« Le Salon du Bourget, en accueillant des entreprises israéliennes d’armement, ferait la promotion d’activités criminelles »

Du 16 au 22 juin, l’édition 2025 compte parmi ses exposants des entreprises israéliennes d’armement, impliquées dans la dévastation de Gaza. Le magistrat Ghislain Poissonnier estime, dans une tribune au « Monde », que ce choix contrevient à l’éthique, mais aussi à la loi, en ce qu’il permet la poursuite de crimes internationalement reconnus.

Un salon mondial de l’aéronautique se tient tous les deux ans, en juin, au Bourget (Seine-Saint-Denis). Le Paris Air Show, connu dans le monde entier, accueille tous les acteurs, y compris militaires, du secteur de l’aéronautique et de l’espace. Les entreprises israéliennes d’armement y sont traditionnellement invitées. Elles y présentent leur matériel, font le point avec leurs clients sur les contrats en cours et nouent de nouvelles relations commerciales, gages de futures commandes. Israël a exporté, en 2024, près de 14 milliards de dollars d’armes dans le monde. L’édition 2025 du salon, qui doit se tenir du 16 au 22 juin, s’avère toutefois inédite, par les questions éthiques et juridiques qu’elle soulève.

La société organisatrice du Salon international de l’aéronautique et de l’espace (filiale du groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales) se propose, sans être désavouée par les autorités françaises, d’y accueillir huit entreprises israéliennes d’armement : Israel Aerospace Industries, Elbit Systems, Rafael Advanced Defense Systems, Aeronautics Group, Ashot Ashkelon Industries, BSEL Group, Odysight Al et UVision Air. Figure même, sur la liste officielle des exposants, le Sibat, la direction de la coopération internationale du ministère israélien de la défense.

Nombre de ces entreprises sont publiques (l’Etat hébreu en est le principal actionnaire) et vivent des commandes de l’armée israélienne, qu’elles conseillent et soutiennent pour l’utilisation et la maintenance des armes utilisées notamment depuis octobre 2023 dans toutes les zones frappées par Tsahal. Le ministre israélien de la défense, Israel Katz, s’est d’ailleurs publiquement félicité du fait que ces entreprises ont contribué de manière significative au « succès » des opérations militaires israéliennes.

Seront ainsi présentées au Bourget une grande partie des armes israéliennes utilisées dans la bande de Gaza: celles-là mêmes qui ont tué près de 55 000 personnes – dont au moins 15 000 enfants –, mutilé plus de 100 000 autres depuis le 7-Octobre, selon les chiffres de l’Unicef publiés en juin. Celles qui ont rendu la vie impossible sur cette terre palestinienne et qui servent à commettre, comme le constatent aujourd’hui la majorité des juristes spécialisés en droit international et des organes onusiens, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des actes de génocide.

On y retrouvera les drones d’observation qui survolent la bande de Gaza pour terroriser une population démunie et déplacée sans cesse au sein d’« un cimetière à ciel ouvert », selon l’expression de Josep Borrell, ancien chef de la diplomatie européenne. On y observera les drones tueurs qui sont censés viser les combattants du Hamas, mais qui déciment en réalité journalistes, enseignants, médecins et humanitaires. On y verra les missiles et les obus lancés sur les hôpitaux, les écoles, les universités et les mosquées ; les avions qui déversent leurs bombes sur des zones densément peuplées. On y présentera même les dernières innovations d’intelligence artificielle, qui proposent aux militaires israéliens toujours plus d’objectifs à frapper.

La France peut-elle accueillir ces entreprises, au cœur d’un système militaire glaçant utilisé depuis près de vingt mois pour exterminer une partie de la population de la bande de Gaza ? Peut-elle leur permettre de présenter leurs produits? Doit-elle laisser, sur son sol, des hommes d’affaires négocier des contrats sur des armes utilisées pour commettre ces atrocités ? Les salariés de l’aéronautique française et tous les passionnés d’aviation venus au Bourget pourront-ils passer sans avoir la nausée devant les stands israéliens où suinte le sang des familles palestiniennes ?

Au-delà de ces enjeux éthiques, se posent également des questions juridiques. La présence de ces sociétés semble contraire à plusieurs normes qui s’imposent dans un Etat de droit. Des normes internationales, d’abord. Dès le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) a indiqué qu’il existait un risque que soit commis un génocide dans la bande de Gaza. Or, la Convention de 1948 sur le génocide n’interdit pas seulement ce crime: elle impose aussi aux Etats d’agir pour l’empêcher.

La prévention du génocide impose donc aux Etats tiers, comme l’a indiqué la CIJ dans l’affaire du Nicaragua contre l’Allemagne le 30 avril 2024 [le pays a accusé l’Allemagne de « plausible complicité » dans les crimes de l’armée israélienne à Gaza], de cesser toute fourniture d’armes à Israël. Le même raisonnement s’applique aux crimes contre l’humanité, dont la Cour pénale internationale (CPI) a reconnu l’existence en délivrant, le 21 novembre 2024, des mandats d’arrêt à l’encontre de deux des principaux dirigeants israéliens, dont Benyamin Netanyahou.

Il appartient donc à des Etats comme la France d’agir pour prévenir la commission de ces crimes. Cela implique de faire pression sur les acteurs de la campagne en cours ou de les sanctionner et, au minimum, de les tenir à distance. Certainement pas de les inviter sur son territoire pour les laisser présenter les armes qu’ils utilisent.

La notion d’ordre public


La présence de ces sociétés est contraire à des normes européennes, ensuite. Le Salon du Bourget se tient en France et les entreprises présentes – françaises comme étrangères y sont tenues de respecter la Convention européenne des droits de l’homme. Or, le droit à la vie et l’interdiction de la torture et des traitements inhumains, au cœur de la convention, sont violés directement par les entreprises liées à ces crimes internationaux.

La Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs indiqué que les Etats doivent agir sur leur territoire pour prévenir et empêcher toute forme d’atteinte à ces droits, y compris lors d’un conflit armé. Une telle approche fait écho à l’obligation générale de vigilance face aux violations des droits humains reconnue dans le cadre de l’Union européenne et qui s’impose tant aux Etats membres qu’aux entreprises qui y exercent des activités.

Contraire aux normes françaises, enfin. La notion d’ordre public contient en droit français le droit au respect de la vie, la dignité et l’interdiction de toute activité civile et commerciale liée à des infractions pénales. Elle autorise le juge à annuler des contrats aux modalités et au but illicites. Cet ordre public garantit à chacun la quiétude de savoir que les autorités politiques, administratives et judiciaires s’emploient à empêcher la tenue d’activités illégales.

Or, les entreprises israéliennes d’armement viennent au Salon du Bourget pour promouvoir et vendre les armes de la campagne génocidaire en cours. Les accueillir, leur assurer une visibilité, faciliter leurs activités commerciales et les laisser négocier sur notre sol de nouveaux contrats de vente ou d’achat d’armes constitue une violation directe de cet ordre public.

Ces arguments juridiques ont été présentés par un collectif d’associations devant la justice, sans succès pour l’instant, le juge des référés de Bobigny estimant ne pas avoir la compétence pour prononcer une mesure d’interdiction des marchands d’armes israéliens. Laisser bafouer à ce point les normes éthiques et juridiques à quelques kilomètres de Paris ne pourra que contribuer à avilir nos âmes et nos esprits, affaiblir plus encore la portée du droit international et faire de la France un Etat qui ne parvient plus à porter les valeurs universelles qu’elle prétend défendre.

Ghislain Poissonnier est magistrat de l’ordre judiciaire et l’un des membres fondateurs de l’association Juristes pour le respect du droit international (Jurdi).