Le peuple palestinien a beau aller de tragédie en tragédie depuis la Nakba, la « catastrophe » de 1948, jamais de telles souffrances ne lui ont été infligées en si peu de temps.
La guerre déclenchée par les carnages terroristes du Hamas, le 7 octobre, n’est que suspendue pour encore deux jours. L’armée israélienne a beau n’avoir remporté aucun succès décisif en un mois et demi de bombardements acharnés, elle se prépare à détruire le sud de la bande de Gaza avec le même aveuglement méthodique qui a déjà ravagé le nord de cette enclave.
Il est cependant essentiel, sans attendre cette nouvelle escalade, de souligner une réalité aussi accablante que lourde de conséquences pour l’avenir : en un siècle d’histoire pourtant jalonné de tragédies, jamais le peuple palestinien n’a enduré de telles souffrances et jamais les enfants de Palestine n’ont payé un tel tribut à un conflit dans lequel ils sont, faut-il le rappeler, par définition innocents.
La répression du soulèvement arabe de 1936-1939 contre le mandat britannique sur la Palestine a fait plus de 5 000 morts, avant que la Nakba, la « catastrophe » de l’exode palestinien de 1948, n’inflige des pertes bien supérieures, avec environ 13 000 morts, majoritairement civils, soit 1 % de la population arabe d’une Palestine désormais disparue.
Jamais autant de morts
L’ampleur de cette hécatombe a, durant les soixante-quinze années écoulées, paru indépassable, en dépit des tragédies qui ont marqué depuis lors l’histoire palestinienne. Le bilan des plus sanglantes d’entre elles s’est élevé à un millier de morts lors de la première occupation israélienne de Gaza, en 1956-1957 ; à quelques milliers de morts en 1970 lors du « Septembre noir » en Jordanie ; à quelques milliers de morts lors des massacres de 1976 au Liban dans le bidonville de la Quarantaine et le camp de Tal Al-Zaatar ; de 800 à 3 000 morts lors du massacre de 1982 dans les camps de Sabra et de Chatila ; à 1 200 morts lors de la répression israélienne de la première Intifada, de 1987 à 1993 ; à 3 000 morts lors de la répression israélienne de la seconde Intifada, de 2000 à 2005 ; à plus de 4 000 morts au bout des différentes offensives israéliennes contre Gaza, de 2008 à 2022.
Le bilan de la guerre en cours est d’ores et déjà de 14 854 morts à Gaza au 22 novembre. Ces chiffres du ministère de la santé du Hamas sont jugés fiables par l’Organisation des Nations unies (ONU), qui a pu vérifier la crédibilité de telles sources lors des nombreux conflits précédents. Un mois et demi d’hostilités a donc fait plus de morts que l’interminable année de la Nakba. Surtout, le nombre de 6 150 enfants tués, soit plus de 40 % des victimes, est sans aucun précédent, même par les terribles standards de la tragédie palestinienne. Mille deux cents enfants sont en outre portés disparus, selon l’Unicef, le Fonds des Nations unies pour l’enfance, qui craint que les dépouilles de beaucoup d’entre eux soient ensevelies sous les décombres.
La plus grande ville de Palestine dévastée
L’oasis de Gaza a été, depuis l’Antiquité, un carrefour commercial entre l’Egypte et le Moyen-Orient, ainsi que le débouché méditerranéen des caravanes venues d’Arabie. Christianisée par saint Porphyre en 407, elle fut un site majeur de pèlerinage byzantin. Les différents régimes musulmans enrichirent de leurs monuments cette cité où était enterré Hachem, l’arrière-grand-père du prophète Mahomet.
Le port de Gaza était, il y a un siècle, un pôle majeur d’exportation d’agrumes et de céréales. Malgré le blocus et les guerres à répétition, la ville de Gaza, avec ses près de 800 000 habitants, était, en septembre 2023, quatre fois plus peuplée que Hébron, cinq fois plus que Naplouse et vingt fois plus que Ramallah, en Cisjordanie.
Aujourd’hui, 40 % à 50 % du bâti de la plus grande ville palestinienne sont détruits ou endommagés, ses réseaux de distribution d’eau et d’électricité sont inutilisables et un seul de ses hôpitaux est en état de fonctionner. Même la Nakba n’avait pas connu une telle dévastation : environ deux cents localités palestiniennes ont certes été détruites par Israël à partir de 1948, mais Nazareth est demeurée la principale ville arabe d’Israël, tandis que Haïfa, Acre, Lod et Jaffa voyaient cohabiter les populations arabes et juives.
Jamais autant de déplacés
Les trois quarts de la population de Gaza ont été contraints de fuir leur foyer, soit 1,7 million de déplacés, dont la moitié s’entassent dans les centres d’hébergement de l’ONU. Les risques d’épidémie, en l’absence d’eau potable, sont alarmants.
Une telle catastrophe humanitaire se déroule au vu et au su du monde entier, alors que la Nakba de 1948 avait été largement occultée par la priorité accordée internationalement à la dimension militaire du premier conflit israélo-arabe. Et, même alors, les déplacements de populations avaient concerné quelque 750 000 Palestiniens, dont 200 000 avaient trouvé refuge dans la bande de Gaza.
C’est depuis ce traumatisme fondateur que la population de Gaza est aux deux tiers constituée de réfugiés palestiniens, qui transmettent de génération en génération la mémoire de la dépossession. Autant dire que la majorité de ces civils, malgré les épreuves qu’ils traversent, refuseront d’être déracinés et de quitter cette terre pour laquelle ils ont déjà tant souffert.
C’est sans doute la seule leçon d’avenir qui puisse être tirée à ce stade d’un aussi effroyable bilan. En attendant plus de morts et plus de destructions. Jusqu’à quand ?