Les manifestants israéliens veulent-ils vraiment la démocratie ?

Le véritable test de cette vague de protestations viendra une fois la victoire assurée : les foules rentreront-elles chez elles ou pousseront-elles à un changement radical ?

Après 13 semaines de fougueuses manifestations publiques sans précédent, dimanche soir et lundi matin ont vu naître des développements historiques : non seulement une escalade continue dans les manifestations elles-mêmes, mais aussi l’annonce d’une grève générale par le puissant syndicat israélien ; de grèves supplémentaires par les universités du pays ; et la fermeture d’ambassades d’Israël à travers le monde. Ces scènes, assorties de l’annonce potentielle du Premier ministre Benjamin Netanyahou qu’il suspendrait son coup d’État judiciaire, ont donné aux manifestations de lundi – surtout celles devant la Knesset à Jérusalem – une atmosphère différente : moins de peur et de rage, et davantage d’un rare sentiment de satisfaction. Et à juste titre.

Le fait que les manifestations puissent réussir à suspendre le coup d’État judiciaire, sinon à totalement l’empêcher, est un moment crucial pour la société civile israélienne. Savoir qu’un aussi large public se révolte légitimement contre une menace sur ses droits renforce largement l’idée même de démocratie.

D’autre part, il est difficile d’ignorer la sensation de déjà vu qui accompagne ces manifestations. Il y a moins de deux ans, tout un camp politique célébrait la chute du gouvernement Netanyahou après des semaines de manifestations qui avaient duré presque aussi longtemps que la vague actuelle de manifestations. Et puis par ailleurs, les manifestations étaient unies par le fait d’être contre quelque chose – le régime de Netanyahou – par opposition au fait d’être pour quelque chose. Et alors, comme maintenant, les manifestants ont pensé que le caractère même de l’État était en jeu.

Mais le point le plus crucial de tous, c’est la compréhension par les manifestants du mot « démocratie » – idée autour de laquelle ils se sont si intensément mobilisés. A la fois dans les dites manifestations Balfour et dans celles d’aujourd’hui contre le coup d’État judiciaire, la démocratie a été la revendication centrale ; seul un groupe limité, quoique tenace, de manifestants anti-occupation a cherché à mettre l’accent sur les connexions entre la violation des droits des Palestiniens dans les territoires occupés et la capacité d’Israël à maintenir un régime démocratique.

Pendant les manifestations Balfour, Oren Ziv de +972 a parlé avec une série de manifestants qui promettaient que le renversement du régime de Netanyahou ne serait qu’un début. Ensuite, disaient-ils, ils se mettraient à travailler sur d’autres maux de la société et apporteraient la justice dans des zones où elle manquait. Même après le départ de Netanyahou, ils ne s’arrêteraient pas, disaient-ils. Mais il se sont arrêtés.

Grâce aux efforts des manifestants anti-occupation dans les manifestations Balfour, un nombre significatif de personnes ont été confrontées pour la première fois aux injustices de l’occupation et ont commencé à s’intéresser à cette question ; certaines d’entre elles sont même devenues des militants engagés qui participent aux manifestations et continuent à ce jour d’accompagner les bergers palestiniens en Cisjordanie occupée. Mais dans l’ensemble, après l’éviction de Netanyahou, les foules qui étaient descendues dans les rues sont rentrées chez elles et ont accueilli, avec un profond sentiment de soulagement, le « gouvernement de changement » formé peu après.

Parce que, dès le début, ces manifestations s’étaient réunies autour de l’idée de se débarrasser de Netanyahou et n’avaient pas réussi à définir l’alternative qu’elles souhaitaient, le fait que cette coalition hybride ait rassemblé de vieux opposants à l’occupation, tels que Mossi Raz et Gaby Lasky, et des faucons d’extrême droite tels que Naftali Bennett et Avigdor Liberman, a été perçu comme une victoire. Ce même gouvernement, qui a supervisé un doublement du taux de démolition de maisons à Jérusalem Est occupée, et qui a été responsable de l’année la plus meurtrière en presque deux décennies pour les Palestiniens de Cisjordanie, s’est finalement sacrifié sur l’autel de la préservation du régime d’apartheid dans les territoires occupés.

Tout ceci n’a rien à voir avec la parade des centaines de milliers de manifestants qui sont descendus dans les rues ces quelques derniers mois, ni ne remet en question la signification du mouvement de protestation. Il s’agit de rappeler à ces manifestants que la réalité israélienne exige un changement fondamental qui va bien au-delà d’un simple empêchement d’un coup d’État judiciaire, aussi funeste soit-il. En réalité, ce gouvernement prévoit d’adopter des lois et des décisions politiques qui nuiront aux groupes les plus vulnérables : extension de l’autorité des tribunaux rabbiniques : coupes sévères dans les logements sociaux ; augmentation de la privatisation du système éducatif ; liquidation de l’Organisme de Radiodiffusion Publique et beaucoup d’autres choses. Nous ne pouvons regarder ailleurs alors que tout ceci va se réaliser.

Mais le changement dont nous avons besoin va au-delà des projets de ce gouvernement. Le mouvement de protestation a fait naître l’opportunité de parler des axiomes les plus fondamentaux sur lesquels a été créée la société israélienne et qui continuent de l’animer plus de soixante-dix ans plus tard. Même si Netanyahou annonce qu’il gèle temporairement le coup d’État judiciaire – et même s’il va jusqu’à l’annuler complètement – notre auto-examen n’aura fait que commencer, et les questions auxquelles nous aurons à répondre seront profondes.

Si nous n’arrivons pas à comprendre comment nous en sommes arrivés là, nous nous condamnons à nous retrouver à l’avenir exactement dans la même situation – semblable à celle qui a suivi les manifestations Balfour. Si nous ne nous demandons pas honnêtement où étaient les citoyens palestiniens pendant ces manifestations massives ou quel a été le rôle du langage nationaliste et militariste dans les manifestations – qui ont peut-être été un succès sur le plan tactique, mais ont encore approfondi le gouffre entre citoyens juifs et palestiniens – nous n’arriverons pas à élaborer une véritable démocratie qui doit inclure tous les citoyens.

Si nous continuons à ne nous concentrer que sur les aspects procéduraux de la démocratie, tels que la composition des comités de la Knesset, ou l’exigence de l’établissement d’une constitution tout en ignorant le contenu d’un document de ce genre – c’est-à-dire une véritable égalité, liberté et justice – nous nous retrouverons une fois encore avec une fine coquille creuse de démocratie. Si nous refusons de comprendre en ce moment même que la démocratie ne peut, par définition, coexister avec un régime d’occupation, d’apartheid et de suprématie, non seulement nous allons nous retrouver une fois encore à lutter contre une dictature, mais la prochaine fois, la dictature sera bien plus violente et décomplexée.