Nous ne sommes pas de ce lieu d’où nous sommes

Un catalogue palestinien de ruine et de résilience.

Les mots “camp de réfugiés” peuvent évoquer l’image d’une ville de tentes, sale et ouverte à tous les vents. Pourtant, pendant longtemps et pour de nombreux Palestiniens, les camps ont pris une forme différente. Ces lieux qui étaient initialement des villes de tentes sont devenus notre paysage commun en Palestine, au Liban, en Jordanie et en Syrie —un réseau dense et encombré, fait de bâtiments gris et de ruelles étroites.

Dans le camp de Shatila, dans le sud de Beyrouth, lieu du sinistre massacre de civils commis par Ariel Sharon en 1982, des fils électriques pendent n’importe comment en travers de passages, tandis que les héros de la résistance palestinienne nous regardent depuis les murs, leurs portraits inévitablement déchirés ou usés au fil des décennies, de l’étendue du temps. Dans le Liban du Nord, le camp de Baddawi se juxtapose à la beauté saisissante du massif du Mont Liban, aux pics enneigés en hiver et au printemps. À Gaza, la Méditerranée, dont les vagues se fracassent dans les tempêtes de l’hiver, modère la dureté de la vie de réfugié — quand la vie là-bas était encore possible.

Je suis né à Tal al Sultan, l’un des huit camps de réfugiés de la Bande. Il se trouve dans le coin le plus exigu de Gaza, le sud-ouest, à la limite de l’Égypte, au bord de la Méditerranée. La maison familiale donnait sur la route de Philadelphie, nom donné par les Israéliens à la zone tampon étroite qui longe la frontière entre Gaza et l’Égypte. Dans les années précédant le désengagement d’Ariel Sharon en 2005, l’armée israélienne patrouillait sur ce périmètre dans des jeeps d’un triste vert olive, dont les antennes pointaient grotesquement vers le haut, barrant notre horizon. En décembre dernier, Benjamin Netanyahou annonça son intention de l’occuper de nouveau.

Les réfugiés palestiniens, dont la plupart n’ont jamais vécu ailleurs, s’identifient à leur quartier—les rues, les noms, le passage des saisons. Simultanément, ils plongent en arrière, dans l’histoire, pour y trouver un sentiment d’enracinement, un lieu et une identité. Être un réfugié, fondamentalement, c’est être désinstallé. Nous ne sommes pas du lieu d’où nous sommes, c’est une réalité que je connais personnellement.

La famille de ma mère, Edwan, venait de Barbaraun village situé à dix-sept kilomètres au nord-est de Gaza Ville. Ce hameau a donné le jour à Yusuf al-Barbarawi, savant spécialiste du droit islamique qui vécut au quatorzième siècle. Sa première mosquée a été construite au seizième siècle à l’intention de plusieurs centaines de villageois. En 1883, une étude menée par le Palestine Exploration Fund, société britannique fondée en 1865 pour étudier la Palestine, décrivait “un village de bonne taille, entouré de jardins, comportant deux étangs et des oliviers du côté est. Le sable qui vient de la côte . . . est arrêté par les haies de cactus des jardins.”

Le cousin de mon grand-père maternel était Kamal Adwan, leader important de l’OLP. Il a été assassiné à Beyrouth en 1973 par Ehud Barak, qui, par la suite, est devenu Premier ministre israélien. Un demi-million de personnes ont suivi le cortège funèbre de Kamal, et plus tard un hôpital portant son nom a été construit à Gaza en son honneur. Le mois dernier, j’ai regardé une vidéo qui montrait un enfant de deux mois, Mahmoud Fattouh, haleter, rendre son dernier souffle, et mourir de faim. Le Dr. Hussam Abu Safiya, chef du service de pédiatrie de l’hôpital Kamal Adwan, dit qu’il a assisté à “de nombreuses” morts similaires.

Du côté de mon père, la famille Abu Moor fait partie de plusieurs familles qui composent ensemble la tribu bédouine Tarabin. Parmi d’autres branches importantes de cette famille, on peut citer Abu Sitta, Abu’athreh, Alsufi, Aldebari, Abuedwan, Abusnaymeh, Abutaylakh et Al’moor. Salman Abu Sitta, l’érudit qui a dressé la carte de la Nakba, en est un parent éloigné.

Il y a des années, en faisant de la plongée en Jordanie, à Aqaba, sur la mer Rouge, j’ai rencontré un homme qui ressemblait étonnamment à mon père dans sa jeunesse. C’était un parent éloigné, de la branche d’Aqaba de la tribu Tarabin. J’ai appris par lui que les terres tribales s’étendaient de la côte ouest de la mer Rouge à travers la Palestine/Israël et jusqu’à l’Arabie saoudite, sur la côte est. Traditionnellement, les fellahin, les paysans palestiniens qui habitaient dans les zones arables à l’intérieur du pays, aux vastes plaines et aux hautes collines, n’épousaient pas les Bédouins. On considérait ces groupes – et on les considère toujours – comme distincts. Mais dans cette cocotte-minute appelée Bande de Gaza, les délimitations se sont brouillées et le caractère distinct des groupes s’est atténué. Mes parents, nés l’un et l’autre à Gaza, se sont rencontrés et se sont mariés. Les circonstances de leur rencontre n’auraient absolument pas été plausibles dans une histoire alternative de la Palestine.

Les souvenirs nationaux sont fabriqués, ils s’enracinent pourtant souvent dans une expérience commune. Les histoires que nous nous racontons à propos de nous-mêmes forment la base de notre identité, qui s’unifie et s’amplifie pour devenir un sentiment national. Les Palestiniens ont de nombreuses histoires de cette sorte, mais celle qui est peut-être la plus politique, la plus stimulante d’une génération à l’autre, n’est pas du tout une histoire unique. La Nakba, ce sont de nombreuses histoires de personnes diverses—propriétaires terriens, paysans, Bédouins, chrétiens, musulmans—jetées ensemble dans une forge brûlante.  Le nettoyage ethnique de la Palestine par les forces armées juives en 1948 et 1949 constitue cet évènement fondateur ; c’est notre langue commune, la marque indélébile. La catastrophe d’aujourd’hui à Gaza—le déplacement massif, le génocide—trouve son origine dans la Nakba et dans ce qui est survenu auparavant. Nos histoires retracent les maillons qui forment une chaîne ininterrompue, le catalogue de ruine et de résilience de tout un peuple.

Enfant, je me demandais souvent comment une bande de colons et de réfugiés venus d’Europe était arrivée à déplacer ma famille, ainsi que des centaines de milliers d’autres Palestiniens. Je peinais à me représenter cet évènement et ne pouvais mesurer les ressources matérielles et l’organisation requises pour une telle tâche.

En réalité l’opération sioniste de colonisation de la Palestine s’est étendue sur cinquante ans et constitua un exercice de volonté politique et organisationnelle se déroulant d’un continent à un autre en faisant appel à de vastes ressources. J’ai appris comment le Fonds national juif avait acheminé des hommes, du matériel et des armes vers le Yishouv, la communauté des immigrés juifs venus en Palestine avant 1948. J’ai acquis des connaissances sur la culture raffinée des sionistes du début du vingtième siècle, sur leurs accès à Londres et à Berlin, et j’ai compris que les Palestiniens n’avaient pas la moindre chance de s’en sortir. En 1937, pendant que David Ben-Gourion, président de l’Agence juive, écrivait :

Nous devons expulser les Arabes et prendre leur place. . . et, si nous devons recourir à la force—non pas pour déposséder les Arabes du Néguev et de la Transjordanie, mais pour garantir notre propre droit de nous établir dans ces lieux—eh bien, nous avons la force à notre disposition.

Ce fait avait été manifeste pour les habitants palestiniens dès les années 1920 et par la suite. Il fut confirmé par les déclarations des dirigeants idéologiques, militaires et civils d’Israël. Les premières décennies du vingtième siècle ont vu les Palestiniens se révolter contre la croissance des installations et de la colonisation juives de leurs terres. Le soulèvement se développa d’abord de façon non violente, sous forme de grèves et d’un refus de payer des impôts aux autorités coloniales britanniques. Face à une répression brutale, la résistance devint finalement violente. Izz ad-Din al-Qassam, un nationaliste et combattant palestinien parmi les premiers, qui a donné son nom à la branche militaire du Hamas, fut tué par les Britanniques en 1935. La grande révolte arabe, soulèvement qui commença en 1936 et dura trois ans avant son échec final, s’inscrivait dans l’héritage d’al-Qassam et cherchait à forcer les Britanniques à reconnaître un État palestinien.

En 1947, tandis que de grands nombres d’immigrés juifs venus d’Europe— des réfugiés fuyant les ruines de la seconde guerre mondiale après la Shoah—arrivaient en Palestine, la violence explosa. Le gouvernement colonial britannique s’affaiblissait et chercha à se défaire de toute responsabilité à l’égard de la Palestine. Les Nations unies réagirent en proposant un plan de partage : 55 pour cent du territoire serait attribué au Yishouv et 45 pour cent aux Palestiniens, alors même que les Juifs composaient seulement 33 pour cent de la population et possédaient seulement 7 pour cent des terres. L’adoption du plan suscita l’incrédulité et la colère des Palestiniens et de leurs alliés arabes. S’ensuivirent des violences lors desquelles le Yishouv, bien préparé, ayant dressé méthodiquement des plans en vue d’une déclaration d’indépendance, déploya rapidement plus de 50 000 combattants et écrasa les 10 000 volontaires de diverses origines qui étaient prêts à se battre pour les Palestiniens.

Le 10 mars 1948, Ben-Gourion, à la tête des forces sionistes, approuva le Plan Dalet. Voici ses préconisations :

lancer des opérations contre les centres de population ennemis situés à l’intérieur ou à proximité de notre système défensif afin d’éviter qu’ils ne soient utilisés comme bases par une force armée active. Ces opérations peuvent être divisées en plusieurs catégories, comme suit :

Destruction des villages (par incendie, explosion, et pose de mines dans les décombres), en particulier dans les centres de population qui sont difficiles à contrôler de façon continue.

Lancement d’opérations de recherche et de contrôle conformément aux lignes directrices suivantes : encerclement du village et fouilles dans le village. En cas de résistance, la force armée doit être détruite et la population doit être expulsée au-delà des frontières de l’État.

Le déplacement des Palestiniens était donc officiellement au programme de l’État juif. Sur 1,9 million d’Arabes palestiniens vivant entre le fleuve Jourdain et la mer Méditerranée, 750 000 ont subi un déplacement permanent. Certains ont été repoussés jusqu’au Liban, où ils vivent toujours dans des camps— apatrides dont les droits à l’enseignement et au travail sont limités. D’autres sont allés en Syrie, en Jordanie, en Égypte et dans les pays du golfe Arabique par tous les moyens possibles. Mais quelque 156 000 Palestiniens sont parvenus à rester ; leurs descendants détiennent maintenant la citoyenneté israélienne et sont considérés comme une cinquième colonne à l’intérieur d’Israël. Nombre d’entre eux ne se considèrent pas comme israéliens, préférant être vus simplement comme des Palestiniens d’Israël.

Nada Matta, née en Israël au sein d’une famille palestinienne, est professeure de sociologie à l’université Drexel, à Philadelphie. Elle m’a raconté l’histoire de sa famille au début de cette année.

Les Matta viennent de Galilée, une région fertile du nord d’Israël et du sud du Liban. Comme d’autres villages palestiniens du nord, Mi’liya, leur village, a subi un nettoyage ethnique en 1948. Mais à la différence de la grande majorité des personnes forcées de quitter leurs demeures, la famille de Nada a eu l’autorisation de revenir après intercession du prêtre du village, et Mi’liya a rejoint le petit nombre de villages chrétiens qui, par la suite, allaient être au cœur de la vie palestinienne en Israël. Son père a fait partie de la première génération à être scolarisée en hébreu, et il s’est fait passer pour juif afin de bénéficier de meilleures possibilités.

Les Palestiniens qui ont la citoyenneté israélienne ont vécu sous la loi martiale jusqu’en 1966 et continuent à affronter des discriminations institutionnalisées entre autres dans le domaine du logement. Ce sont des citoyens de deuxième ordre, cependant ils bénéficient de privilèges dont les Palestiniens qui vivent dans des camps, ou sous régime d’occupation, sont privés. Nos expériences du sionisme sont du même type, mais pas au même degré ; des solidarités existent, mais elles sont parfois tendues. Il y a vingt-cinq ans, quand ma famille vivait à Ramallah, nous avions pour voisine une Palestinienne dotée de la citoyenneté israélienne. Elle avait quelque chose d’exotique, car elle lisait sans effort les étiquettes en hébreu sur les produits d’usage quotidien. Sa voiture était pourvue d’une plaque jaune—signe d’un privilège réservé aux Israéliens—ce qui lui permettait de franchir les checkpoints, de rouler sur les routes des colons, et même d’entrer en Israël. À la différence des Palestiniens d’Israël, la grande majorité des réfugiés étaient échoués dans un no-man’s land psychologique —un lieu peuplé de fantômes, lesté d’un lourd symbolisme.

Je connais Hilary Rantisi depuis plus de dix ans ; nous nous sommes rencontrés quand j’étais étudiant diplômé à Harvard, à la Kennedy School of Government, alors qu’elle était à la tête, dans le même lieu, de l’Initiative Moyen-Orient. Aujourd’hui, elle est directrice adjointe de l’Initiative Religion, Conflit et Paix à la faculté de théologie d’Harvard. Elle organise chaque année un voyage professeurs-étudiants en Palestine/Israël, mettant en lumière la violence et la brutalité de la vie sous apartheid.

Les Rantisi sont une famille chrétienne bien connue en Palestine ; le père d’Hilary a été élu maire adjoint de Ramallah in 1976. Les racines de la famille remontent au cinquième siècle à Lydd, au sud-est de Tel Aviv. Pendant des millénaires la ville a été une plaque tournante des routes commerciales reliant le Hedjaz, ou péninsule arabique, avec le Levant. Au début du vingtième siècle la famille d’Hilary fabriquait du savon à l’huile d’olive, artisanat encore pratiqué aujourd’hui en Palestine et au Liban ; le visiteur moderne de Tyr peut observer presque tous les jours les fabricants exerçant ce métier antique.

Les grands-parents d’Hilary se sont mariés en 1931 ; en 1948, ils avaient eu sept enfants, dont l’un est mort dans sa petite enfance. Son père avait quelques souvenirs de la maison où la famille vivait avant 1948, qu’il a racontés plus tard à ses enfants, à Ramallah. La grand-mère d’Hilary, Faiqa Shehadeh, était une matriarche qui pouvait lire en arabe, en anglais et en allemand à une époque où la plupart des gens étaient illettrés, y compris son mari. Elle naquit en 1912 dans la petite communauté chrétienne de Gaza, et la pandémie emporta ses parents il y a cent ans. On l’envoya dans un orphelinat de Jérusalem dirigé par des Allemands luthériens et accueillant des enfants de diverses religions, entre autres des juifs.

Lydd a fait l’objet d’un nettoyage ethnique en juillet 1948 ; le père d’Hilary avait douze ans. Le 12 juillet, des combattants israéliens—l’État avait été déclaré en mai—frappèrent à la porte de la demeure familiale. La grand-mère d’Hilary alla ouvrir en ayant dans les bras son dernier enfant, un bébé de six mois. Les soldats, immigrés venus récemment d’Europe, ordonnèrent aux membres de la famille de quitter la maison et leur interdirent d’emporter quoi que ce soit puis, à la suite d’une conversation en allemand, la famille s’entendit dire qu’elle pourrait revenir à la fin de la journée.

Les Rantisi cherchèrent d’abord à se réfugier dans l’église. Ils furent arrêtés dans leur marche par des paramilitaires israéliens qui leur ordonnèrent d’aller dans les collines. Ils comprirent à ce moment-là qu’ils étaient en train de se faire chasser de chez eux. Perdant tout espoir, ils partirent à pied, pour un trajet qu’ils ont appelé la « marche de la mort ».  Ils marchèrent pendant trois jours et atteignirent enfin Ni’lin. Là, ils trouvèrent des camions de la Croix-Rouge, qui les conduisirent à Ramallah. Comme le raconte Hilary, “pendant ces trois jours, c’était le Ramadan, et il faisait très chaud. Il y a eu des bagarres, un couvre-feu, et des gens sont morts en chemin d’un coup de chaleur. Mon père a des souvenirs de violences et de morts—un enfant est tombé sous un tracteur et il est mort.”

Fréquemment, les troupes israéliennes commettaient des pillagesde façon comparable aux évènements actuels. Le père d’Hilary a été témoin de ce qui se passait partout. Il évoquait ses souvenirs : “à un checkpoint, un jeune marié de la famille Hanhan a refusé de céder de l’or qu’il avait donné à sa femme. On lui a tiré dessus devant tout le monde et on l’a tué.”

Les membres de la famille ont été hébergés à Ramallah, à l’école Quaker de la Société des amis, ce qui fait écho, à distance, aux scènes qui se déroulent aujourd’hui à Gaza. L’espace était limité et on leur a accordé un coin de la salle de classe qu’ils devaient partager avec quatre autres familles. En septembre la Croix-Rouge a fourni une tente à cette famille de douze personnes, et cet hiver-là, il a neigé à Ramallah, et la tente s’est effondrée sous le poids de la neige.

Les familles de mes parents ont connu des sorts similaires. Le village de ma mère, Barbara, lequel avait survécu aux Byzantins, aux croisés, aux mamelouks et aux Britanniques, a été détruit par les forces armées sionistes à partir du 5 novembre 1948. Selon l’historien israélien Benny Morris :

Dans le sud… les opérations de l’armée combinèrent des aspects de déblayage des frontières et de “nettoyage” interne, et cela n’est apparu nulle part plus clairement que dans la zone qui s’étend, en gros, entre Majdal et la limite nord de la Bande de Gaza… Les consignes données aux bataillons et à la section du génie étaient de chasser vers Gaza les “réfugiés arabes” de “Mamama, al Jura, Khirbet Khisas [mal transcrit ‘Khirbet Khazaz’], Ni’ilya, al Jiyya, Barbara, Beit Jirja, Hirbiya et Deir Suneid” et “d’empêcher leur retour en détruisant les villages”. Les chemins conduisant aux villages devaient être minés.

En visitant le site en 1984, l’historien Walid Khalidi, cofondateur de l’Institut d’études palestiniennes à Beyrouth et Washington, D.C., écrivait :

Les murs délabrés et les décombres de maisons sont tout ce qui reste des bâtiments du village. Les décombres sont envahis par des broussailles et des ronces. De vieux arbres, eucalyptus et sycomores, ainsi que des cactus poussent également sur le site. Certaines des rues anciennes sont clairement identifiables. Une partie du site sert de décharge ou de dépotoir pour épaves automobiles. Des agriculteurs israéliens cultivent des céréales sur les terres environnantes.

Au même moment, à peu de distance, les membres de la famille de mon père fuyaient leurs maisons de Be’er Al Sabaa, village bédouin du Naqab, ce désert qui rejoint la mer Rouge. Aujourd’hui Be’er Al Sabaa est la ville israélienne de Beersheva. Et les Israéliens qui vivent là emploient le mot Negev pour désigner le Naqab.

En 1948, la famille de mon père était composée de paysans. Leurs terres s’étendaient jusqu’à la région qui constitue aujourd’hui la Bande de Gaza. Quand mon grand-père a appris le massacre de Deir Yassin, il a prévu une attaque des milices israéliennes—et il a conduit les membres de sa famille, leur unique chameau et leur bétail jusqu’à la partie la plus lointaine de son domaine, à environ cinq kilomètres de là. Il avait l’intention de regagner d’ici une semaine ou deux la maison modeste où il vivait avec ma grand-mère. Les semaines sont devenues des mois, des années, puis, désormais, des décennies. Mon grand-père est mort jeune dans le camp de réfugiés de Gaza, en 1951, peut-être d’une pneumonie ; mon père est né la même année, et ma grand-mère est restée seule à prendre soin de deux petits garçons sous une tente, dans la misère, au milieu d’autres réfugiés.

Mon père m’a décrit ces années initiales. Il évoquait l’époque, au début des années 1950, où l’UNRWA a commencé à édifier des constructions plus permanentes destinées aux réfugiés à Gaza. Quand il avait cinq ans, la famille a quitté la tente dans laquelle il était né pour s’installer dans une pièce de sept mètres carrés et demi dans la ville de Rafah, dans le sud-est de Gaza. Il évoque un massacre commis lors de la première occupation de Gaza par Israël, en 1956, et retracé par Joe Sacco dans son livre de 2009 Gaza 1956. En marge de l’Histoire. Les troupes israéliennes auraient alors exécuté des centaines d’hommes dans un déchaînement méthodique destiné à tuer les fedayin, ceux qui menaient alors la résistance armée à Israël. Moshe Dayan, alors à la tête de l’armée israélienne, a écrit ceci : “si El Arish [en Égypte] et Rafah tombent entre nos mains, la Bande de Gaza sera isolée et ne pourra, seule, tenir le coup.”

Mon père, Atia, qui a maintenant soixante-treize ans, se remémore cette horreur avec les yeux d’un enfant de cinq ans :

Ils sont venus à Rafah et se sont emparés des bureaux du “gouverneur égyptien” qui était le chef de l’administration à Rafah.  Nous vivions dans une pièce, dans le camp de réfugiés près de la voie ferrée, et nous dépendions totalement de ce que nous recevions de la part de l’UNRWA, comme la plupart des autres gens. Je me rappelle qu’ils ont ordonné à tous les hommes de venir à l’école et qu’ils ont tué beaucoup d’entre eux. Beaucoup de gens essayaient de se rendre à l’endroit où le massacre avait eu lieu. Subitement, il y a eu de nouveaux coups de feu et je me rappelle que maman nous a emmenés, moi et mon frère, chez notre voisin, où plus de dix familles s’étaient rassemblées, avec des enfants terrifiés. Nous n’avions rien à manger et mon oncle a appris qu’on distribuait de la nourriture au centre d’aide alimentaire géré à l’époque par l’UNRWA. Il y est allé et nous avons passé la journée à attendre qu’il rapporte de la nourriture. Dans la soirée, il est revenu sans rien.

Quand je demande à mon père de raconter ce qu’il a vécu, il dit sur le ton de la plaisanterie que ses enfants ont eu la vie facile. Il relate, non sans humour, les années où il était un enfant au travail, un orphelin, avant que nous en venions à parler de la Palestine aujourd’hui. La réalité, c’est que beaucoup d’enfants de Gaza vivent comme mon père l’a fait : orphelins, affamés, déplacés, rêvant de rentrer à la maison, un lieu qui n’existe plus pour la plupart d’entre eux. Et je pense à tous ceux dont la vie a été supprimée de façon malveillante, aveuglément, dont le nombre s’élève aujourd’hui à plus de 13 000. Et je réfléchis à tous les enfants de cinq ans, comme mon père, qui évoqueront dans soixante-dix ans, lors de conversations avec leurs enfants, le traitement horriblement brutal qui leur a été infligé.

En 1956, Ben-Gourion expliquait à Nahum Goldmann la nécessité d’une politique anti-arabe durable :  

Pourquoi les Arabes feraient-ils la paix ? Si j’étais, moi, un leader arabe, jamais je ne signerais avec Israël. C’est normal : nous avons pris leur pays. Certes, Dieu nous l’a promis, mais en quoi cela peut-il les intéresser ? Notre Dieu n’est pas le leur. Nous sommes originaires d’Israël, c’est vrai, mais il y a de cela deux mille ans : en quoi cela les concerne-t-il ? Il y a eu l’antisémitisme, les nazis, Hitler, Auschwitz, mais était-ce leur faute ? Ils ne voient qu’une chose : nous sommes venus et nous avons volé leur pays. Pourquoi l’accepteraient-ils ?

Lors de cette même conversation nocturne, Ben-Gourion, encore Premier ministre d’Israël, exprima en confidence ses propres doutes sur l’avenir dans la durée de ce pays, enclave sioniste militarisée au sein du monde arabe — reconnaissance remarquable de l’impossibilité totale de faire le choix injuste du colonialisme et du militarisme comme mode de vie permanent.

Pendant ce temps, le nettoyage ethnique de la Palestine continue. En février j’ai appris que les derniers vestiges du domaine Abu Moor à Gaza, où mon père est né, ont été maintenant absorbés par une zone tampon d’un kilomètre—un no-man’s land, littéralement—qu’Israël a dessinée sur le territoire de la Bande. Les familles déplacées depuis le nord de Gaza, y compris la mienne, se demandent s’il leur sera permis d’y retourner. Celles et ceux que les Israéliens ont tués—mes cousins, leurs enfants et trente à quarante mille autres êtres humains—se décomposent dans le sol de Gaza ou sous les gravats. Sur les lieux où leurs cadavres se dégradent sans dignité, les Israéliens dansent.

L’Histoire suscite bien des révélations. Être palestinien, cela veut dire qu’on revendique une vaste zone dévastée. Et pourtant, nous ne sommes pas seuls. Israël continuera à subir les puissants contrecoups de son illégitimité morale et de son isolement ; le génocide de Gaza a forgé dans le sang cette garantie.

Ahmed Moor

Ahmed Moor est écrivain et co-éditeur de After Zionism: One State for Israel and Palestine (Après le sionisme : un État pour Israël et la Palestine). Ses articles ont été publiés dans Al JazeeraThe Nation, et la London Review of Books.