Oui, c’est un génocide

Dans la plupart des cas de génocide, de la Bosnie à la Namibie, du Rwanda à l’Arménie, les auteurs du meurtre ont dit qu’ils agissaient en état de légitime défense. Le fait que ce qui se passe à Gaza ne ressemble pas à l’Holocauste, écrit le spécialiste de l’Holocauste Amos Goldberg, ne signifie pas qu’il ne s’agit pas d’un génocide.

Oui, c’est un génocide. Il est tellement difficile et douloureux de l’admettre, mais malgré tout cela, et malgré tous nos efforts pour penser autrement, après six mois de guerre brutale, nous ne pouvons plus échapper à cette conclusion. L’histoire juive sera désormais entachée par la marque de Caïn pour le « plus horrible des crimes », qu’on ne peut effacer de son front. En tant que telle, c’est ainsi qu’elle sera considérée dans le jugement de l’histoire pour les générations à venir.

D’un point de vue juridique, on ne sait pas encore ce que la Cour Internationale de Justice décidera, bien que, à la lumière des décisions temporaires rendues jusqu’ici, et à la lumière de la prévalence croissante des rapports des juristes, des organisations internationales et des journalistes d’investigation, la trajectoire du jugement prospectif semble tout à fait claire.

Dès les 26 janvier, la CIJ a déclaré à une écrasante majorité qu’Israël était peut-être en train de commettre un génocide à Gaza. Le 28 mars, après qu’Israël ait volontairement affamé la population gazaouie à Gaza, la cour a rendu des ordonnances additionnelles (cette fois-ci par un vote de 15 à 1, avec le seul désaccord de la part du juge israélien Aharon Barak) appelant Israël à ne pas dénier aux Palestiniens leurs droits qui sont protégés par la Convention sur le Génocide.

Le rapport bien argumenté et motivé de la Rapporteure Spéciale de l’ONU sur la situation des Droits de l’Homme dans les Territoires Palestiniens Occupés, Francesca Albanese, est arrivé à une conclusion légèrement plus déterminée et représente une autre étape dans l’établissement de la compréhension qu’Israël commet en réalité un génocide. Le rapport [Heb] détaillé et périodiquement mis à jour de l’universitaire israélien le Dr. Lee Mordechai, qui rassemble des informations sur le niveau de violence israélienne à Gaza, est arrivé à la même conclusion. Des universitaires de premier plan tels que Jeffrey Sachs, professeur d’Économie à l’Université de Columbia (et Juif qui a une attitude chaleureuse envers le sionisme traditionnel), que les chefs d’État du monde entier consultent régulièrement sur les questions internationales, parle du génocide israélien comme de quelque chose considéré comme acquis.

D’excellents rapports d’investigation tels que ceux [Heb] de Yuval Avraham dans Local Call, et spécialement sa récente enquête sur les systèmes d’intelligence artificielle utilisés par l’armée pour sélectionner les cibles et accomplir les assassinats, renforcent cette accusation. Le fait, par exemple, que l’armée ait autorisé l’assassinat de 300 personnes innocentes et la destruction totale d’un quartier résidentiel afin de faire sortir un chef de brigade du Hamas montre que les cibles de l’armée sont presque des cibles accessoires pour tuer des civils et que chaque Palestinien de Gaza est une cible à abattre. C’est la logique du génocide.

Oui. Je sais, ce sont tous des antisémites ou des Juifs qui ont la haine d’eux-mêmes. Nous seuls, Israéliens, dont les esprits sont nourris par les annonces des porte-parole des FDI et exposés uniquement aux images passées au crible pour nous par les médias israéliens, voyons la réalité telle qu’elle est. Comme si une littérature interminable n’avait pas été écrite sur les mécanismes de déni social et culturel des sociétés qui commettent des crimes de guerre. Israël est vraiment un cas paradigmatique de ce genre de sociétés, un cas qui sera enseigné dans tout séminaire universitaire qui traitera ce sujet dans le monde.

Il faudra attendre plusieurs années avant que la cour à La Haye rende son verdict, mais nous ne devons pas regarder cette situation catastrophique uniquement sous l’angle juridique. Ce qui se passe à Gaza est un génocide parce que le niveau et le rythme des tueries aveugles, des destructions, des expulsions massives, des déplacements, de la famine, des exécutions, l’anéantissement des institutions culturelles et religieuses, l’écrasement des élites (dont l’assassinat des journalistes), et la déshumanisation généralisée des Palestiniens – créent un tableau complet de génocide, d’un écrasement conscient et délibéré de l’existence des Palestiniens à Gaza.

De la façon dont nous comprenons normalement ce genre de concepts, la Gaza palestinienne, en tant que complexe géographique, politique, culturel, humain, n’existe plus. Le Génocide est l’annihilation délibérée d’un collectif ou d’une de ses parties – pas la totalité de ses individus. Et c’est ce qui se passe à Gaza. Le résultat est indubitablement un génocide. Les nombreuses déclarations d’extermination par de hauts responsables du gouvernement israélien et le ton exterminateur généralisé du discours public, justement soulignés par l’éditorialiste de Haaretz Carolina Landsman, indiquent que telle était également l’intention.

Les Israéliens pensent à tort que pour être considéré en tant que tel, un génocide doit ressembler à l’Holocauste. Ils imaginent les trains, les chambres à gaz, les crématoriums, les fosses de mise à mort, les camps de concentration et d’extermination, et la persécution systématique jusqu’à la mort de tous les membres du groupe des victimes jusqu’au dernier. Un événement comme celui-ci n’a en effet jamais eu lieu à Gaza. D’une manière similaire à ce qui s’est passé dans l’Holocauste, la plupart des Israéliens imaginent également que le collectif de victimes n’est pas impliqué dans une activité violente ou un véritable conflit, et que les meurtriers les exterminent à cause d’une idéologie absurde et insensée. Et ce n’est pas non plus le cas avec Gaza.

L’attaque brutale du Hamas le 7 octobre était un terrible crime haineux. Quelque 1.200 personnes ont été tuées ou assassinées, dont plus de 850 civils israéliens (et étrangers), dont de nombreux enfants et personnes âgées, quelque 240 Israéliens vivants ont été enlevés vers Gaza, et des atrocités telles que le viol ont été commises. C’est un événement qui a des effets profonds, catastrophiques et traumatiques durables pour de nombreuses années, certainement pour les victimes directes et leur entourage immédiat, mais aussi pour la société israélienne dans son ensemble. L’attaque a obligé Israël à répondre en légitime défense.

Cependant, bien que chaque cas de génocide ait un caractère différent, dans la portée et les caractéristiques du meurtre, le commun dénominateur de la plupart d’entre eux, c’est qu’ils ont été accomplis à partir d’un sentiment authentique d’autodéfense. Juridiquement, un événement ne peut être à la fois de l’autodéfense et un génocide. Ces deux catégories juridiques s’excluent mutuellement. Mais historiquement, l’autodéfense n’est pas incompatible avec un génocide, mais c’est généralement l’une de ses causes essentielles, sinon la principale.

A Srebrenica – à propos duquel le Tribunal Pénal International pour l’ancienne Yougoslavie a déterminé à deux niveaux différents qu’un génocide avait eu lieu en juillet 1995 – « seuls » environ 8.000 hommes et jeunes hommes de plus de 16 ans, bosniaques musulmans, avaient été assassinés. Les femmes et les enfants avaient été évacués plus tôt.

Les forces serbes bosniaques ont été responsables de ce meurtre, leur offensive a pris place au milieu d’une guerre civile sanglante durant laquelle les deux côtés ont commis des crimes de guerre (bien que incommensurablement plus par les Serbes) et qui a éclaté à la suite d’une décision unilatérale des Croates et des Musulmans de Bosnie de se détacher de la Yougoslavie et de créer un État indépendant de Bosnie, dans lequel les Serbes étaient une minorité.

Les Serbes bosniaques, avec les sombres souvenirs de persécution et de meurtre de la deuxième guerre mondiale, se sont sentis menacés. La complexité du conflit, dans lequel aucune des parties n’était innocente, n’a pas empêché la CPI de reconnaître le massacre de Srebrenica comme un acte de génocide, qui surpassait les autres crimes de guerre commis par les parties, puisque ces crimes ne peuvent justifier un génocide. La Cour a expliqué que les forces serbes avaient détruit intentionnellement, par le meurtre, l’expulsion et la destruction, l’existence des Musulmans bosniaques à Srebrenica. Aujourd’hui, au fait, les Musulmans bosniaques y vivent à nouveau, et certaines des mosquées qui avaient été détruites ont été rétablies. Mais le génocide continue de hanter les descendants des meurtriers comme des victimes.

Le cas du Rwanda est totalement différent. Là, depuis longtemps, en tant que partie de la structure sous contrôle colonial belge, fondée sur le diviser pour régner, le groupe minoritaire Tutsi dirigeait et opprimait le groupe majoritaire Hutu. Cependant, dans les années 1960, la situation s’est inversée et, lors de l’indépendance par rapport à la Belgique en 1962, les Hutus ont pris le contrôle du pays et ont adopté une politique oppressive et discriminatoire contre les Tutsis, cette fois-ci encore avec le soutien des anciens pouvoirs coloniaux.

Progressivement, cette politique est devenue intolérable et une brutale et sanglante guerre civile a éclaté en 1990, débutant avec l’invasion d’une armée Tutsie, le Front Patriotique Rwandais, formée principalement de Tutsis qui avaient fui le Rwanda après la chute du gouvernement colonial. Résultat, aux yeux du régime Hutu, les Tutsis ont été alors collectivement identifiés comme un véritable ennemi militaire.

Pendant la guerre, les deux côtés ont commis de graves crimes sur le sol rwandais, ainsi que sur le sol des pays voisins sur lesquels la guerre s’est répandue. Aucun des côtés n’a été absolument innocent ni absolument mauvais. La guerre civile a pris fin avec les Accords d’Arusha, signés en 1993, qui étaient supposés impliquer la population Tutsie dans les institutions gouvernementales, l’armée et les structures d’État.

Mais ces accords se sont effondrés et, en avril 1994, l’avion du président Hutu du Rwanda a été abattu. A ce jour, on ne sait pas qui a abattu l’avion, et on pense qu’il s’agissait en fait de combattants Hutus. Pourtant, les Hutus étaient convaincus que le crime avait été commis par les combattants de la résistance Tutise, et cela a été perçu comme une véritable menace sur le pays. Le génocide des Tutsi était sur les rails. Le véritable motif pour l’acte de génocide a été le besoin de se débarrasser une fois pour toutes de la menace existentielle tutsie.

Le cas du Rohingya, que l’administration Biden a récemment reconnue comme un génocide, est à nouveau très différente. Initialement, après l’indépendance en 1948 du Myanmar (autrefois Burma), les musulmans du Rohingya étaient perçus comme des citoyens égaux et faisant partie de l’entité nationale majoritairement bouddhiste. Mais au fil des années, et spécialement après l’installation de la dictature militaire en 1962, le nationalisme de Burma a été identifié à plusieurs groupes ethniques dominants, qui étaient principalement bouddhistes, dont les Rohyngyas n’étaient pas membres.

En 1982 et par la suite, des lois sur la citoyenneté ont été promulguées, dépouillant la plupart des Rohingyais de leur citoyenneté et de leurs droits. Ils ont été perçus comme des étrangers et comme une menace pour l’existence de l’État. Le Rohingya, dans lequel il y a eu de petits groupes rebelles dans le passé, a fait un effort pour ne pas être entraîné dans une résistance violente, mais en 2016, ils ont été nombreux à ressentir qu’ils ne pouvaient pas empêcher leur dépossession, leur répression, la violence de l’État et de la foule à leur encontre, et leur expulsion progressive, et un mouvement souterrain Rohingyais a attaqué les postes de police du Myanmar.

La réaction a été brutale. Des raids des forces de sécurité du Myanmar ont expulsé la plupart des Royingyas de leurs villages, beaucoup ont été massacrés et leurs villages complètement effacés. Quand, en mars 2022, le Secrétaire d’État Antony Blinken a donné lecture de la déclaration au Musée de l’Holocauste de Washington en 2022, reconnaissant que ce qui avait été fait aux Rohingyas était un génocide, il a dit qu’en 2016 et 2017, environ 850.000 Rohingyas ont été déportés au Bangladesh et environ 9.000 d’entre eux ont été assassinés. Cela a suffi pour reconnaître ce qui avait été fait aux Rohingyas comme le huitième événement de ce genre que les États Unis reconnaissent comme un génocide, mis à part l’Holocauste. Le cas du Rohingya nous rappelle ce que de nombreux chercheurs sur le génocide ont établi dans leur recherche, et qui est très pertinent dans le cas de Gaza : un lien entre nettoyage ethnique et génocide.

La connexion entre les deux phénomènes est double, et les deux s’appliquent à Gaza où une vaste majorité de la population a été expulsée de ses lieux de résidence, et seul le refus de l’Égypte d’absorber des masses de Palestiniens sur son territoire les a empêchés de quitter Gaza. D’une part, un nettoyage ethnique exprime la volonté d’éliminer le groupe ennemi à n’importe quel prix et sans compromis, et par conséquent glisse facilement vers un génocide ou en fait partie. D’autre part, un nettoyage ethnique crée généralement les conditions qui permettent ou causent (par ex. maladie et famine) l’extermination partielle ou complète du groupe de victimes.

Dans le cas de Gaza, les « zones de sécurité paradisiaques » sont souvent devenues des pièges mortels et des zones d’extermination délibérée et, dans ces refuges, Israël affame délibérément la population. C’est pourquoi il y a un certain nombre de commentateurs qui pensent que le nettoyage ethnique est le but du combat à Gaza.

Le génocide des Arméniens pendant la Première Guerre Mondiale avait lui aussi un contexte. Pendant les années de déclin de l’Empire Ottoman, les Arméniens ont développé leur propre identité nationale et exigé leur autodétermination. Leur différence religieuse et ethnique, ainsi que leur localisation stratégique à la frontière entre les empires ottoman et russe, en ont fait une population dangereuse aux yeux des autorités ottomanes.

D’horribles explosions de violence contre les Arméniens se sont produites dès la fin du 19ème siècle et, par conséquent, certains Arméniens étaient en fait favorables aux Russes et les voyaient comme de potentiels libérateurs. De petits groupes arméniens-russes ont même collaboré avec l’armée russe contre les Turcs, appelant leurs frères de l’autre côté de la frontière à les rejoindre, ce qui a conduit à une intensification de la sensation d’une menace existentielle aux yeux du régime ottoman. Cette sensation de menace, qui s’est développée pendant une profonde crise de l’empire, fut un facteur essentiel du développement du Génocide arménien, qui a également entamé un processus d’expulsion.

Le premier génocide du vingtième siècle a aussi eu lieu à partir d’un concept d’autodéfense par les colons allemands contre la population Herero et Nama en Afrique du sud-ouest (l’actuelle Namibie). Du fait de la sévère répression exercée par les colons allemands, les populations locales se sont rebellées et, dans une violente attaque, ont assassiné quelque 123 (peut-être plus) hommes non armés. La sensation de menace dans la petite communauté de colons, qui ne se montait qu’à quelques milliers, fut réelle et l’Allemagne a eu peur d’avoir perdu son pouvoir de dissuasion face aux autochtones.

La réponse fut en accord avec la menace perçue. L’Allemagne a envoyé une armée conduite par un commandant déchaîné et là aussi, dans un sentiment d’autodéfense, la plupart de ces membres de tribus ont été assassinés entre 1904 et 1908 – certains tués directement, d’autres dans des conditions de famine et de soif imposées de force par les Allemands (à nouveau par la déportation, cette fois dans le désert d’Omaka) et d’autres dans un internement cruel et des camps de travail. Des processus similaires ont eu lieu pendant l’expulsion et l’extermination des peuples indigènes d’Amérique du Nord, spécialement au cours du 19ème siècle.

Dans tous ces cas, les auteurs du génocide ont ressenti une menace existentielle, plus ou moins justifiée, et le génocide a été la réponse. La destruction du collectif de victimes n’était pas contraire à un acte d’autodéfense, mais issue d’un authentique motif d’autodéfense.

En 2011, j’ai eu un court article [Heb] publié dans Haaretz sur le génocide en Afrique du Sud-ouest, qui se concluait ainsi « Nous pouvons apprendre du génocide des Herero et des Nama comment la domination coloniale, fondée sur un sens de supériorité culturelle et raciale, peut déborder, face à une rébellion locale, jusqu’à des crimes horribles tels que l’expulsion massive, le nettoyage ethnique et le génocide. Le cas de la rébellion Herero devrait nous servir d’avertissement terrifiant, à nous ici en Israël, qui a déjà connu une Nakba dans son histoire. »

Traduit par Sol Salbe, Service d’Informations sur le Moyen Orient

(Local Call) article original en hébreu 

*Amos Goldberg est un chercheur sur l’Holocauste et le génocide à l’Université Hébraïque, dont le livre VeZcharta – et Tu Te Souviendras : Cinq Lectures Critiques de la Mémoire Israélienne de l’Holocauste sera publié par Resling dans les semaines à venir.