Cet article a été écrit pour la Radical Statistics Newsletter, et est paru dans l’édition 111 (2014), pages 56-61. Il n’est pas encore en ligne mais le sera plus tard. On peut trouver des informations sur le groupe Radical Statistics ici.
Il a été traduit et reproduit avec la permission de l’auteur.
Cette contribution concerne les statistiques, mais pas seulement les statistiques.
Elle concerne aussi, et même principalement, la campagne en cours pour un boycott académique et culturel des institutions israéliennes, demandé par la très grande partie des organisations de la société civile palestinienne. Le boycott n’a pas été demandé par l’Autorité Palestinienne – qui a très peu de marge de manœuvre étant donné sa dépendance d’Israël pour toute décision de fonctionnement. Mais il faut ajouter que l’AP n’a pas eu d’élections depuis 2006 (et de toutes façons, beaucoup de ses élus sont dans les prisons israéliennes) et que Mahmoud Abbas n’a pas été élu président de l’État de Palestine depuis 2005. Il s’agit donc d’un univers alternatif. Dans ces conditions, la légitimité de la société civile pour appeler au boycott est parfaitement valable.
Cet appel au boycott est pertinent pour les statisticiens puisqu’il s’adresse à tous les universitaires et aussi par extension aux non universitaires du Royaume Uni qui pourraient par ailleurs avoir à faire avec les universités israéliennes. Il n’est pas spécialement pertinent, pertinent seulement sur une base fangeuse. S’il existe une bonne raison pour boycotter les universités israéliennes, alors cela concerne aussi les statisticiens.
Débat statistique
La plupart des gens savent qu’Israël a la 5ème (ou 4ème) plus grande armée du monde, malgré une population de seulement 6 millions d’habitants. C’est une armée qui n’hésite pas à agir – l’attaque de cet été sur Gaza, contre une population prise au piège et n’ayant nulle part où aller, est probablement encore marquée au fer rouge dans la plupart de nos mémoires. Cette inégalité dans la force militaire, et la volonté de s’en servir, n’est qu’une partie de la justification du boycott. Je reviendrai à la vue d’ensemble dans un moment. Mais d’abord, y a-t-il un angle statistique ?
Si l’on revient à septembre/octobre 2011, un certain nombre de messages émaillaient le débat sur la liste RadStats comparant Israël et la Palestine. Les chiffres étaient d’une qualité inégale, mais tendaient uniformément à montrer le premier sous un faible éclairage. Il y eut un débat sur la liste, dans lequel quelques participants se concentrèrent sur le manque de rigueur statistique. Ils avaient quelques atouts – par exemple, comment définir les réfugiés afin de les compter. Il y avait aussi quelques mauvais points : un message sembla même suggérer que les 1.500 grosses pièces d’artillerie d’Israël pouvaient être mises en concurrence avec les roquettes imprécises du Hamas.
Mais en règle générale, les chiffres étaient assez justes, du moins pour les plus significatifs, pour permettre des comparaisons. Par exemple les tanks : Israël 3.800, Palestine 0. La comparaison des morts et des blessés des deux côtés pendant maintenant les 63 années écoulées depuis la fondation d’Israël était, elle aussi, tellement asymétrique que discuter le deuxième chiffre significatif semblait, eh bien, académique. De 2000 au début de juillet dernier, le nombre de morts palestiniennes dues aux Forces de Défense Israéliennes était 6.766. le nombre d’Israéliens tués par les Palestiniens durant la même période était 1.091.
Ces chiffres avaient été collectés par la très honorable ONG israélienne Btselem. Bien sûr depuis lors, les chiffres ont gonflé et la disproportion a été amplifiée par l’Opération Bordure Protectrice. Btselem est encore en train de valider ses chiffres, mais la BBC les a estimés à plus de 2.100 Palestiniens et 73 Israéliens.
Les politiques israéliennes, un système intégré
Une chose nous frappe dans ces chiffres, c’est que la majorité, des milliers, des morts palestiniennes ne surviennent pas au cours des attaques. Il s’agit d’une usure régulière, presque quotidienne. Cela fait partie du système.
Au cas où on me comprendrait mal, il ne s’agit clairement pas d’une politique génocidaire délibérée destinée à éliminer les Palestiniens un par un. Tout d’abord, cela ne concurrence même pas le taux de natalité. Le ‘système’ est plus général, et a pour but le maintien sous contrôle israélien d’autant de terre d’Israël/Palestine que possible avec aussi peu de Palestiniens que possible. Comme les Palestiniens restent attachés à l’idée démodée que la terre est réellement la leur, le projet israélien ne peut réussir qu’en déniant aux Palestiniens leurs droits et leur voix, aussi bien que leur terre et parfois leur vie. Peut-être y a-t-il l’idée chez les dirigeants israéliens que, si les conditions faites aux Palestiniens sont suffisamment mauvaises (par exemple le blocus de Gaza), ils voudront aller ailleurs.
Les apologistes israéliens adoptent toute une série d’arguments destinés à détourner l’attention de cette désagréable vérité. L’un consiste à dire qu’il n’y a jamais rien eu de tel qu’un peuple palestinien, donc comment peuvent-ils avoir des droits sur cette terre, surtout comparé aux 2.000 ans de droits des Juifs, même si la plupart sont absents depuis 1.900 ans. Et au cas où il y aurait un doute, l’État israélien met en place ce que le sociologue israélien Baruch Kimmerling appelle un ‘politicide’ (Baruch Kimmerling, Politicide : Le Véritable Héritage d’Ariel Sharon, Verso, 2006) – «tentative progressive mais systématique pour provoquer leur annihilation en tant qu’entité sociale et politique indépendante ».
Politicide. Les droits de propriété établis sont effacés par un tour de passe passe juridique. Les noms de lieux arabes sont éliminés de la carte, les villages palestiniens détruits sont recouverts par la plantation de forêts, les manifestations de la culture palestiniennes sont empêchées… (Pendant un bon bout de temps, des artistes palestiniens ont été arrêtés parce qu’ils utilisaient les couleurs du drapeau palestinien dans leurs œuvres. « Vous ne pouviez pas peindre un coquelicot », a écrit l’artiste Vera Tamari, « Vous pouviez être emprisonné pour avoir peint une pastèque. » En 2012, un concert du Ramallah Orchestra à Jérusalem Est, organisé avec l’aide du Consulat de France, s’est trouvé réduit à un quartet à cordes lorsque Israël a refusé l’accès à Jérusalem à la plupart des membres de l’orchestre.
Et bien sûr, il y a les colonies. Toutes illégales au regard des gouvernements du monde entier, même le nôtre et celui des Etats Unis.. Elles sont illégales parce que, pour une nation, contraindre par la force les mouvements d’une population à l’intérieur d’un territoire, c’est une violation criante des conventions de Genève. Israël a maintenant installé 600.000 colons à Jérusalem et en Cisjordanie, découpant en morceaux ce qui, autrement, pourrait être un Etat palestinien.
Il existe beaucoup d’autres aspects du système, dont les attaques sur Gaza sont les plus dramatiques, mais peut-être pas la manifestation la plus choquante. Je n’ai même pas abordé la discrimination systématique envers les Palestiniens qui ont échappé au nettoyage ethnique de 1948 et qui constituent 20 % de la population d’Israël. Le « Mur de Séparation » qui sépare les fermiers palestiniens d’un côté de leur terre de l’autre. Les routes barrées qui ferment (littéralement) l’accès des Palestiniens à un plus haut niveau d’éducation. Etc…
Impunité et boycott
Ce que disent quelques défenseurs d’Israël marche ainsi – D’accord, quelques éléments de ce qu’a fait Israël sont dérangeants. Mais beaucoup d’autres pays ont fait pire. La Chine a supprimé la liberté de religion, les Etats Unis sont les premiers responsables de toute une série d’actions agressives (mentionnons simplement l’Irak), le régime d’Ouzbékistan se maintient grâce à l’utilisation d’une torture barbare. Alors pourquoi pointer Israël ? La présomption non dite, mais en fait très souvent exprimée, que l’appel à boycotter Israël, c’est de l’antisémitisme, simple et pas très pur.
La première réponse à cet argument est que, s’il y a en effet beaucoup d’autres pays à travers le monde qui portent atteinte de manière insigne aux droits de l’Homme, ils ne sont généralement (à moins d’être très grands et très puissants) pas salués ni fêtés par nos propres gouvernements. En réalité, beaucoup d’entre eux font face à des ‘punitions’ infligées par certains pays ou par toute la communauté internationale pour leurs violations des droits de l’Homme. Actuellement, des sanctions gouvernementales contre l’Iran ont presque paralysé son économie. La Syrie a vu ses avoirs à l’étranger gelés. Le Zimbabwe subit un embargo sur les prêts internationaux et les importations d’armes. Quatre autres pays africains sont interdits d’importation d’armes. Israël au contraire reçoit annuellement des USA 3 milliards de dollars d’aide en armement, plus une garantie d’impunité. Israël a en fait été réapprovisionnée en armes par les USA au milieu de l’opération Bordure Protectrice. Subir un boycott citoyen, est-ce être sélectionné ? Les supporters d’Israël préféreraient-ils voir Israël traité de telle ou telle de ces autres façons ?
La seconde réponse est que, dans ce cas et de façon presque unique, nous avons un appel au boycott de la part des victimes de l’oppression, les Palestiniens. Ils ne demandent pas la libération d’espaces aériens, la fourniture d’armes, une intervention armée de l’Occident. Ils demandent le boycott, incluant spécifiquement le boycott académique et culturel.
Mais pourquoi le boycott universitaire?
Une fois de plus, il y a plus d’une réponse à cette question. Globalement, l’appel au boycott universitaire fait partie d’un appel plus large au BDS, l’acronyme de Boycott, Désinvestissement, Sanctions. Cet appel concerne aussi les biens de consommation, les produits pharmaceutiques, les investissements de fonds de pension, les activités culturelles, le statut d’organisme de bienfaisance accordé au FNJ (Fonds National Juif) pour ses collectes de fonds pour Israël, et ainsi de suite. Il s’agit d’une stratégie non violente destinée simultanément à affaiblir la position d’Israël et à renforcer la prise de conscience sur sa politique et ses actions. De ce point de vue, le boycott universitaire ne nécessite pas de justification particulière.
Il y a des gens, peut-être principalement des universitaires, pour lesquels l’activité intellectuelle est de toute évidence dans une catégorie complètement différente de toutes les autres opérations relevant du boycott. La libre circulation des idées devrait être privilégiée comme la forme la plus haute de l’effort humain dont dépendent le progrès et la liberté.
Cette idéalisation de ce à quoi parviennent effectivement les universitaires frappe par son évidence. Si encore il n’en était qu’ainsi. Mais en tous cas, c’est une défense qui manque de flèches. Le boycott est d’ordre institutionnel. Il n’est demandé à aucun de nous de ne pas parler, ne pas discuter, ne pas collaborer avec des universitaires israéliens en tant qu’individus. Le fait qu’ils soient basés dans une institution israélienne ne les rend pas passibles du boycott. En tant qu’individus ils ne seraient visés que s’ils occupaient des fonctions dirigeantes à l’échelle de tout le campus dans leur institution, ou s’ils en étaient les représentants officiels à une réunion ou une conférence.
Pour respecter le boycott institutionnel, voici quelques une des choses que je ne ferai pas :
- Traiter des demandes d’emploi ou des propositions de promotion pour une université israélienne
- Assister à des conférences en Israël ; et je ferai campagne contre la tenue de conférences de ma discipline en Israël
- Juger d’articles proposés pour des revues basées en Israël
- Participer à des évaluations de la qualité de travaux de quelque unité d’universités israéliennes que ce soit
- Prendre part à des groupements dont une université israélienne est partenaire
- M’engager dans une recherche cofinancée lorsque le projet est basé administrativement dans une université israélienne.
Il y en a certes davantage.
De même, pour ceux qui pensent que les universités israéliennes jouent de malchance et sont des victimes innocentes souffrant de dommages collatéraux au nom d’un système dans lequel elles n’ont pas de responsabilité – remettez vous à penser.
Quel rôle jouent les universités d’Israël ?
Les universités d’Israël sont riches et efficaces, c’est le joyau de la couronne. On aimerait bien pouvoir penser qu’elles sont, dans ces ténèbres, des centres de lumière.
Regardez, par comparaison, l’expérience palestinienne d’enseignement supérieur. Il est difficile, pour des Palestiniens citoyens d’Israël, d’accéder à l’enseignement supérieur, du fait de leur désavantage au plan économique et à cause du traitement spécial de la part des universités israéliennes accordé aux étudiants qui ont effectué leur service militaire – dont les « Arabes israéliens » sont généralement exclus – et autres obstacles institutionnels. Mais il est encore plus difficile aux Palestiniens des territoires occupés d’y avoir accès. Les autorités israéliennes :
- ferment régulièrement collèges et universités, parfois pour plusieurs semaines d’affilée,
- mettent des blocs de pierre pour bloquer les accès routiers,
- privent les enseignants et les étudiants de la possibilité de voyager à l’étranger,
- refusent à des universitaires étrangers le droit d’enseigner temporairement ou d’y avoir des postes,
- empêchent tout échange entre les universités de Cisjordanie et de Gaza,
- vident indirectement de substance le système palestinien de financement de l’éducation en sapant l’économie locale et en retenant le revenu des taxes qu’ils perçoivent pour les territoires occupés.
Alors, comment les universités israéliennes ont elles agi contre cette véritable attaque de l’enseignement supérieur ?
J’ai laissé une ligne vide. Aucune association du personnel, aucun conseil d’université, aucun comité de présidents d’universités n’a jamais fait la moindre déclaration publique pour dire « ceci est une véritable violation de la liberté académique ; il faudrait que ça cesse ».
Regardons un autre aspect du bilan des universités. L’Université Hébraïque a été construite sur 800 acres (323,7 ha) de terres dont des propriétaires palestiniens ont été expropriés. L’Université de Tel Aviv est bâtie sur le site du village palestinien détruit de Cheikh Mouwanis. Cette même université a mis avec fierté en tête de son rapport annuel 2008-2009 l’annonce qu’elle avait 50 projets de recherche en cours pour l’armée israélienne.
Oui, tandis qu’en juillet 2014 le carnage et la destruction battaient leur plein à Gaza, cette même université a envoyé une lettre à son personnel disant « l’université de Tel Aviv soutient et renforce les forces de sécurité ». Etaient en même temps menacés de sanction disciplinaire tous les membres du personnel et les étudiants qui exprimeraient des critiques dans les media.
Le fait de se concentrer sur une seule université peut paraître déloyal. Mais la description pourrait être reproduite à quelques détails près pour le Technion, l’Université Hébraïque, l’Université de Haifa… Par exemple, en Israël pratiquement toutes les universités ont des cours spéciaux conçus pour le Shin Beth, le service de sécurité intérieure d’Israël ou pour d’autres branches des services de sécurité. Et il est d’usage d’offrir des avantages tels qu’une inscription prioritaire ou un cursus accéléré à des vétérans de l’armée.
Tout cela renforce ce qui aurait sans doute dû être évident : à savoir que dans le contexte d’une occupation militaire qui dure depuis 47 ans, les 2 éléments (Israël d’avant 1967 et les territoires qui ont été saisis à ce moment-là) sont devenus une seule unité pour l’essentiel. Ce n’est pas seulement qu’Israël a imprégné les territoires palestiniens occupés. L’occupation a aussi pénétré tout Israël.
Organiser le boycott
Pendant des années, le boycott universitaire a fait l’objet de débats animés dans notre union, l’UCU. Mais les points de vue ont convergé de façon croissante sur le fait que la question n’est plus à l’ordre du jour des assemblées générales annuelles. La politique de l’Union consiste à demander à ses membres de faire très attention à leurs liens académiques avec Israël. L’UCU ne peut pas ordonner à ses membres de boycotter – et elle ne devrait pas le faire de toutes façons. Mais le sentiment en faveur du boycott est palpable.
De récents développements aux États Unis ont ouvert un nouveau champ de possibles. Pendant l’hiver 2013-2014, toute une série d’associations universitaires ont voté des résolutions en soutien au boycott universitaire. Le plus important a été le vote de l’Association d’Études Américaines qui a 4000 membres environ. C’est passé par un processus complet, de plus d’un an, en discussion, formation d’un groupe de travail chargé de rédiger une motion, discussion de la motion à l’Assemblée annuelle dans laquelle la session consacrée à ce sujet a attiré plus de 700 membres. Cela s’est terminé par un vote par correspondance au terme duquel le soutien au boycott universitaire l’a emporté par plus de 2 à 1.
Y a-t-il place pour un tel processus au Royaume Uni ? Des groupes agissant de la sorte émergent ici dans une série de disciplines. Est-ce que les statistiques pourraient en être ? C’est une question qui pourrait peut-être faire l’objet de discussions plus approfondies par les Statistiques Radicales.
En conclusion
Le scientifique Stephen Hawking s’est retiré pendant l’été 2013 de la Conférence Présidentielle israélienne convoquée par le président Shimon Peres. Voici ce qu’il a dit lors de sa démission :
« J’ai accepté l’invitation à la conférence présidentielle dans l’intention que cela me permettrait non seulement d’exprimer mes opinions sur les perspectives d’un accord de paix, mais aussi parce que cela me permettrait de faire une communication sur la Cisjordanie. Or j’ai reçu un grand nombre de mails de la part d’universitaires palestiniens. Ils sont unanimes sur le fait que je devrais respecter le boycott. Ce que voyant, je dois me retirer de la conférence. Si j’avais assisté, j’aurais exprimé mon opinion selon laquelle la politique du gouvernement israélien actuel risque de conduire à un désastre ».