‘Nous sommes submergés’ : les médecins épuisés du Sud de Gaza obligés de laisser des enfants mourir

Un chirurgien dans l’un des derniers hôpitaux en fonctionnement du territoire raconte les conditions désespérées dans un contexte de pénurie aiguë de médicaments.

Dans les corridors bondés de l’hôpital européen de Khan Younis, des médecins épuisés décident qui parmi l’énorme flux de patients qui arrivent du nord de Gaza doit vivre ou mourir.

Des centaines de victimes ont bougé vers le sud ces derniers jours à la suite de l’évacuation des hôpitaux de la ville de Gaza, submergeant le personnel médical qui se battait déjà avec un manque aigu de médicaments, la diminution des rations alimentaires et l’intermittence de l’électricité et des communications.

Les personnes blessées ont rejoint les milliers de personnes déplacées qui cherchent refuge et sécurité dans les infrastructures médicales.

Paul Ley, chirurgien orthopédique à l’hôpital européen, a dit que des personnes déplacées dormaient dans les ascenseurs, qu’une petite équipe travaillait 24 H. sur 24 dans quatre théâtres d’opération pour amputer des membres infectés après des jours sans traitement, et qu’il y avait un manque aigu d’anti-douleurs. Des décisions de tri devaient être faites sur l’instant, ce qui, dans un cas, a signifié de laisser un enfant de 12 ans mourir avec seulement des soins palliatifs afin de préserver les ressources déclinantes.

Ley a dit que l’hôpital avait reçu ces derniers jours 500 patients évacués des hôpitaux du nord de Gaza.

« Beaucoup n’ont pas reçu de traitement depuis neuf ou dix jours parce que, là-bas, les hôpitaux n’étaient plus fonctionnels même s’ils étaient ouverts », a-t-il dit. « C’est ce qui nous guette ici maintenant. C’est un hôpital qui fonctionne, mais nous sommes débordés. Il n’y a nulle part où évacuer… Il n’y a pas de route de secours. Nous sommes probablement l’une des dernières lignes de défense. »

Il n’y a eu aucune confirmation indépendante du récit de Ley, mais les détails concordent avec les récits d’autres membres de l’équipe médicale, ainsi que ceux des reporters à Gaza. Ley a envoyé des photos de certaines blessures qu’il a décrites au Guardian.

Israël a lancé son offensive sur Gaza après que le Hamas, le groupe islamiste extrémiste qui gère le territoire, ait tué plus de 1.200 personnes au sud d’Israël, principalement des civils, dans leur maison ou dans une soirée festive, au cours d’une attaque le 7 octobre.

Depuis lors, plus de 14.000 personnes ont été tuées à Gaza, dont la plupart sont des femmes ou des enfants, d’après les responsables palestiniens.

Dans le service des brûlés de l’hôpital européen, il y a 78 patients, dont près des deux cinquièmes sont des enfants de moins de cinq ans.

« Je n’ai jamais rien vu de tel », a dit Ley, citoyen français de 60 ans arrivé à Gaza il y a presque quatre semaines avec une équipe du Comité International de la Croix Rouge. « Je me suis souvent retrouvé dans des contextes de guerre où le type de blessures est le même, mais le nombre est énorm. Nous ne quittons jamais l’hôpital. Nous travaillons 24 H. sur 24. »

Le personnel de l’hôpital espère que le cessez-le-feu de quatre ou cinq jours entre Israël et le Hamas, qui doit commencer vendredi, puisse conduire à une fin durable des hostilités – ou au moins fournir une opportunité pour recevoir des fournitures de l’aide humanitaire. Ils craignent pourtant l’arrivée de plus de patients, puisque les victimes blessées sont évacuées du nord de Gaza durant toute pause.

Parmi les victimes qui arrivent à l‘hôpital, beaucoup ont été blessées il y a plusieurs jours, ce qui veut dire que leurs blessures se sont infectées. Ley a dit que les vêtements de certaines d’entre elles n’avaient pas été changées depuis 10 jours, et que leurs blessures étaient alors remplies de vers. Dans d’autres cas, les chirurgiens ont été obligés d’amputer des membres qui auraient pu autrement être sauvés.

Un autre problème, c’est le manque d’anesthésiques et d’analgésiques.

« Nous faisons les opérations avec un minimum d’anesthésie. Si nous sommes à court, nous ne pouvons pas opérer, mais il n’y a pas de ligne claire. Il y a quantité de personnes qui pleurent, qui crient de douleur, mais nous n’avons pas assez d’analgésiques. Nous les gardons pour les gosses ou pour les cas très graves.[Ainsi] normalement, nous changerions les vêtements des patients brûlés à 40 % en les mettant sous sédation et en agissant plus vite avec l’aide de plus d’assistants … [Maintenant] il faut le faire avec énormément de douleur. »

Sur le terrain du complexe de l’hôpital, des milliers de familles désespérées s’entassent dans des abris de bois ou de carton. Les frappes aériennes israéliennes n’ont pas ciblé l’hôpital et ont respecté la zone qui l’entoure – même si des éclats d’obus ont frappé le bâtiment, et si le souffle du bombardement a brisé des vitres.

Les responsables militaires israéliens disent qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour éviter de faire des victimes civiles et respecter le droit international. Ils disent que le Hamas utilise les 2.3 millions d’habitants de Gaza comme boucliers humains et qu’ils ont trouvé la preuve d’installations militaires dans ou sous les hôpitaux, les écoles et les maisons.

Jeudi, le premier ministre d’Israël, Benjamin Netanyahou, a dit : « La totalité des lois de la guerre, du droit humanitaire, envers lesquels nous sommes totalement engagés, font une distinction simple … Elles disent que, sur une ligne, il y a des combattants, et sur l‘autre ligne il y a des non-combattants. Vous pouvez viser les combattants … mais pas viser délibérément les non-combattants. Ils peuvent être blessés, involontairement. C’est le sort de toute guerre légitime. »

« [Le Hamas] s’est délibérément implanté dans les hôpitaux, les écoles, les zones résidentielles, les locaux de l’ONU. C’est de là qu’ils tirent leurs roquettes. Des milliers de roquettes. Ils visent délibérément des civils et ils se cachent délibérément derrière des civils, s’en servant comme de boucliers humains. C’est un crime de guerre. »

Ailleurs à Khan Younis, des dizaines de milliers de personnes se sont entassées dans les abris gérés par l’ONU. Dans l’un d’entre eux, centre de formation professionnelle avant la guerre, plus de 35.000 personnes partagent 48 toilettes et quatre douches, ont dit les administrateurs au Guardian cette semaine.

« Les conditions sont effroyables. Tous les enfants tombent malades avec des toux ou des problèmes gastriques. Il y a des bagarres autour des places pour dormir et de la nourriture », a dit un administrateur, qui n’était pas habilité à parler aux médias.

Depuis les attaques du Hamas du 7 octobre, Israël a imposé un blocus presque total sur Gaza. Les fournitures alimentaires de l’ONU ont été réduites à environ un kg. de farine et une seule boîte de thon ou de haricots par jour, a dit un administrateur, laissant les familles survivre avec du « pain serviette » fait de farine et d’eau et cuit sur des plaques de tôle de récupération sur des feux ouverts.

« Il n’y a pas de nourriture dans les boutiques et pas de carburant. Même le bois est rare et cher, et alors les gens abattent les arbres dans les rues. Le sel est très rare. Personne n’en a et, si vous en avez un tout petit peu, vous pouvez l’échanger contre plein de nourriture », a dit l’administrateur.

Ley a dit que le plus dur pour les médecins, c’était de prendre des décisions de tri. « Nous faisons notre tri … [nous demandant] allons-nous prendre ce patient parce qu’il aura une bonne chance de survie plutôt que prendre des mesures désespérées sur un patient qui mourra dans deux ou trois jours ? Cela semble parfait sur le papier, mais quand vous devez prendre la décision, c’est différent. Il y a un enfant de 12 ans brûlé à 90 %, donc nous n’allons pas le soigner sauf pour le contrôle de sa douleur, qui n’est pas suffisant », a-t-il dit.

« Nous essayons de garder la tête froide et solide, mais pour le personnel local, il s’agit de leurs familles, de leurs amis, de leur population. Ils ne veulent jamais amputer. Ils disent : ‘Je ne peux plus le faire encore’ et alors je dis : ‘OK, je vais le faire, ne t’inquiète pas, et vous pouvez ressentir leur soulagement. »

Ley a dit qu’il avait été choqué par la grande passivité de nombreux patients, telle cette femme de 35 ans, dont le mari et les enfants avaient été tués quand la maison familiale a été détruite et qui est restée impassible quand on lui a dit qu’on devrait l’amputer de ses deux jambes. « Tant d’entre eux n’en ont plus rien à faire », a-t-il dit.

Mais au milieu de la dévastation, il y a des moments de mince espoir. Récemment, Ley a soigné un homme de 32 ans avec des blessures d’éclats d’obus au ventre, à la jambe gauche et un « trou de la largeur d’un poing » à son avant-bras droit. La jeune sœur du patient a remercié Ley, disant qu’elle était fière de son frère et heureuse qu’il soit vivant. Elle voulait être chirurgienne quand elle serait plus âgée, a-t-elle dit.

« Et c’était très poignant », a dit Ley.