt un assemblage de fiefs et de bailliages qui s’occupent de tout, de la résolution des conflits à la prolifération nucléaire, en passant par le changement climatique, l’urbanisme, la réglementation financière et la mobilisation des électeurs. Parmi les organes les plus importants, citons le Center for Public Leadership, qui entend créer ‘un monde plus équitable et plus juste’ et comprend un ‘laboratoire du leadership et du bonheur’ (dirigé par Arthur Brooks, ancien président de l’American Enterprise Institute, auteur de livres tels que Who Really Cares : The Surprising Truth About Compassionate Conservatism) ; le Mossavar-Rahmani Center for Business and Government, qui rassemble des ‘leaders d’opinion’ des secteurs public et privé afin de créer un ‘incubateur d’idées’ pour ‘informer les options et les solutions politiques’ (sous la direction de l’ancien secrétaire au Trésor Lawrence Summers) ; et le Shorenstein Center on Media, Politics and Public Policy, qui réunit chaque année des journalistes et des universitaires de tout le pays pour décrire et diagnostiquer les défis auxquels fait face l’industrie de l’information. Chacun de ces organismes a ses propres membres qui exercent leurs fonctions avec l’approbation du doyen, lequel préside l’école dans son ensemble.

Le Carr Center, qui compte huit personnes et 32 membres associés, est l’une des subdivisions les plus petites et les plus pauvres de l’école. Sa survie d’une année sur l’autre est précaire, car sa mission de promotion des droits humains et de dénonciation des abus gouvernementaux ne convient souvent pas tout à fait aux instituts qui traitent de la politique de défense, de la stratégie militaire et de la collecte de renseignements.

Parmi ces instituts, le Belfer Center for Science and International Affairs est le plus important, et un coup d’œil jeté à ses activités peut aider à expliquer pourquoi Roth a semblé trop difficile à manipuler. Classé meilleur laboratoire d’idées affilié à une université dans le monde par le 2018 Global Go To Think Tank Index Report de l’Université de Pennsylvanie, le centre compte 56 membres du personnel, 12 programmes de bourses et plus de 225 experts – dont près de 100 en sécurité et défense internationales. De 1995 à 2017, le directeur du centre était Graham Allison. Professeur de sciences politiques à Harvard et auteur d’une multitude d’ouvrages sur la sécurité nationale, dont Essence of Decision : Explaining the Cuban Missile Crisis (1971), Allison est considéré comme le doyen fondateur de la Kennedy School et la personne qui l’a construite financièrement à partir de rien. (Il a également contribué à la création du Carr Center).

Allison, qui reste très présent à l’école, a siégé aux conseils d’administration de Natixis, de Loomis Sayles et du Hansberger Group (qui ont des activités d’investissement et de gestion de patrimoine), de Taubman Centers (promoteurs de centres commerciaux), de la Chase Bank, de la Chemical Bank, de l’International Energy Corporation et de Getty Oil. Il a également fait partie du Defense Policy Board sous tous les secrétaires à la Défense, de Caspar Weinberger à John Mattis, a été conseiller spécial du secrétaire à la Défense de 1985 à 1987 et a été secrétaire adjoint à la Défense chargé de la politique et des plans de 1993 à 1994. Comme le laisse entrevoir son curriculum vitae, Allison a contribué à faire du Belfer Center un organe virtuel du système de renseignements militaires.

Ash Carter, secrétaire à la Défense sortant de l’administration Obama, a dirigé le centre de 2017 jusqu’à sa mort soudaine en octobre dernier. Au cours de ses 35 ans de carrière, Carter a été membre du Draper Laboratory et a siégé aux conseils d’administration de la MITRE Corporation, de Mitretek Systems et du Lincoln Laboratory du MIT – un ensemble de fournisseurs de la Défense et de chercheurs en armement impliqués dans des domaines tels que la cybersécurité, le contre-terrorisme, la guerre des drones et la technologie des missiles. Le remplaçant de Carter, Eric Rosenbach, a occupé le poste de chef d’état-major du Pentagone de 2015 à 2017 et celui de secrétaire adjoint à la Défense pour la sécurité globale. Auparavant, il était agent de renseignement de l’armée et commandant d’une unité de renseignement en télécommunications. Selon sa page web, Rosenbach a travaillé sur deux contrats pour la CIA (aucun détail n’est donné) en 2020 et 2021.

L’une des initiatives les plus remarquées du Belfer Center est l’Intelligence Project, qui (selon son site web) ‘met les agences de renseignement en relation avec les chercheurs du Belfer Center, le corps enseignant et les étudiants de la Kennedy School, afin d’enrichir leur formation et d’avoir un impact sur les politiques publiques’. Il est dirigé par Paul Kolbe, qui a passé 25 ans à la direction des opérations de la CIA, assurant des fonctions à l’étranger et à l’intérieur du pays. James Clapper, directeur du renseignement national américain de 2010 à 2017, figure parmi ses 52 membres associés principaux.

Chaque année, le projet accueille plus d’une douzaine d’’étoiles montantes du renseignement’ du monde entier dans le cadre d’un programme de bourses conçu par David Petraeus, général quatre étoiles de l’armée de terre à la retraite qui a été directeur de la CIA de septembre 2011 à novembre 2012. En tant que directeur de la CIA, Petraeus souhaitait trouver un moyen de mettre en relation les jeunes agents de renseignement avec les meilleures universités. Pour obtenir un soutien, il a contacté Thomas Kaplan, richissime spéculateur en métaux, collectionneur d’art et aventurier de la politique étrangère, et l’a persuadé de financer une bourse pour les agents de renseignement clandestins. Ensemble, ils ont contacté leur ami Graham Allison, qui a rapidement proposé de l’accueillir au Belfer Center.

La première année, le programme a accueilli deux agents clandestins. Depuis, il a été refondu, élargi et rebaptisé ‘Bourses Recanati-Kaplan’ ; cette année, il accueille 16 boursiers de neuf pays et de 13 agences de renseignement. Leon Recanati, beau-père de Kaplan, est un investisseur israélien. Kaplan (ainsi que Sheldon et Miriam Adelson) a fourni la majeure partie du financement initial de United Against Nuclear Iran, organisation créée en 2008 pour lutter contre la menace perçue de ce pays ; le groupe (qui a des liens étroits avec les armées américaine et israélienne) a mené la campagne visant à annuler l’accord nucléaire de 2015 avec l’Iran. Graham Allison siège au conseil d’administration de l’UANI et a fait du lobbying en son nom à Washington.

Petraeus a été contraint de démissionner de son poste de chef de la CIA après des révélations portant sur sa liaison extraconjugale avec Paula Broadwell, qui écrivait une biographie de lui, et indiquant qu’il lui avait donné accès à des documents top secret (sur lesquels il a ensuite menti au FBI). En mars 2015, Petraeus a conclu un accord de plaidoyer avec le ministère de la Justice aux termes duquel il a été condamné à deux ans de probation plus une amende de 100 000 dollars. Après la démission de Petraeus, Allison a fait en sorte qu’il devienne un associé non résident du Belfer Center. Là, il trônait, ‘avec des boursiers et des étudiants faisant la queue pour le voir’, comme le raconte Daniel Golden dans son livre de 2017 Spy Schools: How the CIA, FBI, and Foreign Intelligence Secretly Exploit America’s Universities (Les écoles pour espions : Comment la CIA, le FBI et les services de renseignement étrangers exploitent secrètement les universités américaines).

Golden consacre un chapitre de son livre à la Kennedy School. Autrefois connue ‘comme le refuge des politiciens hors mandat’, observe-t-il, l’école ‘fourmille désormais d’anciens gradés du renseignement.’ Golden écrit que l’école décourage la CIA de recruter activement sur le campus, mais un coup d’œil au calendrier du Belfer Center montre que ce type de recrutement a désormais lieu ouvertement. Le 25 octobre, par exemple, le centre a organisé une session sur les ‘Carrières dans la communauté du renseignement américain‘, au cours de laquelle d’anciens et d’actuels praticiens du renseignement ont partagé leurs expériences avec les étudiants de Harvard.

Comme le note Golden, les membres des services de renseignement étrangers affluent également à la Kennedy School, car elle offre ‘un chemin vers les plus hauts échelons du gouvernement américain.’ Les Israéliens figurent en bonne place parmi eux. La bourse Wexner Israel Fellowship (qui fait partie du Center for Public Leadership) constitue une filière clé. Elle a été créée à la fin des années 1980 par Leslie Wexner, le fondateur et ancien PDG de L Brands (qui possédait autrefois Victoria’s Secret et s’appelle aujourd’hui Bath & Body Works). Un rabbin représentant Wexner a présenté à la Kennedy School l’idée de faire venir des officiels et des leaders civils israéliens à Cambridge pour une année d’étude en milieu de carrière, et l’école a accepté. Parmi les dix boursiers qui viennent chaque année, on trouve des fonctionnaires ministériels, des représentants des autorités locales, des analystes politiques et des directeurs d’organisations à but non lucratif, ainsi que des membres du Mossad, des forces de défense israéliennes et du service de sécurité Shin Bet. Wexner a fait don de plus de 40 millions de dollars à la Kennedy School au fil des ans et, en 2018, un nouveau bâtiment y a été nommé en son honneur. Après qu’il a été révélé en 2019 que Wexner avait employé pendant des décennies Jeffrey Epstein comme conseiller personnel et lui avait donné des pouvoirs étendus sur ses activités financières et philanthropiques, des appels ont été lancés pour que le nom de Wexner soit retiré du bâtiment et de la bourse, mais il reste sur les deux, et les boursiers israéliens sont très visibles lors des événements de l’école.

À l’origine, la Kennedy School avait prévu d’avoir un programme parallèle pour les Palestiniens, mais il ne s’est jamais concrétisé, et seule une petite partie des boursiers Wexner sont des citoyens palestiniens d’Israël. Les Palestiniens ont toutefois accès à d’autres bourses de l’école, notamment la bourse Emirates Leadership Initiative, financée par les Émirats arabes unis, l’allié le plus puissant des États-Unis dans le Golfe. (Les EAU sont également un proche allié de l’Arabie saoudite et un violateur en série des droits humains). En 2020, Saeb Erekat, diplomate palestinien et haut responsable de l’OLP, a reçu une bourse au Belfer Center, mais il est mort du Covid avant de pouvoir en bénéficier. La présence palestinienne à la Kennedy School est clairsemée et les discussions sur la question israélo-palestinienne sont fugaces. Selon des personnes connaissant bien les programmes de l’école, son administration est terrifiée à l’idée de toucher au moindre sujet en rapport avec la Palestine, et les voix palestiniennes ont été largement réduites au silence. Selon eux, cela n’est pas dû à un administrateur en particulier, mais à ‘l’esprit du lieu’ et aux personnes qui financent le Belfer Center.

Parmi ces personnes figure en bonne place Robert Belfer, qui a fait don de plus de 20 millions de dollars à la Kennedy School depuis les années 1980, une somme qui provient de la fortune de sa famille. Né en 1935 et élevé à Cracovie, en Pologne, Robert Belfer a fui les nazis avec sa famille au début de 1941 et est arrivé à New York en janvier 1942, sans parler anglais. Il a obtenu un diplôme de l’université de Columbia et un autre de la faculté de droit de Harvard, mais a décidé de rejoindre l’entreprise de son père. Arthur Belfer travaillait dans le domaine des plumes et du duvet, vendant des produits à l’armée américaine, notamment des sacs de couchage remplis de duvet, mais, dans les années 1950, il s’est lancé dans le caoutchouc mousse, puis dans le pétrole, achetant un terrain pétrolifère dans le nord du Texas. La société qu’il a créée, Belco Petroleum, a si bien réussi qu’Arthur a fini par figurer dans le classement Forbes 400. En 1983, il vend Belco à InterNorth. En 1985, InterNorth a fusionné avec Houston Natural Gas, qui a ensuite changé de nom pour devenir Enron. Robert a rejoint le conseil d’administration d’Enron, et la famille est devenue le premier actionnaire de la société. En 1992, un an avant sa mort, Arthur a aidé Robert à créer une entité distincte, Belco Oil & Gas, qui entre en bourse en 1996, rapportant plus de 100 millions de dollars.

Grâce à ses dons à la Kennedy School, Belfer a fait la connaissance de Graham Allison. Allison a contribué à la création du Belfer Center, et Belfer a fait en sorte qu’Allison rejoigne le conseil d’administration de Belco. (En 1999, Allison a acheté 39 000 actions de Belco ; en 2000, la société a annoncé deux rachats d’actions, ce qui a presque doublé son cours. Une demande de commentaire adressée à Allison est restée sans réponse).

Après une ascension vertigineuse qui a vu l’action d’Enron atteindre 90 dollars au cours de l’été 2000, la société a implosé en 2001 à la suite de révélations portant sur des pratiques comptables frauduleuses et des délits d’initiés. Au moment de sa déclaration de faillite en décembre 2001, ses actions se négociaient pour quelques centimes, et la participation des Belfer – près de 2 milliards de dollars un an plus tôt – avait pratiquement disparu. En tant que membre du conseil d’administration n’ayant rien fait pendant que la société s’effondrait, Robert Belfer a dû faire face à la colère de milliers d’actionnaires dont les investissements étaient anéantis. Mais les Belfer ont conservé des participations importantes dans l’immobilier ainsi que le contrôle de Belco Oil et, en août 2001, cette société a fusionné avec Westport Resources dans le cadre d’une transaction évaluée à environ 866 millions de dollars.

Ainsi, malgré l’effondrement d’Enron, Robert Belfer est resté très riche – et philanthrope. En plus de la Kennedy School, lui et sa femme, Renée, ont fait des dons à toute une série d’institutions culturelles, de centres de recherche médicale, d’écoles privées, d’universités et d’institutions juives et israéliennes. Lors d’une interview accordée en 2006 au Musée américain de l’Holocauste, Belfer a fait remarquer que la plupart des membres de sa famille élargie (y compris ses grands-parents paternels) avaient péri pendant la Seconde Guerre mondiale, une perte qui lui a donné ‘un sentiment d’identité’, celui ‘d’être juif, d’être très favorable à Israël’.

Selon les formulaires 990 de sa fondation familiale [donnant droit à une défiscalisation des dons], entre 2011 et 2015, Belfer a donné plus de 300 000 dollars à l’American Jewish Committee, au conseil d’administration duquel il siège. En 2018, il s’est associé à l’Anti-Defamation League pour doter le Belfer Center d’une nouvelle bourse destinée à étudier la désinformation, les discours haineux et les contenus toxiques en ligne. Chaque année, l’école accueille trois boursiers ADL Belfer. En bref, le principal bailleur de fonds du Belfer Center a apporté un soutien important à deux des groupes – l’AJC et l’ADL – que Peter Beinart a cités comme attaquant les organisations de défense des droits humains en raison de leurs critiques d’Israël.

Stephen Walt est titulaire de la chaire Robert et Renée Belfer de relations internationales depuis deux décennies. En 2007, lorsque Walt et John Mearsheimer ont publié The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy (Le lobby israélien et la politique étrangère des États-Unis), qui affirmait que l’AIPAC et d’autres groupes pro-israéliens avaient détourné des intérêts nationaux de l’Amérique la politique américaine, cela a provoqué un tollé à la Kennedy School, y compris des plaintes de la part de certains boursiers Wexner. Après la parution d’une version résumée dans la London Review of Books, l’école a été inondée d’appels de ‘donateurs pro-Israël’, selon le New York Sun – Robert Belfer serait parmi eux. Le doyen de l’époque, David Ellwood, a demandé à Walt d’enlever le nom de Belfer de l’intitulé de son poste de professeur dans toute publicité liée à l’article. Walt a refusé.

L’influence de Belfer à la Kennedy School s’étend bien au-delà de son centre. Lui et son fils Laurence siègent au conseil exécutif du doyen – ‘un petit groupe de dirigeants d’entreprises et de philanthropes ayant le rôle de conseillers de confiance auprès du doyen et faisant partie des soutiens financiers les plus engagés de l’école’, selon le site de cet organisme. Le président du conseil, David Rubenstein, est le cofondateur et l’ancien PDG du Carlyle Group, le géant du capital-investissement, et l’un des membres les mieux connectés de l’élite financière et culturelle américaine ; parmi les nombreux conseils d’administration prestigieux dont il fait partie figure la Harvard Corporation, le principal organe directeur de l’université.

Parmi les 16 membres du conseil exécutif du doyen figurent également Idan Ofer et son épouse, Batia. Idan est le fils de Sammy Ofer, un magnat israélien du transport maritime qui, jusqu’à sa mort en 2011, était l’un des hommes les plus riches d’Israël. Pesant environ 10 milliards de dollars, Idan a fait l’objet de critiques en Israël pour avoir déménagé à Londres afin de réduire ses impôts et pour son style de vie somptueux mis en évidence par la fête de 5 millions d’euros qu’il a organisée sur l’île de Mykonos pour son 10e anniversaire de mariage.

Le doyen de la Kennedy School ne peut se permettre de perdre la confiance de ce conseil, pas plus qu’il ne peut se permettre de s’aliéner le système de la sécurité nationale américaine, avec laquelle l’école entretient des liens si étroits. Le Carr Center lui-même est intégré aux milieux dominants de la politique étrangère américaine : Samantha Power a été membre du Conseil national de sécurité et ambassadrice des États-Unis auprès des Nations unies, et elle dirige actuellement l’Agence américaine pour le développement international.

En 2018, la Kennedy School a ouvert un campus rénové, rendu possible par une campagne de financement qui a recueilli plus de 700 millions de dollars. Trois bâtiments portant les noms d’Ofer, Rubenstein et Wexner en constituent l’ancrage. ‘Nous façonnons nos bâtiments et, par la suite, ce sont nos bâtiments qui nous façonnent’, a déclaré le doyen Elmendorf lors de la cérémonie d’inauguration, ajoutant que ‘nos bâtiments constituent le cadre structurel de nos vies ici. C’est ici que des idées importantes naîtront et se développeront. Des générations d’étudiants apprendront auprès d’universitaires et de praticiens de classe mondiale.’

Aux yeux d’Elmendorf, Kenneth Roth n’avait pas sa place parmi ces universitaires et praticiens. L’école pouvait accueillir un ancien directeur de la CIA qui a divulgué des informations confidentielles et un ancien haut fonctionnaire de la CIA qui a fait l’apologie de la torture, mais pas la personne qui a dirigé Human Rights Watch pendant trois décennies.

‘La Kennedy School a perdu au change en ne l’ayant pas avec nous’, déclare Kathryn Sikkink. Les recherches du Carr Center ‘auraient bénéficié de sa perspective’. Il en va de même pour ses étudiants, ajoute-t-elle, dont beaucoup ‘seraient prêts à tout pour obtenir un emploi dans ce lieu.’

Après avoir essuyé le veto de Harvard, Roth a accepté un poste de chercheur invité à l’université de Pennsylvanie. ‘C’est de la folie’, dit-il de sa rencontre avec la Kennedy School. ‘Vous avez ce centre des droits de l’homme. Qui est plus qualifié que moi ?’ Quant à Doug Elmendorf, Roth ajoute : ‘Il n’a aucune force de caractère’.