L’invitation de la philosophe Nancy Fraser à occuper cette année la chaire Albertus Magnus a été annulée à cause de sa prise de position sur la Palestine

L’annulation de l’invitation de Nancy Fraser a déjà suscité de nombreuses réactions. Nous publions ici une déclaration d’universitaires appelant l’université à revenir sur cette annulation.

La philosophe américaine Nancy Fraser, professeur de philosophie et de sciences politiques à New York, avait été invitée par l’université de Cologne à donner des conférences publiques et à animer un séminaire dans le cadre de la prestigieuse chaire Albertus Magnus, une distinction parmi les nombreuses autres reçues par Nancy Fraser qui a par exemple occupé la chaire Blaise Pascal en France à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales en 2008-2009. La première de ces conférences devait être intitulée : « Les trois visages du travail: détecter les liens cachés entre genre, race et classe ». L’invitation a été retirée début avril par Joybrato Mukherjee, recteur de l’université de Cologne (« avec beaucoup de regret », dit Andreas Speer, professeur de philosophie à Cologne et directeur du Thomas-Institut qui accueille la chaire).

La raison de cette désinvitation est que Nancy Fraser a signé en novembre 2023 la lettre « Philosophie pour la Palestine », appelant à un cessez-le-feu immédiat à Gaza. Sans jamais soutenir l’attaque du Hamas du 7 octobre, la lettre rappelait que cette attaque s’inscrivait dans le contexte d’une occupation de 56 ans, d’un blocus sur Gaza de 16 ans et d’un système d’apartheid. La lettre exhortait aussi à « s’exprimer ouvertement et sans peur, et à oeuvrer pour faire avancer la cause de la libération de la Palestine et de la justice pour tous et toutes. »

L’annulation de l’invitation de Nancy Fraser a déjà suscité de nombreuses réactions. Nous publions ici une déclaration d’universitaires appelant l’université à revenir sur cette annulation.

Prise de position sur la désinvitation de Nancy Fraser à la chaire Albertus Magnus de l’université de Cologne

5 avril 2024

Le recteur de l’université de Cologne a décidé de retirer l’invitation de Nancy Fraser à la chaire Albertus Magnus qu’elle devait cette année occuper à Cologne. Il fonde sa décision exclusivement sur le fait qu’en novembre 2023 la signature de Fraser est apparue parmi celles de plus de 400 collègues, en bas de la déclaration « Philosophy for Palestine ». Indépendamment de la manière dont l’analyse de la situation en Palestine après le 7 octobre présentée dans cette déclaration et les mesures proposées à l’encontre des institutions israéliennes doivent être évaluées en détail, la désinvitation de Nancy Fraser à Cologne est une tentative supplémentaire de restreindre la discussion publique et scientifique sur Israël et la Palestine en se référant à des lignes rouges prétendues claires et définies officiellement par le gouvernement, et d’exclure de la discussion dans ce pays les scientifiques qui défendent des positions prétendues problématiques, même lorsque, comme dans le cas de Nancy Fraser, ni leur propre travail ni les manifestations prévues ne portent principalement sur le conflit en Israël et en Palestine. Comment une telle procédure pourrait s’accorder avec la profession de foi du recteur en faveur de la « poursuite du dialogue sur les développements actuels et futurs en Israël et au Moyen-Orient », pour le bien de la liberté académique et les échanges internationaux, est inexplicable. Si l’université de Cologne prenait au sérieux cet engagement, elle devrait immédiatement retirer cette désinvitation. C’est ce que nous lui demandons instamment de faire.

Nous sommes, en tant que scientifiques, ainsi que les établissements de recherche dans lesquels nous travaillons, dans un échange professionnel étroit et fructueux avec Nancy Fraser depuis de nombreuses années. Ce ne sont pas seulement des collaborations de recherche scientifiques qui ont vu le jour. La réception en Allemagne du travail de Nancy Fraser a largement dépassé le monde universitaire au sens strict et a contribué ici, comme peu d’autres l’ont fait, à une internationalisation de la discussion en philosophie et en sciences sociales. De telles collaborations de recherche avec un un rayonnement international et public sont mises en danger par des mesures comme celle de l’université de Cologne.

La démarche de la direction de l’université de Cologne risque ainsi d’être perçue internationalement comme une attaque contre ce que devrait être une université : un lieu d’échanges intenses et ouverts aux controverses sur des questions pertinentes pour la société, et un espace d’échanges confiants au-delà des frontières disciplinaires et nationales. Jusqu’à présent, les universités allemandes ont été appréciées en tant que lieux d’échanges internationaux et lieux de recherche, aussi bien pour leurs connexions internationales que pour leur intérêt public — que l’université de Cologne persiste dans sa décision porterait un grave préjudice à cette réputation et, par conséquent, à la vie académique dans ce pays.

Signé par :

Prof. Dr. Rahel Jaeggi (Humboldt Universität zu Berlin, Direktorin des Centre for Social Critique)

Prof. Dr. Robin Celikates (Freie Universität Berlin, Ko-Direktor des Centre for Social Critique)

Prof. Dr. Christoph Menke (Goethe-Universität Frankfurt am Main, Forschungszentrum Normative Orders)

Prof. Dr. Stephan Lessenich (Goethe-Universität Frankfurt am Main)

Prof. Dr. Martin Saar (Goethe-Universität Frankfurt am Main)

Prof. Dr. Darrel Moellendorf (Goethe-Universität Frankfurt am Main, Forschungszentrum Normative Orders)

Prof. Dr. Axel Honneth (Columbia University, ehem. Direktor des Instituts für Sozialforschung, Frankfurt am Main)

Prof. Dr. Hartmut Rosa (Friedrich-Schiller-Universität Jena, Direktor des Max-Weber-Kollegs Erfurt)

Prof. Dr. Klaus Dörre (Friedrich-Schiller-Universität Jena, ehem. Direktor des DFG-Kollegs Postwachstumsgesellschaften)

Prof. Dr. Manuela Bojadžijev (Humboldt Universität zu Berlin)

Prof. Dr. Stefan Gosepath (Freie Universität Berlin)

Prof. Dr. Alex Demirović (Senior Fellow der Rosa-Luxemburg-Stiftung Berlin)

Dr. Eva von Redecker (Philosophin und freie Autorin)

Prof. Dr. Daniel Loick (Universiteit van Amsterdam)

Prof. Dr. Serhat Karakayalı (Leuphana Universität Lüneburg)

Prof. Dr. Ina Kerner (Universität Koblenz)

Prof. Dr. Hubertus Buchstein (Universität Greifswald)

Prof. Dr. Hauke Brunkhorst (Europa-Universität Flensburg)

Prof. Dr. em. Andrea Maihofer (Universität Basel, Zentrum für Geschlechterstudien)

PD Dr. Christian Schmidt (Humboldt Universität zu Berlin, Centre for Social Critique)

Prof. Dr. Oliver Nachtwey (Universität Basel)

Prof. Dr. Sabine Hark (Technische Universität Berlin)

Prof. Dr. Juliane Rebentisch (Hochschule für Gestaltung Offenbach)

Dr. Carolin Emcke (Philosophin und freie Journalistin)

Prof. Dr. em. Wilfired Hinsch (Universität zu Köln)

Prof. Dr. Rainer Mühlhoff (Universität Osnabrück)